lundi 27 septembre 2010

Venise et ses masques ***1/2



Septembre porte beau, il nous ravit. Il se fait campagnard et urbain. Gris et bleu. Pluvieux et ensoleillé. Semblable à chacun de nous, il se vêt de tons fantaisistes. Nous promenant avec une amie, nous avons ri de nos différences. En rentrant, on a visionné pour la énième fois le film Farinelli, réalisé par Gérard Corbiau. On n'a pu s'empêcher de le comparer au roman de Marc Ory, Zanipolo, dont on parle ici.

L'action se déroule à Venise, au XVIIIe siècle. Somptueux et cruel, ce temps révolu nous propulse dans un décor théâtral. Le vieux peintre Niccolo Guardi se meurt. Son frère, Francesco Guardi, paysagiste, âgé lui aussi, et son fils, prêtre, le veillent. Plus tard, le fils rappelle à son père sa promesse de lui raconter l'histoire de « l'Être, le Double. »  Francesco contemple Venise, ville amphibienne, « tel un miracle journalier. ». Se souvenant de la requête de son fils, il s'interroge sur « cet insolite épisode vénitien. » Le soleil matinal le réchauffant, il s'endort contre une colonne et rêve...

La parabole s'inscrit durant la soixante et unième année du XVIIIe siècle. Une gondole « au toit en demi-tonneau » pénètre dans le théâtre San Benedetto « par une écluse qui se referma immédiatement derrière elle. » Tous les soirs, pendant deux mois, le manège recommence. Superstitieux, le peuple vénitien entend des voix « mélodieuses et sublimes qui répétaient des airs d'opéra, des motets et des cantates. » Nous saurons par un espion dévoué à la cause de l'inquisiteur rouge, Alessandro Di San Paoli, que ces voix inégalées appartiennent aux jumeaux Giovanni et Paolo. Tous deux sont en réalité des frères siamois, liés par le sacrum ; malheur à ceux qui voudraient connaître leur identité. Se chuchote que leur mère est une aristocrate française, morte en couches. Le soir de la première représentation, la magie de leur voix et leur corps difforme donnent lieu à une émeute. Leur anormalité classe les jumeaux parmi les monstres, mais la tessiture sublime de leur voix éblouit puis anesthésie le peuple jusqu'au drame. Il se greffera sur les amours ardentes de Giovanni avec une jeune soprano soliste, Maddalena, protégée d'Alessandro Di San Paoli, qui l'avait découverte à dix ans à l'Hospice des incurables, dont la mission première était de soigner les syphilitiques, « et qui transformait de pauvres orphelines en musiciennes hors pair. » Lors d'un ultime concert, ils seront dévorés par une passion irrépressible. En grand secret, ils se marieront, devront se séparer jusqu'au jour où, mystérieusement, Maddalena disparaît. Giovanni et Paolo, condamnés pour meurtre, seront suppliciés sur la place publique. Comme il était de rigueur en cette époque obscure, un miracle se produit qui détournera le peuple de l'exécution des deux hommes : le navire de l'émissaire du roi de France Louis XV mouille le matin même de leur mise à mort. « Il fut horrifié par le spectacle qu'offrai[ent] la place et Zanipolo en bure. Il alla toutefois présenter ses hommages au doge [...] » Les pourparlers s'engageront plus tard, la foule s'étant désintéressée du monstre et de la pécheresse Maddalena, soudainement réapparue, pour admirer la mer et le Bellérophon, « vaisseau de premier rang » d'où descendit le comte René-Antoine de Polmer du Royer d'Hargençon, « suivi de sa suite ».

En fait, l'histoire serait classique si elle se résumait aux amours contrariées de Giovanni et de Maddalena. Ne pouvant relater l'extrême beauté des scènes illustrant Venise, superbement dépeintes par l'auteur Marc Ory, nous nous penchons sur la complexité rustre des êtres qui gouvernaient la Cité. Entre la férocité de l'Église et de l'État, il n'était pas bon de naître différent. Guidé par l'analphabétisme et la peur de l'enfer, le peuple se résignait aux exigences inhumaines de l'Inquisition. N'est-ce pas deux familles rivales qui, pour satisfaire leur ambition, jugeront du sort des jumeaux ? N'est-ce pas le célèbre chirurgien Carlotti, de Padoue, qui, brandissant sa perruque et son doigt, les bannira en s'écriant qu'ils étaient pygopages, terme dont sont désignés les siamois soudés par les vertèbres lombaires. La foule hystérique n'y tient pas. « Elle arracha ses masques et les loups furent piétinés. » Pour apaiser ce phénomène physique, une poissonnière, dévote de l'église di Santi Giovanni e Paolo, les surnomma : Zanipolo, contraction de leur prénom. Bannis par les hommes, Giovanni et Paolo auront peu à redouter de leur ignorance barbare, descendants authentifiés qu'ils sont d'une mère aristocrate française.

Roman mené de main de maître par Marc Ory. D'une écriture à la fois dynamique et tendre, il décrit magistralement les mœurs outrancières de ce XVIIIe siècle regroupé autour de Venise, assiégée par les inquisiteurs. Savamment, avec un humour débordant, l'auteur narre la vie coutumière qui formait la société cosmopolite d'une ville aspirée par la démesure.  De nombreux courts chapitres nous enchantent, nous les relisons sans nous lasser. La conversation qu'échangent un alchimiste et un vieil Espagnol instruisant le lecteur sur les divers pigments qu'utilisaient les peintres de jadis, nous a réjouie. Giovanni et Maddalena recevant, chacun de son côté, un cours d'anatomie sexuelle, Paolo tonitruant un poème érotique avant son supplice, autant de sensualité luxuriante qui nous titille ! Marc Ory termine ce conte historique, librement structuré, sur une note primesautière qui semble affirmer que le destin des hommes ne s'accomplit jamais seul. Nous avons besoin de notre dualité, de nos contradictions pour justifier nos actes et nos actions, départager le bien du mal qui nous taraude, combattant tels deux frères ennemis, eux aussi incapables de se séparer.


Zanipolo, Marc Ory
Les éditions Triptyque, Montréal, 2010, 134 pages

lundi 13 septembre 2010

Des histoires japonisées ***

Septembre. Le mois qu'on préfère. Le mois de l'année qui se suffit à lui-même. Ce n'est plus tout à fait l'été, ni encore tout à fait l'automne. Mois indépendant qui folâtre avec le soleil et la pluie. S'insinue entre les tons orangés et rouges. Un livre à la main, on ne peut que contempler la nature qui se transforme lentement. Un peu dépaysée par la mue du paysage, on l'est aussi en lisant les nouvelles de Vincent Thibault, La Pureté.

La nouvelle éponyme nous introduit dans un univers violent et souterrain, qui est celui du métro de Tokyo. Nous assistons à la course effrénée d'un homme, responsable de l'attaque au gaz sarin tuant un nombre incalculable de personnes. L'auteur s'adresse au criminel, lui décrit la condition pathétique des victimes, quand soudain un fait inattendu se produit... Du récit Un air nouveau, nous tirons une profonde leçon d'humilité. Ajima-sensei, soixante-six ans, « enseignait la gymnastique chinoise dans le sous-sol d'une petite église de quartier. » Un matin de grande tempête, en attendant ses élèves, il « posa les yeux » sur le vieil orgue électrique. Après avoir découvert un livre traitant du bonheur de jouer de cet instrument, il se décide à improviser et, chaque semaine, il pratiquera « son petit répertoire »... Un an plus tard, se rendant à la chapelle, il ne peut que constater les flammes ravageant ce lieu où il a vécu tant d'heures sereines... Que deviendra le professeur en apprenant que l'incendie s'est déclaré « à la suite d'un problème électrique avec l'orgue. » ? On a particulièrement apprécié l'histoire intitulée S'animer. Un vieil homme, qui rend visite à son frère, s'arrête devant une vitrine de chez Chanel, située sur la « chic avenue Louise. » Il est fasciné par une femme, le regard observant les nuages. Le lendemain, un « grand blondinet en complet de luxe » se tient près d'elle. Chaque jour, le vieux Japonais remonte l'avenue Louise pour contempler la femme immobile dans la vitrine, le blondinet à ses côtés envers qui il éprouvera une éphémère jalousie. Puis, après avoir fait un rêve symbolique, il remarque, aux pieds de la femme, une « plaque dorée » sur laquelle le magasin demande un employé... Dans À propos de la dent de requin, nous lisons la lettre qu'un jeune Japonais écrit à son père ; il lui explique comment il a fait connaissance avec Myriam, sa future épouse. Après quelques péripéties, le morceau d'un futile et minuscule objet cassé en deux les a unis dans une harmonieuse tendresse. Autre nouvelle troublante, Naomi. Sortant de chez son frère aîné, Masaru, surpris par un violent orage, se réfugie dans une tour désaffectée. Alors qu'il contemple l'architecture de l'endroit, Naomi, une jeune femme noire surgit devant lui, le laissant perplexe. Comment est-elle entrée dans la tour ? Une aura de mystère flotte autour d'elle qui bouleversera Masaru jusqu'au dénouement.

Ces textes inédits nous ramènent au talent particulier de l'auteur que l'on savoure de livre en livre. Mais dans ce  recueil, n'est-ce pas là où le bât blesse ? Le communiqué de presse nous informe, et on cite : " Le défi que s'était lancé Vincent Thibault avec ce projet était d'écrire un recueil qui aurait pu être signé par un Japonais. " Même si ces textes fourmillent de non-dits, d'un tremblement mental distinguant les personnages, l'illusion n'a pas fonctionné. Il aurait fallu plus de voix balbutiantes, de murmures timides, d'ombres mouvantes, surtout plus de silences évocateurs pour créer une ambiance japonaise, comme nous la percevons dans l'œuvre de Yukio Mishima, de Yoko Ogawa, celle d'Aki Shimazaki. Il ne suffit pas d'affubler des créatures fictives de noms asiatiques pour les imprégner d'une culture tellement éloignée de la nôtre. Le dernier récit, Le promeneur, hors contexte, nous semble le mieux approprié à reproduire les intentions louables de Vincent Thibault. Le style vivifiant, inimitable de l'auteur, devrait se mettre au service d'une littérature qui lui est propre et non vouloir se démarquer d'une civilisation six fois millénaire.

Toutefois, on recommande la lecture de ces nouvelles pour jouir du talent impétueux de Vincent Thibault, de son originalité percutante. De ses thèmes tactiques, de ses protagonistes récalcitrants qui l'inspirent si bellement.


La Pureté, Vincent Thibault
Les éditions du Septentrion, collection Hamac
Sillery, 2010, 152 pages