lundi 11 août 2014

Être libre encagé *** 1/2

Les couleurs estivales nous comblent. Surtout les verts multiples de la canopée des arbres du parc. Des bancs bruns ou rouges nous accueillent, peu vêtue, avec un livre. On évite les bancs rouges, on n'aime pas cette teinte agressive, elle symbolise les pires catastrophes qu'inventent les hommes pour humilier leurs semblables. Rouge du sang. Penser se vêtir de ce coloris, s'en chapeauter, ne nous viendrait pas à l'idée, on y verrait une indécence. On a lu les nouvelles d'Elsa Pépin, Quand j'étais l'Amérique.

Treize textes qui nous parlent de liberté chèrement acquise, d'indépendance observée chez les uns et les autres. En soi, lorsque des circonstances se présentent, auxquelles personne ne peut échapper. Une sorte de route encombrée d'inadvertances qu'empruntent des hommes et des femmes curieux d'ouvrir des portes sur le monde et ses envers. Dans les récits d'Elsa Pépin, la famille ne fait pas exception à ce qu'elle a toujours été, miroir gigantesque dans lequel chacun se contemple, essaie de se définir. La faim d'Alfred nous griffe. Malgré le dédain que lui a porté son père durant son enfance, Alfred poursuit un rêve qui se retournera contre lui. Contre la vie routinière qu'il exècre mais qui lui colle à la peau, comme s'il était incapable d'oublier en lui l'enfant qui n'a pas fini de grandir. L'enfance tient une place prépondérante dans ces nouvelles, perçue par des témoins retrouvés par hasard. Il en est ainsi de L'enfant au bois mort. Une jeune femme qui, « après deux décennies d'absence » revoit Betty, s'interroge sur la personne inachevée qu'elle est restée. Elle se souvient de la petite fille vive et indépendante, se rend compte soudainement que Betty n'est plus la même ; interpellée par une ancienne compagne, elle devient Élizabeth. Une adulte, une inconnue. La symbolique de l'aubier et du bois dur convient admirablement à la personnalité forte et fragile de Betty.

Si la frivolité aiguise une amère lucidité surgie de comportements oisifs, elle éloigne la futilité de rencontres hasardeuses ou provoquées par des êtres qui ont cru bien faire. Chassé-croisé de la séduction qui se lasse, au même titre que les paroles rabâchées, les gestes anodins, la réalité nous rendant à nos turpitudes habituelles. Une jeune fille, Léo, joue avec le feu de la séduction, ne se laisse pas retenir. L'homme qui l'a aimée n'a su entraver sa course ; tourbillonnante, trop vivante, elle lui a fait peur, il a fui. Quand Léo s'en est allée pour l'éternité, il se remémore. En lisant ces histoires, on a souvent l'impression qu'il est trop tard, que les pendules, affolées, se sont décalées dans le temps. Comment imaginer que dans un village, un couple rempli de bonnes intentions envers les habitants puisse faire naître tant de haine ? En milieu rural où chacun s'affaire à assouvir ses fantasmes, Adèle brasille. Sa présence flamboyante intensifie des délires qui s'affilient au meurtre moyenâgeux, affamés de vengeance silencieuse.

Ces textes contiennent l'affadissement du cœur, quand ils n'entrent plus dans une démesure que permettent les retours sur l'enfance, sur les exagérations qui l'embellissent, induisent les souvenirs en erreur, en méconnaissance des autres et de soi. La nouvelle Nécrogénéalogie entretient ce lien malaisé entre Bénédicte et sa grand-mère Rose. Quand celle-ci sera morte, Bénédicte fera la connaissance de la vraie Rose de qui elle ignorait la moindre parcelle de sa vie de femme. Rebelle Rose, insatiable Bénédicte. La mort s'avère parfois une renaissance. Quand j'étais l'Amérique, récit éponyme, informe le lecteur des difficultés de l'auteure avec sa famille maternelle, originaire de France. Pendant ses séjours estivaux, elle affronte une parenté différente qui, inconsciemment, dédaigne, moqueuse et curieuse, sa culture du « pays de la lente parole à naître ». Québec et Amérique soudés. Qui dit liberté ne manque pas de se frotter à la solitude. Nous n'acquérons aucun lien marginal, dérangeant, sans nous déposséder un tant soi peu. Ce qui arrive aux personnages d'Elsa Pépin, attachants, déroutés. La liberté, telle que nous la concevons, ne marque de son sceau indélébile que des êtres excessifs, inassouvis. Ceux et celles qui, toujours, se tournent vers des interrogations, rarement épris de certitudes, déstabilisant leurs repères dans les mouvances d'une existence constamment remise en question.

À lire, parce que ces nouvelles parlent d'amour mais aussi d'incompréhension qu'il faut décoder tant qu'un brin d'humanité nous cerne, la vieillesse imposant trop souvent sa dureté. À lire, parce que l'écriture, déliée et poétique, s'inscrit ici cadencée dans la démarche réaliste d'Elsa Pépin. Dans sa manière moderne de nous faire part de rendez-vous manqués avec celui ou celle qui nous était peut-être destiné. À partir d'un rien, d'un tout, une vie s'accomplit, se déchire.


Quand j'étais l'Amérique, Elsa Pépin
Collection « Quai No 5 »
Éditions XYZ, Montréal, 2014, 168 pages