lundi 30 novembre 2020

L'enfance perçue comme un arbre essentiel *** 1/2


Des moments délicieux nous traversent de part en part, redoutables comme la flèche de Niobide, nous coupant le souffle, figeant un sourire sur nos lèvres. Ces moments exquis sont dus à un événement aussi petit que nos démons endormis dans nos mémoires, ne s'éveillant que lorsque nous redoutons mourir d'essoufflement. Inutile de chercher à comprendre, rien n'a eu lieu, rien ne s'est passé. Une brèche dans un rêve assoupi. On commente le roman de Julie Dugal, Nos forêts intérieures. 

Si cette année a été plus que difficile, quelques lueurs inattendues ont traversé et éclairé les ombres mouvantes de nos occupations littéraires. Comme celle d'avoir découvert de très beaux livres — romans et nouvelles — écrits par de jeunes et moins jeunes auteurs qui en sont à leur premier coup de maitre. Des femmes auront essaimé leur talent au tableau de la littérature québécoise, pour notre grand plaisir de lectrice. C'est le cas d'un premier roman qui nous est tombé sous les yeux un peu par hasard, relatant la démarche de Nathalie, jeune femme qui a quitté le lieu de son enfance, pour elle privilégiée, y laissant des souvenirs inaltérables. En ville, à Montréal, elle a construit une maison sentimentale avec un homme, Mathieu, de qui elle aura deux filles. C'est à la naissance douloureuse de l'aînée, Magalie, qu'un réveil se fera en elle, se remémorant les êtres qui lui ont manqué depuis le départ de son village avec sa famille, à l'adolescence. Se greffent à ce vide affectif, sa grand-mère, son cousin, Luc. Son oncle Paul autour duquel plane une confuse histoire amoureuse, mal définie, avec une très belle femme, Anita, qui vit, recluse, dans une cabane, loin du village. Des livres traitant de plantes remplissent sa demeure. Elle est dépeinte comme une sorcière parce que marginale. Nous le savons, nous nous méfions des êtres dont les gestes ordinaires diffèrent de ceux de nos semblables. Dans le présent de Nathalie, il y a Karine, l'amie de toujours, qui, avec ses parents, a rejoint la ville peu après la famille de Nathalie. Si cette dernière a une âme de guerrière, Karine est la petite fille qu'elle protège, blonde aux yeux bleus, manières floues et délicates. Un rien immatérielle dans ses comportements. La vie effrénée ne va-t-elle pas les séparer, Karine n'ayant pas assisté à la naissance d'Adèle, deuxième fille de son amie. De la colère fomente une partie du passé de la narratrice, en même temps qu'un sentiment immodéré pour la forêt Rouge l'a enivrée de ses senteurs sauvages, contrairement à Karine qui s'avère plus méditative, faisant confiance aux divinités forestières quand elle y dort avec Nathalie. La force de celle-ci est nourrie de ses peurs instinctives, de son refus à se soumettre à l'oubli, comme amputée d'un membre qui se rappelle à un corps mutilé. 

La fiction alterne entre hier et aujourd'hui, l'insouciance et la maturité. Ce qui est une gageure pour un premier roman aussi conséquent, magnifiquement écrit. On aurait pu se perdre dans ce dédale d'allées et venues où couve puis surgit un drame amoureux, les villages soudoyant le mystère qui s'y fabrique au détriment d'un bonheur simple et honnête. Le silence plombé, coupé en morceaux lors de l'anniversaire de la grand-mère, résoudra bien des arcanes. La mort de l'oncle Paul quand il tombe d'un toit. La personnalité troublante de Luc, éternel adolescent, qui a préféré la forêt et ses éléments, faune et flore, aux effluves empoisonnés de la ville. Karine et sa soudaine obsession pour les Tupperware qu'elle représente d'une contrée à une autre, au grand dam de Nathalie. Son aventure sexuelle avec un chauffeur d'autobus alors que Karine a été prêcher une saison en Afrique. Les parents, les tantes, les cousins et cousines, occupent un monde qui n'est pas dépourvu d'humour, allégeant l'atmosphère rebellée de l'histoire que l'écrivaine défriche dès l'entrée sur scène des protagonistes. La liberté, que Nathalie prétend ne plus avoir, qu'elle veut transmettre à ses filles, après qu'elle se fut remise de l'échec de son couple. L'histoire est riche de ces outrances, de ces excès, que seule Nathalie ressent, la naissance de ses enfants ayant ouvert une brèche sur l'antan des émotions, surtout des sensations. On dirait que des branches ont poussé au bout de ses bras, de ses jambes. Dans sa tête, dans son corps. Elle s'est découvert une force d'arbre qu'elle abreuve de son trop-plein de tendresse envers une longue saison charnelle de faune et de flore qui n'est plus, qu'elle recherchera avec Karine. N'avait-elle pas rêvé d'une retraite intérieure, entourée de la nuit, de ses occupants animaliers, de la végétation ? Mais qui a retrouvé intacts les lieux de l'enfance ? Qui ne les a pas modelés de manière à ce que la vie adulte soit supportable ? Quand se croisent, arrangés, le passé et le présent affublés de nos errances, ne manque que la véracité de nos enchantements. Ce qui arrivera à Nathalie après une fin de semaine près de Luc, dans sa roulotte brinquebalante, symbole inévitable d'un événement qui assagit l'enfance, la classe parmi l'embellie des légendes. 

Le récit étant complexe, imbriqué de niveaux distincts, parfois kaléidoscopique, on a choisi de l'effleurer, laissant la partie belle à la lectrice, au lecteur, qui découvrira mille merveilles au cours de ces pages, poétiques, intelligentes, desquelles on a tu l'essentiel, incitant toutes sortes d'imaginaires à révéler ce qui, à force de camoufler les frayeurs d'une petite fille, réinvente des lieux irréels, telle une école désertée, tel un champ de cannabis. Incantation d'une enfance poussée à ses extrêmes, Nathalie se reflétant dans la sérénité de Karine, reconnaissant enfin leurs oppositions. Tant d'autres liens dénoués, après que la violence du feu les a ravagés pour que le sol, d'innombrables sols calcinés, redeviennent vierges, que renaisse une vie originelle et que Nathalie, restant identique à ce qu'elle est, se réconcilie avec elle-même, demeure la flamme essentielle de ce renouveau. Un premier roman qui survit généreusement dans la mémoire quand il s'agit de le fermer, de passer à moindre lecture.


Nos forêts intérieures, Julie Dugal

Éditions Marchand de feuilles, Montréal, 2020, 400 pages

 

 

lundi 23 novembre 2020

Des saveurs sucrées, salées et pimentées *** 1/2


Il faudrait écrire une introduction au plus vite, nous ordonne D. sur un ton péremptoire qui nous fait sourire. Des journées s'ouvrent où l'inspiration se réduit à peu de choses, sinon à rien. Pourtant, ce ne sont pas les sujets d'actualité qui manquent, peut-être y en a-t-il trop qui nous sapent le moral, leur intérêt flânant au bas de l'escalier, hésitant sur la première marche de notre curiosité. On commente le roman de Fanny Britt, Faire les sucres.

Voici une écrivaine, dramaturge et essayiste, qui nous a séduite dès la parution de son premier roman, Les maisons. On ira jusqu'à dire que cette nouvelle œuvre a révélé son immense talent. Nous le savons, un premier livre s'écrit presque d'instinct, spontanément, alors que la suite demande plus de discipline intellectuelle, de réflexion préméditée, pour signer la continuité d'un travail efficace. Ce deuxième opus, qui nous a fascinée, contient les qualités inestimables qu'on mentionne dans ces quelques lignes. On a déploré de l'avoir terminé, on aime les événements durables quand ils sont parés d'une écriture autant musicale. Roman polyphonique s'il en est. Les protagonistes modèlent leur destinée sur ce qu'ils figurent de conformisme dans une société qui les a privilégiés. 

Lui, Adam Dumont est un chef-cuisinier réputé, vedette d'une émission culinaire à la télévision. Elle, Marion, a choisi d'être dentiste pour plaire à son père. Lors de vacances à Martha's Vineyard, au Massachusetts, Adam, faisant du surf, heurte violemment une jeune femme noire, Celia, qui vit sur l'île touristique, issue d'un milieu modeste. Elle est petite-fille et fille d'un fabricant de bonbons salés. Des " taffys ". L'accident traumatisera Adam qui prétend avoir failli mourir, avalé puis rejeté par les vagues. La blessure de Celia — luxation d'un genou — passe au second plan, seule la peur de mourir ravagera Adam, le fera réfléchir sur sa vie tourbillonnante. Il est père de deux adolescents, Félix et Adèle, nés de son mariage avec Sarah, avec qui il entretient une relation supportable. De son côté, Marion, douce et conciliante, se soumet aux humeurs taciturnes de son conjoint, essaie de satisfaire sa belle-fille, Adèle, dix-huit ans, élève brillante, contestant le monde qui l'entoure. Vie d'un couple sans distorsion avant que l'accident survenu sur l'île de Martha's Vineyard ne secoue l'arbre confortable sur lequel chacun possède sa branche de labeur soutenu, d'insouciance familiale et sociétale. Adam, bousculé par une profession qui l'accapare, par sa relation parfois tendue avec Sarah, par une fille exigeante et rebelle, par l'indépendance professionnelle de Marion, se retrouve dans une situation de désertion, ayant pour toile de fond l'accident de surf qui a failli lui coûter la vie. Ainsi, il occulte sa victime qui, pourtant, s'avère le fil de cette fiction, son entrée dans le livre lui étant consacrée, démontrant ce que la jeune Afro-Américaine représente sur un continent constamment divisé entre l'Amérique blanche et l'Amérique noire. Adam, s'enfonçant dans son marasme, réalise à quel point certaines de ses activités sont futiles, vides, étourdissantes. Persuadé d'un rapprochement affectif avec lui-même, il rachète l'érablière de la famille Sweet, située à Oka, marquant ainsi le retour à la terre, sinon à l'enfance. D'une manière inconsidérée, il s'attachera à cette famille composée du vieux père, de ses trois filles, de son fils, Sylvain. Adam s'y connaissant peu en acériculture, se fie à l'expérience de Sylvain jusqu'au jour où ce dernier, appuyé de la connivence de ses sœurs, l'assure qu'il peut se passer de ses services. Marion, constatant l'état moral délabré de son compagnon, pouvant peu pour le ramener à la normalité rassurante de leur couple, se divertit dans l'adultère, échappant ainsi aux tracasseries conjugales. Mais il suffit que le rouage d'une machine, soit-elle humaine, déraille pour que s'écroule l'édifice que nous avons bâti indulgemment, sans fondations, ne désirant pas savoir où ce façonnage bancal aboutira. Ce qui arrive à Adam et Marion, la veille des quarante ans de celle-ci, fête que sa mère a organisée. S'ils peuvent se dérober à leurs années de complicité, ils ne peuvent échapper à une soirée où ils doivent feindre, Marion se dépouillant de vieilleries éducatives inculquées par une mère harcelante. La soirée de son anniversaire servira de prétexte à des révélations intérieures. Observant les invités qui s'agitent joyeusement autour d'elle, Marion se rend compte que ces personnes sont sincères alors qu'elle avait imaginé le contraire. Symbolisant ainsi une existence de tricheries.

Celia, après avoir ouvert le récit, le clôt. Retour sur elle-même, sur ses années partagées entre sa mère qui gère une boutique de " taffys ", sur ses cours universitaires. Une grossesse qu'elle vient d'interrompre. Puis, survient l'accident causé par un surfeur maladroit, son regard à lui rempli de panique. Jugement impitoyable de Celia sur cet homme cinquantenaire, un Canadien et sa femme qui l'attendent à sa sortie de la clinique. Elle se tait mais la sentence qu'elle adresse silencieusement à Adam, sur le point de fondre en larmes, ne laisse aucun doute sur ses intentions de vengeance, jusqu'à avoir pitié de lui.

Beaucoup de non-dits secourent les protagonistes, exprimés finement par l'écrivaine Fanny Britt. Invisibilité apparente de Celia, étouffement de sentiments qui désempoisonnent des silences accusateurs. Comme Adam qui achète l'érablière sans en convenir avec Marion. Roman truffé d'oppositions, une Amérique blanche et noire, situation historique jamais résolue. La profession de Marion souligne le mal que cause le sucre, alors que les saveurs culinaires de la profession d'Adam démentent les gestes réparateurs de sa compagne. L'amertume tourmentée qui se dégage du comportement d'Adam contredit l'équilibre bourgeois dans lequel se complait Marion. De nombreux personnages virevoltent autour du couple, résolument seul à cerner ses travers humains. Effleurement de la condition féminine et masculine, sans jamais ne prendre parti, l'écrivaine faisant confiance à la portée du message. Récit sobre aux propos psychologiques, Fanny Britt décrit avec une rage contenue une fresque sociale, qui renforce l'intimisme du roman, nous faisant part des privilèges qui nous sont accordés, que nous ne voyons plus, aveuglés que nous sommes par nos petites satisfactions personnelles dont nous nous contentons pour survivre. Le style fluide intensifie les effluves de caramels et de sirop d'érable qui se dissolvent les uns dans les autres, et c'est beau. Fanny Britt nous comble de sensations gustatives qui nous rassasient d'une lecture sucrée, salée, quelquefois pimentée...


Faire les sucres, Fanny Britt

Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2020, 272 pages

lundi 9 novembre 2020

Les débandades d'existences survoltées ****


Temps des premières fièvres. Temps d'un rêve. Temps des chimères. Temps des semailles et des moissons. Temps de construire, de déconstruire. Temps du désenchantement. Temps perdu que jamais nous ne retrouvons. Temps des voyages puis retour au point de départ. Temps à se préoccuper de ses semblables. Temps de larguer les amarres. Temps de vivre et de mourir. Le Temps est la grande affaire humaine. On commente les nouvelles de André Carpentier, Le cri du poisson et autres esquisses. 

Les histoires brèves ont l'avantage d'être lues dans le désordre. Fantaisie reposante que nous réserve l'ensemble d'un recueil de nouvelles. Celui-ci, qui nous a enchantée, se divise en trois parties, catégorisant des protagonistes à peine cicatrisés des morsures de leur existence. Des moments qui dévoilent, habilement, ce que supportent des individus, prisonniers d'une fatalité percutante. Comme pour nous mettre au diapason des récits qui suivront, le nouvelliste nous fait entrer dans un restaurant en même temps qu'un homme s'installe à une table, déroulant le fil d'une vie improbable avec une femme qui s'est assise à une table voisine. Les deux se sont remarqués et, elle, « le dévore du regard », avant de fantasmer sur une possible liaison avec l'inconnu. Pirouette vaudevillesque, doublée d'une ironie amère, terriblement efficace pour entretenir son isolement. Puis, ce sont les divagations d'un écrivain qui, à la suite d'un relatif succès commercial, est pressé par son éditeur à écrire un deuxième roman. L'écrivain, qui n'a plus rien à raconter, cherche un nouveau sujet. Il le trouvera par hasard dans un train, sous les traits d'une femme algonquine, allant vers Senneterre. La voyageuse narre d'assaut à son interlocuteur stupéfait, les tracas qu'elle a subis à cause d'un Blanc, qui lui a fait une fille sans sa permission. Enfin seul, il notera l'invraisemblable récit de l'Algonquine, mais insatisfait, l'histoire, obscurément, lui échappe. Comme le mentionne le nouvelliste, « Il arrive que la vie organise si étrangement des choses qu'on dirait que c'est l'avenir qui explique nos faits et gestes plutôt que le passé. » Un certain désintéressement de la part du narrateur intensifie la conclusion de son histoire, qu'on soupçonne être à peine le fruit d'une rencontre hasardeuse.

Ces fictions sont un tel bonheur de lecture, comme nous disons, qu'il faudrait fouailler le cœur de ces égarés, disséquer leurs artères, essayer de comprendre quels en sont les véritables enjeux. Se confier à un écrivain, témoin profane, se révèle le meilleur des terrains pour en conserver l'anonymat. Ceci est une virgule avant d'en arriver à la nouvelle qui donne le titre au recueil, Le cri du poisson, à notre avis la plus conséquente, la plus riche, la plus entière, soutenant la tête d'un homme hors de l'eau, loin d'un travail inintéressant. Subitement, cet homme décide de démissionner, de partir en Inde. Les larmes accumulées depuis tant d'années refusant de couler, tarissent durant le parcours fébrile du narrateur, Aurèle Saute, dans les rues agitées de Vârânasî. On ne dira pas pittoresques, cela donnerait une impression touristique qui n'est pas valable dans le cheminement cahoteux d'Aurèle Saute. Il s'étourdit dans des paysages insolites, s'imbibe d'odeurs « d'encens et de cire chaude », son oreille s'imprègne de chants sacrés, il se laisse bousculer par une foule disparate. Tumulte qui efface lentement les années qu'il a perdues à s'abrutir d'un travail qui ne le concernait pas. La curiosité, le décalage horaire, la faim, le font se diriger vers des lieux fourmillant d'êtres humains pour qui cette ambiance survoltée orchestre l'existence. Aurèle Saute, exténué, ne sait plus comment s'exprimer, les choses autour de lui devenant miroir déformant, un long cri jaillira de lui, un cri que personne n'entendra, ni lui-même. Un cri primaire en harmonie avec le début du monde, avec ce qu'il en reste, aurons-nous lu entre les lignes. Qu'Aurèle Saute ressentira encore le lendemain matin, au lever du soleil, ses larmes intérieures s'étant asséchées, le cri les ayant absorbées, résorbant l'inutilité du temps qui a fui. Texte minutieux, presque tragique, décrivant magnifiquement les états hallucinatoires de cet homme qui se dépouille de sa vieille peau, traqué par d'insipides habitudes. 

Des égarés, nous abordons la Babel des éprouvés, des éclopés, comme les situe l'écrivain. Ils ont le cœur brisé par des drames personnels, tel Monsieur Pianola, figé dans un mutisme récalcitrant depuis la mort accidentelle de son fils, pianiste prometteur. Brève et subtile, cette fable dépeint le bonheur puis le malheur aussi brutal que la mort du fils. Plus loin, une femme mentalement fragile rend visite à son père décédé, dans un cimetière où elle mêle les noms lus indifféremment sur les tombes. Détail lancinant qui la tient en vie, lui donne la force de parler au défunt, croyant qu'il lui répondrait... Autre femme éprouvée, Soledad, qui reçoit chez elle « chaque premier lundi du mois », des hommes qui la satisfont sexuellement. Une manière de vivre qui lui répugne, mais elle ne sait comment faire autrement. De femmes en hommes rencontrés dans des situations précaires, en désaccord avec la vie normale, peut-être insignifiante, nous ne pouvons qu'admirer la persuasion dont fait preuve le nouvelliste, ne jugeant jamais leurs agissements, laissant libre cours au plaisir de décortiquer, d'analyser leur manière étrange de se comporter. Les effets de la mémoire ne sont pas étrangers aux bizarreries poussées à leurs extrêmes d'hommes et de femmes, qui, grâce au don d'observation d'André Carpentier, deviennent inévitablement des échardés de leur propre existence. Un narrateur relate l'histoire d'un homme avec qui il s'est lié d'amitié depuis de nombreuses années, cet homme qui fuit, vit par procuration, s'emparant des moindres faits existentiels de son compagnon. Il s'insinue tel un double encombrant, signifiant la noirceur que nous possédons au tréfonds de notre âme. Psyché dérangeante sous les traits d'un homme refoulé, faisant fi de la modération des actes que nous accomplissons pour que la vie soit supportable. Une dernière nouvelle, L'en allé, un couple qui a perdu un enfant, P'tit Pierre, non venu à terme. C'est d'abord André, le fils ainé qui s'exprime, suivi par Odette, mère soumise aux traditions de l'époque, les années cinquante et soixante au Québec, puis par Albert, le père, qui attend son frère Léonidas, pour enterrer le fœtus. La cérémonie terminée, c'est la voix désincarnée de P'tit Pierre qui se fait entendre. Il ne deviendra jamais l'humain qu'il aurait dû être. C'est aussi l'histoire d'une immense solitude se propageant au-delà des êtres qui ne représentent qu'un fétu d'individus aux prises avec les injustices d'une société abîmée par les mensonges d'hommes de pouvoir de tout acabit...

Magnifique recueil de nouvelles qui nous a profondément touchée. Témoignages émouvants si bien élaborés, bouleversants, comme si de rien n'était. Constamment portés par un style dépouillé, oscillant entre une prose poétique et un impressionnisme réflexif. Aucun lyrisme, que du langage à fleur d'épiderme. Nous nous promenons d'un récit à un autre avec crainte et jubilation, atténuant ainsi le sort dramatique de protagonistes en proie à des moments de fatigue intense, vivre étant l'état le plus dynamique pour estomper nos outrages coutumiers. L'écrivain, André Carpentier, témoigne à touches d'âme et non de pierre, de ce qu'il connait des êtres et de leurs avatars. On le remercie de son intrusion pacifique au centre d'un ilot humain, si petit, pourtant volcanique.


Le cri du poisson et autres esquisses, André Carpentier

Leméac Éditeur, Montréal,  2020, 140 pages

lundi 2 novembre 2020

Fille docile, femme battante *** 1/2


Souvent, on entend parler du premier degré de la vie, ce qui nous a donné à réfléchir sur la superficialité dans laquelle nous pataugeons. Tout s'imprègne de nos habitudes confortables. Les guerres continuent : la famine, les pandémies en sont les conséquences. Les gens souffrent et meurent. Émigrent. Il en est de même du regard que nous portons sur un livre, sur un tableau, sur les objets familiers. Le premier degré du moindre effort. On a lu le roman de Louise Desjardins, La fille de la famille.

Cette histoire disloquée s'anime d'une force inattendue qui nous a touchée, celle d'une petite fille née dans les années soixante, soixante-dix en Abitibi-Témiscamingue. Empruntant la voix d'une narratrice qui pourrait être celle de l'écrivaine, elle rapporte ce qu'a été sa jeunesse, partagée entre quatre frères, une mère bienveillante, parfois moralisatrice, comme beaucoup de mères devaient l'être à cette époque restrictive. Un père maladroit envers sa fille, intransigeant avec ses garçons. La fillette, intelligente et lucide, observatrice, souvent se tait, et de ce silence naitront des souvenirs qu'elle rassemblera dans un roman émouvant. Tel un journal écrit quand la mémoire, fatiguée, se laisse aller. L'enfance et l'adolescence étant éteintes, sinon apaisées, elle relatera ce que furent les années à s'occuper de ses frères, aider sa mère qui, à notre avis de lectrice étrangère, abusait de la complaisance affectueuse de sa fille. À mesure qu'elle grandit, les interdictions se font discutables, ce que ressent intérieurement la jeune fille, qui doit se réfugier dans de pieux mensonges. Après de brillantes études, elle devient enseignante. Son conjoint, Aimé, qui est un artiste peintre, vit à ses dépens, obligeant sa compagne à prendre leur vie matérielle en main. Ce qui créera des situations, burlesques à lire, décourageantes à résoudre, comme celle de vivre en concubinage avec son amoureux. Si elle veut continuer d'enseigner, elle devra l'épouser, louer un appartement pour elle seule, ou bien démissionner. Dans ce contexte pernicieux, elle ne peut donner un cours sur Madame Bovary, sans la permission de l'évêque. Plus tard, lors de la naissance de son premier enfant, elle n'aura droit à aucun congé, le père bénéficiera de quelques jours de repos, pour se remettre de ses émotions ! En toute bonne foi, s'expliquent ainsi les hommes du clergé et ceux, professionnels laïques.

Le parcours de la narratrice, où s'inscrit sans faillir l'ombre discrète de l'écrivaine, alterne entre l'enfance et l'adolescence, la jeune femme qui part avec Aimé en France et en Italie, alors qu'elle est censée voyager en Europe avec une amie. Elle relate aussi la situation sociale familiale : le père, employé au ministère des Terres et Forêts, la mère travaille occasionnellement pour que ses enfants reçoivent une éducation décente, cette dernière se faisant de plus en plus complice avec sa fille. Discute avec elle de sujets féminins, comme les menstruations, qui ne doivent pas parvenir aux oreilles de ses frères. Dans cette province figée dans ses interdictions, une adolescente s'émancipe, s'éloigne peu à peu de contraintes désobligeantes. Quand elle ira enseigner à Montréal, elle se laissera séduire par l'animation de la grande ville. Aimé, chargé de cours en Ontario et peignant, elle est seule à pourvoir aux nécessités du quotidien. Solitude obligée, qui renforce son indépendance jusqu'à remettre son couple en question. Elle tourne autour d'elle-même, malheureuse, abandonnée, prémices de la dépression. Deux enfants sont nés, qu'elle confie à une garderie où « les parents doivent s'engager à faire du bénévolat » mais, elle a à faire à des hommes politisés qui veulent refaire le monde à leur manière, en profitent pour « recruter des militants pour leur propre groupe de gauche. » Excédée de cette situation mal venue en cet univers enfantin, la narratrice, lors d'une réunion, remet les pieds sur terre à chacun en mentionnant l'état négligé des toilettes des petits. Bien sûr, elle ne sera pas écoutée, et devra assurer elle-même la propreté des lieux sanitaires. 

Pendant qu'elle se débat entre un mari en partie irresponsable, ne songeant qu'à son bien-être, entre les contraintes professionnelles, l'achat d'une maison, la vente d'un cottage, la solitude qui s'installe sournoisement, le Québec lui aussi prend conscience des outrages qu'il subit depuis des décennies. Le patriarcat qui soudoie les mères et les enfants. La sévérité inconcevable, mais faillible, du père envers ses filles, comme réagit le père de la narratrice quand elle lui avoue qu'elle est devenue incroyante. Les frères, maniérés bêtement devant leur sœur, qui déambulent sur le trottoir opposé. Blessure de la fillette quand elle a dix ans. Ces souvenirs abondants et malaisés sont dépeints avec une telle tranquillité d'esprit que l'écrivaine accroit notre curiosité, rassurée que la narratrice envisage une existence davantage à ses mesures de femme aguerrie. Elle a accompli ce qu'une fille docile devait à sa famille, à la société. Il est temps qu'elle se penche sur elle-même, femme battante, décidant de son avenir au cours d'un voyage inattendu. 

Comme on l'a mentionné plus tôt, la force du style de Louise Desjardins nous a impressionnée, reflétant une femme déterminée à ne pas gâcher ce qui nous est dévolu une seule fois, la vie, simplement. Ultime cadeau. Force sereine qui a permis à l'écrivaine de narrer une existence tant éloignée de la nôtre. Qui nous en a appris sur la volonté d'une petite fille indépendante qui tracera elle-même ses sentiers, balisés de l'éducation parentale, de l'insolence fraternelle, plus tard, de l'amour d'un homme conforté par la force mentale insoupçonnée de son amoureuse mais qui, lassée, la perdra. De grands romans frappent des coups de poing sur la table, Louise Desjardins a choisi la douceur, l'usure des rancœurs, l'amour des êtres et de la nature, un humour irrésistible, pour disséquer une jeunesse qui ne ressemble en rien à un conte de fées. Et toujours ce vieil argument, inexcusable, de devoir faire les choses autrement, parce qu'elle était une fille. Comme apprendre le piano. Chaque chapitre se termine en un clin d'œil posé sur un objet à portée du regard, pour mieux emmagasiner l'instant douloureux, décevant. Peut-être pour l'oublier très vite. On pense à la brièveté poétique d'un haïku...


La fille de la famille, Louise Desjardins

Les Éditions du Boréal, Montréal, 2020, 200 pages