lundi 12 mai 2008

Portrait d'un peintre avec dames


Il y a peu, on parlait ici même de l'étonnement que nous procuraient certains livres. Des auteurs, indifférents aux modes littéraires et à leur effet glamour, portent en eux suffisamment de talent pour éviter les pièges d'une reconnaissance éphémère.

C'est le cas du dernier roman de Hans-Jürgen Greif, Le Jugement, sixième titre de l'écrivain. Nous remontons le temps jusqu'à la Renaissance, à Berne. Par un chaud matin d'été 1518, le peintre suisse Niklaus Emmanuel Alleman dit «Deutsch» «sortit de chez lui pour acheter des œufs. Il en avait besoin car il était temps de commencer la toile que lui avait commandée dans des circonstances humiliantes Bendicht Brunner, membre du Petit Conseil. L'homme désirait une illustration du Jugement de Pâris.» Cette entrée en matière, tel un préliminaire à la confection de l'un des chefs-d'œuvres de Niklaus Manuel, fils d'immigrant italien, situe l'enfant «taciturne qui se mêlait rarement aux jeux de guerre» de ses camarades ; puis le jeune homme toujours correctement vêtu qui déteste le sang et la saleté. Il se mariera à Katharina Frisching, malgré l'opposition du père, notable, conseiller et gouverneur d'un territoire appartenant à Berne. «Un des hommes les plus influents de la ville...» Katharina a une sœur, Sophia, qui jouera un rôle prépondérant auprès du peintre. Pendant qu'il attend ses œufs, Niklaus se remémore ses années de formation auprès de maîtres qui finissent par le mettre à la porte, n'ayant plus rien à lui apprendre. Sur la place, des amuseurs publics s'agitent ; Niklaus n'y prête pas attention, il est préoccupé par l'affichage des thèses du théologien allemand Martin Luther, qui bouleverseront gravement le climat politico-social de Berne. Au dire de l'auteur, l'année 1517 est la plus importante dans l'histoire occidentale. Ce matin-là, le jeune peintre, en plus d'être inquiet, est amer. Il ne rêve que de Venise et de Florence, d'admirer une œuvre de Michel-Ange, d'étudier le travail de Léonard et de Raphaël, jugeant que tout ce qui se fait à Berne «est démodé, vieux jeu, nous nous répétons sans arrêt.» C'est dans ce doute insupportable et ce désenchantement qu'il va s'attaquer à l'une de ses pièces majeures.

La toile en question, Le jugement de Pâris, décore la page couverture du livre. On y voit trois femmes et un homme. Junon, Vénus et Minerve. Pâris. Ces trois femmes - déesses mythologiques - seront symbolisées par Katharina, Sophia et Dorothea, cette dernière ayant inspiré une passion dévorante à Niklaus. Il fera sa connaissance aux bains publics qu'il fréquente assidûment. Elle est d'une grande beauté et, après bien des déboires réservés aux campagnardes d'alors, elle accouchera d'un garçon qu'elle confiera à sa mère. Chassée de chez ses employeurs qui ont abusé d'elle, elle rentrera aux bains, à la réputation douteuse, comme servante. Si on s'attarde à la jeune femme, c'est qu'elle marquera non seulement l'œuvre du peintre, mais transformera sa passion en une tendre affection qui durera trois ans. Années pendant lesquelles Dorothea, vive et intelligente, éduquera Niklaus aux valeurs morales, politiques et intellectuelles des hommes de l'époque. Les épreuves qu'elle a traversées ont fait d'elle une femme discernant avec lucidité les chamboulements religieux et politiques qui s'annoncent. Elle a deviné que Niklaus est promis à un brillant avenir où elle n'aura pas sa place. Au bout de ces trois années, ayant gagné suffisamment d'argent, elle retournera à la campagne, près de son fils et de sa mère. Les leçons de Dorothea ne seront pas perdues et la renommée de Niklaus Manuel Deutsch s'amplifiant, il n'oubliera jamais ce qu'il lui doit socialement.

Si sa vie sociale est en quelque sorte portée par le souvenir de Dorothea, c'est Sophia, la sœur présumée de Katharina qui influencera son œuvre. Elle assistera sans faiblir à la naissance de chaque tableau du maître. Elle est d'un jugement implacable, d'une âpreté que démentent un physique frêle et fade, une santé chancelante. Dans l'atelier situé sous les combles surchauffés, elle passe des heures en compagnie de son beau-frère à disséquer chaque phase d'une œuvre en cours, au grand dam de Katharina, jalouse de leur complicité. Sophia vit chez eux et partage son temps entre la petite fille de Katharina, Margareta - dite Margot - et les hôpitaux. Génie médical, elle sera emportée lors d'une épidémie de fièvre typhoïde en 1526. S'il est prématuré de signaler son décès, Hans-Jurgën Greif nous la montre très différente de Katharina qui mourra âgée malgré de nombreuses fausses couches et la naissance de cinq enfants survivants. Katharina est l'épouse qui gère la maison, met en branle les relations de son père pour trouver des contrats à son mari. Ambitieuse et acariâtre, elle regrette que ce mariage ne lui apporte aucune fortune.

Un dernier personnage, Melchior, l'assistant de Niklaus, nous enseigne quels étaient les composants et pigments qu'utilisaient les peintres de ce temps révolu. Ce sont là des pages riches, minutieuses et fascinantes, lorsque le maître - et l'auteur - étudie chaque détail d'un visage, d'un vêtement, d'un arbre, d'un brin d'herbe sous l'œil admiratif du jeune homme attaché viscéralement à Niklaus Manuel, tandis que se dessinent les profondes réformes qui bouleverseront la Suisse de la Renaissance. D'ailleurs, ce n'est pas comme peintre que Niklaus gagnera sa vie mais «la Réforme lui procura ce que l'art n'avait pu lui donner : richesse et gloire.» Nous savons aujourd'hui que Niklaus Manuel Deutsch a été reconnu comme haut fonctionnaire et réformateur, dramaturge, graphiste et peintre.

Les trois femmes qui ont tant influencé les étapes de la vie de Niklaus Manuel représentent les parts de lui-même qu'il aurait voulu posséder. S'il fut un homme de son temps, exposé aux contraintes de son siècle, il n'en demeure pas moins qu'il fut un grand humaniste et féministe avant l'heure.

Exigeant et combien admirable que le roman de Hans-Jungër Greif. Servi par une écriture fluide, un style chatoyant, l'auteur nous emporte vers un passé qui nous appartient un peu, la Réforme qui se produira secouera l'Europe. À lire absolument pour s'instruire et nous apprendre ce que fut la quête artistique et humaine d'un homme hors du commun.



Le Jugement, Hans-Jurgën Greif
L'instant même, Québec, 2008, 244 pages