mardi 24 janvier 2017

Entre sorcières et humains *** 1/2

Il est des nuits comme des journées, actives ou paresseuses. On dort, on ne dort pas, le sommeil, lui aussi, impose ses trêves. Faites de joies ou de peines, comme si les émotions ne savaient se contenter de la lumière du ciel. On ressasse des événements sans importance, on devrait mentionner des faits divers, la mémoire exacerbée les affublant du costume usé d'une époque révolue. On commente le roman de Nancy Vickers, Maldoror.

Le moins qu'on puisse dire, c'est que les histoires de cette auteure généreuse ne nous accablent pas des problèmes sociétaux actuels. Elle nous emporte sans transition aucune dans des lieux où sévissent d'étranges personnages, des femmes principalement, qui ont pris en main leur destinée d'anges ou de démons. C'est le cas ici où, dans un village intemporel, Maldoror, un musicien de génie, mondialement célèbre, Vlad Vamberger, après avoir donné un concert, s'éprend d'une jeune fille au prénom insolite, Immaculée. Elle est l'enfant de la sorcière et peintre ésotérique, Vanessa. Cette dernière pressent que sa fille a été conçue lors d'une soirée vaudou, en Haïti. Le père, elle ne sait plus, mais il est évident que le musicien la trouble, lui rappelle un homme qui a pratiqué sur elle des rites dont elle ignorait alors la puissance. Vanessa s'entoure d'une cour d'oiseaux qui prennent la parole, de chats qui interviennent dans les moments cruciaux. Animaux qu'elle vénère au même titre que la mort inexpliquée de sa meilleure amie, Séverine, la hante. Ses tableaux s'animent, accusent, se rebiffent. À la suite de son mariage avec Vlad, sa fille, Immaculée, donnera naissance à des jumeaux, une fille et un garçon, Trinité et Océan, qui lui coûteront la vie. Inconsolable, Vlad repartira en tournée, ses enfants seront confiés aux bons soins de Vanessa et des nourrices. C'est dans cette atmosphère quelque peu repliée, hétéroclite, que les jumeaux d'Immaculée grandiront, devenant eux-mêmes des adolescents empêtrés dans une éducation surannée, influencée par leur grand-mère que, plus tard, après le décès de leur père, ils refuseront de rencontrer, l'accusant de maléfices à leur endroit.

Le destin inusité de ces personnages marginaux serait banal si leur aventure personnelle n'était pas dictée par les agissements troublants des jumeaux qui s'éprennent l'un de l'autre, essaient d'invoquer en leur savoir musical, la dernière œuvre de leur père, qu'il n'a pas eu le loisir de terminer avant sa mort. Justiciers l'un de l'autre, ils s'imposeront des contraintes amoureuses pour que l'enfant de la musique renaisse dans la future naissance de leur fille. Amalgame des relations incestueuses entre le stryge de Vlad, Trinité et Océan, que Vanessa surveillera de loin, son pouvoir de sorcière la faisant pénétrer dans un futur angoissant et déstabilisant. On ne révélera pas toutes les péripéties animant ce roman, cela serait impossible, les cartes du tarot dévoilant le drame qui se prépare, inévitable, le feront en notre nom. Le feu, synonyme de passion, bien souvent de destruction, conclura une fiction qu'on n'a pas l'habitude de savourer parmi nos pérégrinations littéraires. Il suffit de faire confiance à l'imagination fertile de l'écrivaine, Nancy Vickers, qui, elle, ne craint pas les représailles de divines sorcières pour avoir dénoué, avec talent et originalité, leurs intrigues manigancées entre vivants et morts.

À lire, pour se faire une idée de mondes inaccessibles, qui, semblables à des horizons parallèles, terre et mer, finissent par atteindre les humains que nous sommes, tels les dieux, jadis, ne manquaient pas de se masquer pour mieux nous atteindre. Au fond de nous-même, on s'interroge sur l'identité des protagonistes que Nancy Vickers dirige avec doigté, habile metteure en scène. Ne sont-il pas issus d'un rêve éveillé ou d'une improbable rencontre avec des êtres évanescents, ne souhaitant que retourner dans leurs limbes insondables ?


Maldoror, Nancy Vickers,
Éditions David, Ottawa, 2016, 250 pages







 

dimanche 8 janvier 2017

Un été d'apprentissage ***1/2

À la mi-juin, elle nous annonce fièrement qu'elle a trouvé l'amour de sa vie. On la félicite, on connaît les épreuves qu'elle a traversées. On sait aussi qu'elle n'est plus très jeune. Hier, elle nous revient, le visage ravagé, les yeux rougis par trop de larmes versées. Elle nous apprend, le souffle court, que l'homme qu'elle aimait l'a lâchement quittée. On ne sait quoi dire, on éprouve une colère sourde envers cet homme qui a brisé le cœur d'une femme amoureuse. On a lu le roman de Carole Massé, La gouffre.

Nous sommes en 1951, au Québec. Un été à Baie-Saint-Paul. Estelle, quatorze ans, vit avec ses deux tantes, célibataires, indépendantes avant l'heure. La jeune fille aime aller se balader en vélo près de la rivière La Gouffre, elle y trouve le calme et apprécie le charme des lieux. Mais cet après-midi-là, une surprise l'attend sous la forme étourdissante d'une jeune femme qui, pour des raisons inconnues, apparait à Estelle. Elle s'appelle Gloria, se dit danseuse, raconte à l'adolescente ce qu'elle espère de la vie. Après quelques heures de gloire dans un cabaret de Montréal, célèbre à l'époque, Gloria rêve d'entreprendre une carrière à Hollywood. En attendant que ses projets se concrétisent, il faut vivre, et Gloria sera embauchée comme cuisinière à la ferme d'Émile, homme débonnaire dont le portrait nous a touchée. Ses deux fils, Louis et Jacques, gèrent la ferme du mieux qu'ils peuvent, chacun entretenant des illusions, l'un sur le passé d'une guerre mal digérée, l'autre sur l'avenir loin de la ferme. L'arrivée de Gloria sera le prétexte à mettre en évidence les refoulements de chacun et, surtout, à nous faire découvrir les sentiments farouches d'Estelle envers Gloria, quand elle apprendra que cette dernière y travaille.

L'intrigue, évidemment, ne s'arrête pas au chambardement que créera la beauté sensuelle de Gloria, sa personnalité rebelle de femme autonome, encore moins au mystère dont elle s'est pourvue pour mieux séduire son entourage dont Estelle s'avère le pivot. À quatorze ans, l'admiration portée sur autrui se révèle une passion juvénile, qui imprègne une existence encore en l'état de cocon. Le sujet de fascination devient mentor, ce que Gloria représentera pour la jeune fille quand, des années plus tard, celle-ci relatera cette histoire de cœur abîmé par une femme qui, elle, accomplira ses ambitions de jeunesse. La fiction, bellement narrée par Carole Massé, dont nous reconnaissons l'infaillible talent d'écrivaine, nous fait part en même temps du changement politico-social qui s'opère lentement au Québec. À travers Estelle, sa profession de costumière, l'effervescence qui bouleverse les projets inattendus des divers protagonistes, toujours témoignés par Estelle qui, telle Zazie, a vieilli.

Roman de l'apprentissage des sentiments humains, de leur joie, de leur peine, de leurs contradictions. De la fin de la naïveté mais aussi de la fidélité trouble ressentie envers un être inaccessible, qui ne nous quitte jamais malgré l'éloignement. Inévitablement, la mort rôde, pèse et chagrine, sans que la vie en soit altérée, le lot d'un pays, d'un être humain, étant d'avancer vers des lendemains salvateurs. On a aimé cette histoire superbement décrite au niveau simplement humain, le cœur des hommes et des femmes palpitant au-delà de ses capacités quand un événement improbable survient durant un été. Le soleil, la chaleur, le crissement des insectes, les ciels criblés de myriades d'étoiles, cisèleraient-ils le souvenir que nous gardons de quelques semaines hors du quotidien ? Évanescent, tels nos yeux intérieurs déforment une réalité consacrée à l'exagération de nos sensations. Il en est ainsi en chacun et chacune, nous vivons par procuration, ne voulant pas déserter tout à fait le paradis des vertes années. Estelle, estropiée de l'âme, entraîne le lecteur dans une fureur de vivre, propre aux êtres épris d'un idéal surgissant de toutes les rivières bouillonnantes, de tous les étés vacanciers.

Simplicité de l'écriture poétique de Carole Massé, subtile approche psychologique, le ton accélère son rythme en même temps que les personnages regardent loin devant eux, que les années noires du Québec se grisaillent, se diluent derrière elles. Juste équilibre du temps qui passe, qui s'effiloche dans des embardées nécessaires à rassembler des morceaux du puzzle, comme le fait Estelle avec des morceaux de tissu, qui consolident son talent de costumière, ce qu'elle ignore encore...


La Gouffre, Carole Massé
XYZ éditeur, Montréal, 2016, 380 pages