lundi 19 août 2019

Attendre Ulysse, rencontrer Alice ****

On aime qu'il fasse chaud, que l'humidité colle à notre peau. On fait fi des râleurs et râleuses qui n'ont qu'une hâte, que la neige recouvre maisons, trottoirs, plantes et pelouses. Pour nous, la vie se peint en vert et non en blanc. On n'y peut rien, de nos gènes coule un soleil ardent signifié par le désert aux dunes mouvantes, aux pierres assoiffées, aux puits vivifiants cachés dans la verdure paisible d'une oasis. On commente le récit de Yvon Paré, L'enfant qui ne voulait plus dormir. 

La période estivale permet de déroger à certaines règles le moindrement élémentaires quand il s'agit du choix d'un livre, qui fera notre délice en nous délectant de la chaleur. On revient loin en arrière dans la pile qui encombre l'une de nos bibliothèques. On est étonnée de tirer de l'oubli un ouvrage qu'on aurait dû lire des mois auparavant. Que s'est-il passé pour l'avoir relégué dans le lot des fictions qu'on finira par donner ? La question s'est posée quand notre index a incliné vers nous le récit de Yvon Paré, tout de blanc vêtu, offert par un ami écrivain aujourd'hui décédé. Émue, on a feuilleté les pages dans le désordre, nous interrogeant sur ce carnet littéraire, comme si l'écrivain allait nous répondre. Ce qu'il a fait, affirmant que le genre est une sorte de repos de l'écriture de la fiction. Sa réponse nous ayant satisfaite et titillé notre curiosité, on a nourri notre lecture de la poésie d'un homme qui vit dans l'entité d'une région réputée du Québec. Le Saguenay. Accompagné de ses deux chattes, chaque matin est un miracle qu'il décrit avec une sobriété épistolaire remarquable, laissant de côté des événements journaliers, pas toujours agréables, qu'ils soient publics ou d'ordre privé. Et que de métaphores emplissent la narration ! Les loups ont la part belle dans ce déballage de sentiments intenses, d'une sensibilité rarement rassasiée, comme si écrire s'avérait le suprême antidote à l'angoisse d'un passé partagé, quelquefois égaré, entre famille et amis. Une mère et un père aimants, silencieux, des frères éparpillés sur le territoire inexploré d'un avenir incertain. Anecdotes familiales abordées sur un air de regret qu'absorbe la musique de Bach, la présence d'oiseaux racoleurs, les jardinières de fleurs égayant les entours de la maison. « Il y a tellement d'oiseaux dans l'haleine du jour, de parfums, d'odeurs fortes. » Toujours, le dernier mot obligeant revient au témoin-écrivain, avant de passer à autre chose. Cette autre chose nous ramenant à Ulysse, le roman que plus tard, on savourera avec émerveillement, son auteur décryptant avec ferveur la nature de son coin de pays, là où la silhouette d'un cargo au large se profile, là où volatiles et enfants s'ébattent. Pendant que le narrateur et sa compagne, Danielle, parcourent à vélo des paysages grandioses où tous deux s'arrêtent pour mieux s'en imprégner, à Montréal les étudiants et Québécois battent le pavé pour justifier le droit de s'instruire gratuitement. Manifestations qui prendront de l'ampleur, ancrées sous le signe de battements intempestifs de cœurs sincères et ceux des casseroles. Le récit possède un repère concret que l'écrivain, pragmatique, dirigera courageusement jusqu'à la dernière page, un brin désenchanté du résultat. Des propositions de politiques n'apportant que de piètres changements socio-économiques. Inlassablement, l'histoire se répète, ressassement inépuisable dans la tête d'hommes subjugués par le pouvoir.

Mais là où demeure Yvon Paré, les souvenirs affluent, la révélation de l'enfant qui, très tôt, décide qu'il deviendra écrivain. L'enfant qui, pour ne pas dormir, mettait de la colle blanche sur ses paupières, voulant garder les yeux ouverts sur le monde nocturne extérieur. Les fabulations qu'il crée derrière la vitre obscure, se transformant en bêtes partageant ses insomnies. Dieu, qu'il prie intensément, ne répondra jamais à ses appels, l'enfant exacerbé par le silence divin deviendra ainsi l'enfant qui ne voulait plus dormir. Loin des cauchemars juvéniles, le présent donne vie chaleureuse à un homme soucieux d'admirer les deux chattes complices, les arbres fruitiers, les pivoines, la tourterelle. Agitation bienveillante partagée entre les rencontres avec des écrivains régionaux, avec le petit-fils à qui il faut inventer des histoires à répétition. La vie ordinaire, transcendée par un œil terriblement observateur, par un poète qui, malgré d'amères déceptions livresques, ne cèdera jamais la place à l'indifférence méprisante de ceux qui ont dénigré son œuvre. Incompris parce qu'il se contente « d'être fidèle à la réalité, au vécu de [ sa ] famille, puisant dans les secrets que personne ne veut entendre. » Comme les pivoines échevelées qui nous attendrissent, le récit n'en devient que plus poignant, l'auteur mentionnant ses propres lectures, au rythme du vent qui « étrille les pins », des vagues qui « plantent leurs griffes dans le sable. » Irréalité des paysages quand se mobilisent les arbres, les oiseaux, les fleurs, décrits du point de vue d'un homme qui sait dialoguer avec eux. Monde minéral, monde aquatique, monde fluvial, auquel nous devons nous adapter, citadins peu habitués que nous sommes à un tel épanchement irrationnel, vision illusionniste qui adoucit les conflits bruyants estudiantins se déroulant à Montréal, au rythme saccadé des voix fatiguées de toujours revendiquer pour obtenir justice et droits civiques. L'écrivain rassure notre scepticisme en évoquant régulièrement l'écriture d'Ulysse, chacun se déterminant dans son rôle, celui qui prend la parole, qui détourne le regard d'une télévision insipide. Cela n'est pas dit mais pour que le charme opère de jour et de nuit, nous devons pénétrer à pas discrets dans les intentions de l'écrivain qui, avec Danielle, regarde « les étoiles sur la terrasse, devant l'eau qui boit les dernières lumières. Chant de la terre de Gustav Mahler. » Plus tard, l'échappatoire apaisante de personnes aimées qui repartent vers la ville. L'écrivain doit faire face aux derniers chapitres de son roman, le rêve l'emporte pour échapper à l'angoisse, aux peurs, se questionnant sur son rapport incertain avec la vie, qu'a-t-il perdu en soufflant sur ses mots ?

Le récit s'avère un gigantesque point d'interrogation, comparable au destin étonnant de cet homme frappé par la foudre de la poésie qui l'a habité dès la naissance. Échevelé aussi ce questionnement sur soi-même à mesure que les années passent, que la présence des siens s'amenuise, que l'enfance s'assoupit, que l'existence tendrement se loge dans les dentelles de l'aube, dans la promesse du soleil derrière la dune. Il attend les chattes, il ouvre une porte, le jour l'immobilise face au Grand Lac sans fin ni commencement. Il faut tout reprendre, affirme Yvon Paré, alors qu'il le fait constamment pour notre infime plaisir. Participer à l'aventure grandiose d'Ulysse sur qui les loups veillent, accaparent avant sa finalité. Toute vie n'est-elle pas ainsi ? Un vagabondage entre les lignes tracées par une main mystérieusement guidée. Si tel l'écrivain, de la vie nous essayons d'en améliorer les retailles, nos propres fauves ne peuvent échapper au chaud d'une parcelle vitale avortée. Ce n'est pas pour rien, ni pour personne, que Yvon Paré a mentionné ses préférences, ses opinions, ses déceptions, sa tendresse, avec une franchise déconcertante, une humilité démodée, dressant des passerelles que nous devons franchir pour mériter d'écouter les secrets d'un monde qu'il susurre à notre oreille attentive. Souhaitant au fond de nous que jamais ce monde ne soit accessible à qui envisagerait de le blesser ou de le détruire. Ce serait mettre en lambeaux les rêves et cauchemars d'un enfant qui, devenu adulte, en a rassemblé les sources évocatrices et nourricières. A synthétisé l'importance d'une période nécessaire à la maturité d'un regard exceptionnel jeté sur un enfant ébaubi face au miroir du monde qu'il a su édifier, imitant en cela Alice, cherchant la sortie de son territoire habité d'un lapin démonstratif, en retard ou en avance à tous les rendez-vous où l'imaginaire s'alimente de nos expériences plus ou moins adaptées à nos convenances. Récit captivant, sans moralité aucune, à lire lentement, sous le couvert de se retrouver soi-même, d'éprouver nos peurs secrètes, de se dire qu'un écrivain-poète tient notre main, comme il l'a fait au long d'un parcours épineux, hors de sentiers conventionnels.


L'enfant qui ne voulait plus dormir, Yvon Paré
Carnets d'écrivains, collection dirigée par Robert Lalonde
Lévesque Éditeur, Montréal, 2014, 126 pages

lundi 12 août 2019

Faire tout éclater pour s'y retrouver ****

C'est curieux d'être persuadée qu'on appartient à un siècle où de nombreux événements se sont déroulés, et d'en avoir été témoin. C'est encore plus troublant de rencontrer en notre époque agitée une personne qui a vécu ces drames similaires. Chacun de son côté a accompli les faits irréversibles composant une existence, sorte de mur invisible qui sépare deux êtres faits l'un pour l'autre. On a lu le roman de Céline Huyghebaert, Le drap blanc. 

Nous n'en dirons jamais suffisamment sur le rapport affectif père-fille, autant douloureux que le lien unissant une mère et son fils. C'est l'impression douloureuse qu'on a ressentie pour avoir vécu ce deuil soi-même. Recouvrée dans les livres qui s'inspirent de ce sentiment mystérieux, jusqu'à la mort du père, les lois logiques de la nature faisant fi de la fille qui, esseulée, stigmatise son immense chagrin. Le livre, auto-fictif, né sous la plume talentueuse de cette artiste et écrivaine, ne propose aucune histoire cohérente, on veut dire linéaire, nous suivons les traces éparpillées d'une femme prénommée Céline, qui, exilée au Québec — nous en connaitrons plus tard les raisons —, apprend de l'une de ses sœurs, Christelle, que leur père est décédé. Colère de Céline qui n'a pas été prévenue plus tôt. Elle retourne en France, d'où elle origine, au moins pourra-t-elle revoir son père une dernière fois, mort. Commence alors un périple exacerbé par un remords vieux de plusieurs années, basé sur une sourde et muette mésentente entre la fille et le père, de qui elle était la préférée. Amour-haine, mythique sentiment de frustration qui jaillit entre deux personnes aimées l'une de l'autre, s'en défendant, pensant rarement que la mort peut tout bousculer, bouleverser. C'est d'abord sur Martin, conjoint accommodant de Céline, que le regard de la narratrice va se fixer, remettre en question leur liaison. Au moment de se souvenir, on imagine qu'elle est à l'âge des expiations presque accomplies, le temps des mitigations s'avérant une ressource essentielle à nos témérités. Faire la connaissance du père à travers des entrevues que Céline enregistrera au fur et à mesure que les années défileront, tant dans la vie que dans sa mémoire. Toutes ses mémoires, insouciance et maturité. Échanges avec la mère qui a subi l'alcoolisme du père, qu'elle a quitté après avoir reconquis un amour de jeunesse. Vingt et une années de mariage inscrites sur le passeport de son existence, oblitérées de la naissance de trois filles. C'est l'ainée, Christelle, qui agira comme passerelle entre le père et Céline. Témoignages aussi enregistrés de personnes intermédiaires qui se sont fait une idée de cet homme solitaire, colérique, maladivement sensible. Fumeur invétéré, alcoolique irrécupérable parce que héréditaire. Dix-neuf ans à travailler dans une ferme, il s'est fait larguer par manque de modernisme. Homme des années mille neuf cent soixante-dix, il n'a su, comme beaucoup d'autres, échapper au conservatisme qui l'ancrait dans une vie étroite, perfusée d'habitudes. Remarque à peine effleurée par l'écrivaine, son nom lui a été légué par l'Assistance publique. Ment-il ? Il possède l'art des dissimulations troublantes.

Entre les échanges enregistrés, les entrevues avec de tierces personnes, il y a le journal de Céline, faisant le procès de ses sœurs, de la mère, des amis, sans pour autant s'épargner. Elle se remémorera, dans un ordre presque classique, le cheminement du père, sa souffrance muette quand sa fille a quitté la maison familiale. Après la désertion de la mère, la solitude dans un logement où tout n'est que désordre. Décor et mental. La maladie qui le mine, qu'il tait, dont il cache la gravité. C'est une tumeur hémorragique qui le conduira à l'hôpital, qu'empire une cirrhose cancéreuse. Il mourra quelques jours plus tard, à l'âge de quarante-sept ans, sans avoir revu Céline. Ce sont aussi les pages les plus nobles, la narratrice analysant avec lucidité et générosité, la vie d'un homme qui ne savait comment utiliser son existence. Ces êtres instables ne sont pas particulièrement doués pour le bonheur quotidien. Constat de personnes interrogées, doutant que cet homme, leur ami dans bien des cas, ait été heureux. Il a aimé sa femme, ses filles, mais d'une tendresse si maladroite que les quatre femmes de sa vie, lui ont échappé, le délaissant à son refus d'évoluer, de faire état de ses bonheurs quotidiens. Dans ces pages écrites avec une tendresse émouvante, Céline se rapproprie son père, l'inventant, bien qu'elle essaie de restituer l'image qu'elle en garde, faisant confiance aux doutes plus qu'aux certitudes. À l'hôpital, alors qu'il est mort, sur le point d'être « préparé », elle insiste pour que le drap blanc découvre son visage. Éclatement du périple paternel qu'il est nécessaire parfois de provoquer, il en reste toujours des éclats égarés au travers de la vitre brisée. On comprend Céline d'évoquer quelque tableau de Magritte, ce dernier " surréalismant " les images que nous nous forgeons dans nos moments de perdition, les croyant véridiques. Des citations, des photos éclairantes, parcourent le texte, innovant un relief souvent inexploré. Dans la dernière partie du récit, un répit que s'accorde l'écrivaine, la douceur de souvenirs n'occulte plus un probable pardon. Des pages rédigées d'une manière sublime, l'auteure ne montrant aucune réticence à évoquer la vie et la mort du père. Une constellation entourée de ses satellites qui n'ont pas suffi à le maintenir dans l'air respirable du ciel vivable de ses proches, trop souvent pollué d'intermittences coronariennes. Des spasmes nous secouent, nous tuent, contrairement à Céline Huyghebaert qui a trouvé dans ce travail de re-création du père, le souffle pudique et nécessaire pour nous replacer au juste niveau de nos émotions pâlies, telle une nova sur le point de s'éteindre. On lui sait gré de nous avoir reconduit à nos douleurs premières, soit le surgissement soudain d'un premier amour. L'amour du père demeurant le sentiment inédit de sa fille, surgie de lui-même. Céline, en toute connaissance de cause, admet qu'elle lui ressemblait. Colère contre la vie, contre ce miroir qu'elle désirait briser, telle la fenêtre vitrée de René Magritte, morcelée jusqu'à l'interprétation particulière du spectateur et du lecteur...


Le drap blanc, Céline Huyghebaert
Le Quartanier Éditeur, Montréal, 2019, 333 pages

lundi 5 août 2019

Être ou ne pas être en plusieurs exemplaires ***

Il arrive que notre tête se vide, qu'elle ne sache plus faire le tri dans la pile de livres qui se moque derrière notre dos. Tous ces ouvrages portent en eux une urgence, représentée par d'aimables relationnistes qui nous demandent de les lire et d'en parler. Un monde répliqué du nôtre dans ces univers de papier, on les classe par ordre de curiosité puis par la qualité de leur contenu. On a lu le premier roman de Marie-Ève Muller, La résilience des corps.

Voici un aspect différent de l'être humain que nous propose le regard tremblotant d'une jeune femme, Clara, en couple depuis cinq ans avec Romain. Elle est terriblement fragile, fonctionne grâce aux médicaments. Un homme et une femme qui avaient tout pour être heureux, comme nous lisions autrefois à la fin des contes de fées. Malheureusement, le monde tremble lui aussi, il change, pas toujours pour le meilleur, certains de ses occupants ont bien du mal à suivre son évolution. Clara est une peintre, par définition une artiste, déchirée entre l'amour qu'elle porte à son conjoint, et la certitude que ce sentiment n'est pas éternel. À la fin de l'automne, elle propose à son amoureux de se retirer une semaine dans un chalet aux Éboulements. Ils étaient bien ensemble, confirme le narrateur au sergent-détective Ouellet, qui n'est autre que Romain, mais une troisième fois, Clara a fui. A-t-elle fui délibérément ou bien est-elle encore victime d'une crise du trouble de dissociation ? Par les voix entrecoupées du passé et du présent de Clara et de Romain, nous apprendrons qu'elle est partie à Québec pendant plusieurs jours. Elle se réfugiera dans un hôtel où le patron fera preuve d'empathie en lui fournissant une chambre. Troublant comportement schizophrène de la jeune femme qui essaiera de séduire l'hôtelier, celui-ci, la prenant sous son aile, n'a aucune intention séductrice envers son étrange cliente. Il essaie de l'aider, Clara se définissant sous le prénom de Cindy. Elle se souvient vaguement qu'elle a une autre existence, laissant entendre qu'avant de faire la connaissance de Romain, elle se prostituait. À la suite d'une réflexion maladroite de sa mère, qu'un esprit sain n'aurait pas dramatisé, elle a quitté ses parents pour se rendre à Montréal.

Pendant que Clara et Romain narrent leur périple douloureux, celui-ci nous informe que sa conjointe a été retrouvée. À l'hôpital où elle est soignée, des examens révèlent que la jeune femme est enceinte. Diagnostic qu'elle réfute farouchement, elle ne désire pas d'enfant. Refuse catégoriquement la maternité. Décide de quitter Romain même si elle en est très amoureuse. Au début du récit, nous apprenons que le jeune homme souffre d'un profond manque affectif. D'atroces migraines le minent, qui auront des conséquences désastreuses sur son comportement envers Clara. À douze ans, il a vu mourir son frère cadet de leucémie. Ses parents, Français, n'ayant plus la force de supporter la perte de ce fils, envisagent de s'exiler au Québec. À Montréal, la vie a repris un cours presque normal, quand sa mère et son père se tuent dans un accident de voiture. Depuis, il a vécu sur « pilote automatique », il ne revit que depuis sa rencontre avec Clara, ce que ne comprennent pas très bien ses proches, comme son ami Gilles qui, croyant aux capacités intellectuelles de Romain, l'a nommé directeur adjoint de la compagnie qu'il dirige. Romain est un homme intègre qui ne souhaite qu'un bonheur simple : partager son existence avec Clara et leurs enfants. Sincère et loyal, il essaie de persuader la jeune femme de cette idéalisation compréhensible. Clara enceinte fait de lui le plus heureux des hommes, et bien qu'elle se laisse parfois fléchir, elle refuse les arguments passionnés de son compagnon, celui-ci prônant le bonheur de l'enfantement. Ce sont des allers-retours incessants de Clara entre leur appartement et l'hôpital. Confiée aux mains de spécialistes de tout poil, psychiatres y compris, l'écrivaine dresse un tableau sombre de l'attention des médecins envers leur patiente. C'est à travers ces descriptions équivoques que l'intérêt du livre se manifeste. Humour et lucidité de Clara n'arrangent pas son cas face à de rébarbatifs spécimens officiels de la médecine, qui, hors de la normalité de l'être humain, ne savent arpenter les chemins tortueux du cerveau. Autre intérêt à l'ordre du jour et critiqué par l'ensemble de la société bien-pensante, le refus de la jeune femme d'assumer une maternité qui, bourgeoisement perçue, devrait la rendre heureuse. Ses parents, les amis, le corps médical, ne comprennent pas, ne veulent pas comprendre, que toutes les femmes ne sont pas sujettes au désir soi-disant légitime de concevoir un enfant. Dans certains pays qu'on ne nommera pas, refuser d'enfanter s'avère une opprobre familiale et sociétale, hâtant la répudiation de l'épouse.

 Premier roman attachant que l'écriture rehausse de son dynamisme. Le corps, en effet, est résilient quand il doit se soumettre à un mal dégénérant en folie. Même la sexualité débridée de Clara n'y peut grand-chose. L'amour dévoué de Romain pour sa compagne s'abîmera dans une déception hors de proportion quand elle prendra la décision de se faire avorter. La fragilité de soi demeure une force plus envahissante que l'amour de deux êtres faits l'un pour l'autre. Toutefois, l'intensité du récit est telle que la narration menée à tour de rôle par Romain et Clara, parfois nous échappe, nous demandant qui des deux essaie de dénouer le drame qui risque de pervertir leurs sentiments. Peut-être est-ce dû à un niveau d'écriture trop uniforme, nous le savons, un homme et une femme ne s'expriment pas d'une manière identique. Il est clair que les handicaps mentaux de Romain, passant d'abord inaperçus, le conduiront vers la méfiance de chacun et chacune, avant d'atteindre leur paroxysme, laissant libre cours au délire contre lequel il ne saura se débattre. 

La résilience des corps, Marie-Ève Muller
Les éditions de l'Instant même, Québec, 2019, 208 pages