mardi 6 janvier 2009

Tribulations d'enfance


Pour saluer le Nouvel An, commenter un livre se rapportant à l'enfance est presque de rigueur. Janvier ne relève-t-il pas de l'enfance lui aussi ? Pour ce faire, on a choisi le huitième ouvrage du discret romancier et nouvelliste Pierre Manseau, Les amis d'enfance.

Année 1964. Quatre Roches, village de la vallée du Saint-Laurent, où en apparence peu de choses se passent. Nous sommes conviés à la vie quotidienne des villageois en ce début du mois de mai, quand « le nordet se prélasse et prend le temps de se réchauffer sur la batture [...] » Martin Beauregard, douze ans, dépeint les intrigues agitant une population rassemblée dans un décor champêtre, aux mœurs dirigées par l'Église, en l'occurrence le chanoine Courchesne, conservateur, et le vicaire Alarie, avant-gardiste. Des figures singulières composent un essaim hétérogène. Deux familles, pour des raisons d'ordre social, se heurtent, les Beauregard et les Chicoine. Ces derniers voient d'un mauvais œil l'amitié qui lie Martin Beauregard à leur jeune fils Sylvain doté de cinq sœurs alors que Martin a un frère de sept ans son aîné, Luc, à qui il voue une admiration sans borne. Luc étudie à l'Université de Laval, il collabore au journal étudiant, ambitionne de devenir un journaliste reconnu. Frondeur comme on peut l'être à dix-neuf ans, il a écrit un article subversif traitant de La classe dirigeante dans les petites localités. Il en a envoyé une copie « à la tribune libre du Soleil, le grand quotidien de Québec. » En fait, l'article en question morigène les patrons de la mine B.T.J., mine de « métal rare », qui mettent en danger la vie des mineurs...

À la suite de cet impair, Luc devra quitter le village, son père étant l'ingénieur de la mine. Le drame, s'il en est un, mettra en branle l'imagination fertile de Martin ; il décrira les villageois qui, après le départ de Luc, épandront leurs pensées bonnes et mauvaises. Martin a la désagréable impression que « chacun le pointe du doigt. » Le chanoine Courchesne, le docteur Fontaine, les trois bigotes Brunet, Pépère Jaunisse, les Déniaisés, une « bande de garçons qui ont un duvet au menton et de filles qui mâchent de la gomme. [...] » On n'oublie pas Aline Chicoine, amoureuse de Luc, pourtant promis à Brigitte Bourgeoys, « fille unique du Président-directeur général de la mine [...] le patron de mon père. » Jean Legardeur, journalier et le dernier des « revenants », Marie-Marthe Poitras, la fille du quincaillier, Myriam Atoka, sorcière aux varechs. Il faudrait citer tous les personnages vus par les yeux émerveillés et naïfs de Martin Beauregard, qui, au fil de l'histoire, nous fait part des commentaires de son frère sur sa manière d'écrire. Si Luc convoite le journalisme, Martin deviendra poète ou écrivain. Quand un événement le tourmente, ses propos descriptifs s'enrubannent d'images surréalistes, donnant un ton fantaisiste à son style spontané, enfantin.

Un soir, Luc réapparaît et, par l'entremise d'Aline, il donne rendez-vous à Martin pour une conversation « seul à seul ». Il lui demande de descendre dans la mine inspecter une nouvelle cave d'extraction inachevée. Elle n'est que « échafaudages de poutres, de madriers, de n'importe quelles planches. » Le rôle de Martin sera d'en tester la solidité. Après bien des conciliabules, créant des chassés-croisés entre plusieurs protagonistes, Martin se rendra à la mine avec Sylvain qu'il a mis dans le secret. Sylvain connaît le lieu, il servira de guide.

Après leur descente périlleuse, qui a coûté la vie à Sylvain, Martin divague entre le réel et le rêve, sauf que la magie n'opère plus. Dans ses réflexions intérieures, constamment l'enfance est remise en question ; il se rend compte qu'il a été manipulé, n'admet pas que son frère l'ait trahi, Luc s'est enfui avec Brigitte Bourgeoys, ils ont « pris le chemin du Texas et des puits d'or noir. » Par la voix de Pierre Manseau, ce sont des pages mélancoliques et amères, qui traduisent les désillusions de Martin. « Le monde des adultes dans lequel je n'ai plus d'autre choix que d'entrer est-il un monde d'accroires ? Faudra-t-il que, chaque jour de ma vie, je lutte pour ne pas être moi? »

Il faut lire ce roman touchant et grave, s'immerger dans le monde des " vertes années ", les larmes surgiront plus tard. D'une plume qu'il a trempée dans l'encrier des pupitres à l'école primaire, Pierre Manseau nous rappelle que, telle l'encre, l'enfance s'avère indélébile et que l'odeur âcre de ce liquide imbibe nos premières nostalgies. Pierre Manseau porte en lui un univers innocent que pour notre grand bonheur de lecture, il a la générosité de nous faire partager.


Les amis d'enfance, Pierre Manseau
Éditions Triptyque, Montréal, 2008, 132 pages