lundi 11 mai 2015

L'écrivain et le poète *** 1/2

En fin d'après-midi, dans le trafic bruyant de la rue, on a réalisé que l'essentiel n'existait qu'en soi. La solitude et le silence se suffisent à eux-mêmes. Nulle nécessité d'un tel truisme tautologique sur notre atterrage. L'essentiel s'affilie au grain de sable chahuté dans un désert balayé par des vents ignés, avant de se cristalliser en une roche évaporitique de gypse. L'essentiel se niche au creux de notre mémoire parmi le tumulte des âges. Parmi les pétales de roses minérales. On parle de la novella, Des lames de pierre, signée Maxime Raymond Bock.

Des êtres nous habitent, d'autres nous indiffèrent. D'autres encore que nous méprisons. Nous rencontrons ces êtres dans un bar, dans un parc, généralement dans un lieu public. C'est ainsi que le narrateur de ce récit interviendra auprès de Robert Lacerte, dénommé Baloney, poète raté, genre de météorite incompris, un soir de juin où, « la Vanne à poèmes [ faisant ] sa tournée », sa fillette lui échappe. Elle est assise sur un banc « à côté d'un vieil homme qui la regardait en souriant, une cigarette pendouillant à la commissure. » Le père salue l'inconnu, le remercie puis l'oublie. Cependant, le mois suivant, il le reconnait à une lecture de poésie. Il l'aborde. Après avoir échangé des civilités d'usage, ils iront « boire quelques pintes ». Robert Lacerte, natif de Saint-Donat, ne se souvient pas d'avoir eu une enfance, parce que sans histoire : il est né au bout d'une nombreuse famille. Le premier souvenir date de ses quatorze ans, lors d'un séjour dans un camp de bûcherons. Trop jeune pour bûcher, il devra entretenir les lieux, aidé de Denis Berval, fils du notaire de Saint-Hippolyte, tâcheron de camp. Ensemble, ils vivront une amitié de force, manière utilitaire de se barricader contre les médisances des bûcherons. Puis, tous deux prendront la fuite, avec la complicité de Ayotte, cocher venu apporter « la deuxième livraison de l'hiver. » Dans ces denrées, il y a un paquet de livres, des feuilles, des crayons de plomb, destinés à Denis Berval. Le jeune Robert, ne sachant quoi faire de sa vie, prendra peu à peu conscience de l'importance de l'écriture et des lectures de son coéquipier. Plus tard, des boulots occasionnels, des chambres mansardées. Il arrivera à Sherbrooke où il deviendra cuisinier dans une cantine populaire. Il s'amourachera d'une serveuse avec qui il partagera une liaison de surface. Ils fréquentent des bars achalandés, enfumés. Font la connaissance d'un couple déjà aperçu. Simon et Jeannette, « beaux à en faire mal. » Simon est peintre, Jeannette actrice. Le temps passant sur les uns et les autres, Robert et Simon décideront de  faire une virée en Amérique du Sud. L'aventure tournera au drame, Simon sera tué, ou noyé, nous ne savons trop. De retour vers le nord, après des péripéties douloureuses, un temps de répit à Montréal, nous retrouvons Robert Lacerte dans une chambre, aux soins palliatifs de l'hôpital Maisonneuve-Rosemont, le cancer « finirait de l'avarier, jusqu'à ce que son cervelet ne s'éteigne [ ... ] »

Ceci est la part physique, extérieure, d'un homme qui n'a voulu qu'écrire. Le narrateur, écrivain à cours d'inspiration, se sent redevable envers ce marginal de l'avoir placé face à la vanité de sa vie, celle rangée d'un homme marié et père de famille. Réviseur. Miroir de l'un et de l'autre. L'un est, l'autre aurait voulu, comme si les rôles s'inversaient, comme si la spirale de cette histoire nouait davantage de liens improbables entre les deux protagonistes. Robert Lacerte avait coupé toute relation avec sa famille, ne gardant dans son sillage que son frère Yves, d'un an et demi son aîné. Après la mort de celui-ci, Robert recherchera un ami, tel un double, non de son frère ni de lui-même, sorte de confident étranger à qui nous révélons les pires désastres de notre existence. Ce confident fortuit n'est-il pas un écrivain qui parvient difficilement à se faire publier ? De temps à autre, pour reprendre son souffle, ou réfléchir sur sa condition précaire d'écrivain, le conteur fait part au lecteur de son scepticisme quant à la nécessité d'écrire, accaparé qu'il est par son travail, par ses enfants. Mise en abyme du poète qui doit cheminer seul. La première fois que le narrateur s'entretiendra avec Robert, il est persuadé qu'il n'écrira plus. Autre mise en abyme de soi-même.

Insolite rencontre qui, rarement, nous semble fictive mais nourrie de la réflexion intime de l'auteur qui, imitant son personnage, fréquente des poètes réputés, ou peut-être fait-il confiance à la confession manigancée d'un homme qui aurait aimé que son talent fût reconnu, au point de plagier plusieurs strophes poétiques. Il devra alors se taire. Sa vie s'inscrira dans un long silence, partagé avec son frère Yves et le narrateur. Seuls, leurs deux noms seront mentionnés dans un carnet d'adresses, posé là, chez lui, à côté du téléphone. « Symbole ironique de sa solitude », conclura son compagnon, qui l'assistera jusqu'à son dernier souffle.

Novella — ou court roman — dérangeante et lucide, intelligemment structurée, agrémentée d'un effet saisissant d'attente et de fuite, imprégnée d'une observation aiguë, que nous offre Maxime Raymond Bock. Toute inspiration soutirée des mésaventures d'un inconnu accomplissant tout et rien à la fois, se résume à des lames de pierre, mentionnées et titrées par Bock. Fragments plutôt qu'entièreté de la vie d'un homme cerné par une vérité mensongère, qu'il ne sait plus très bien narrer, ni diriger, ses racines proliférant sous un terrain miné par trop d'incidences contradictoires. Fragilité exacerbée de deux hommes qui, pour se protéger de leur incapacité intellectuelle, se racontent à partir de recoupements vitaux, imbriqués au centre de rêves que suscitent les choses inachevées. L'un relate ses insuffisances à un écrivain désenchanté, l'autre se confie à un lecteur avide. Deux hommes qui n'en font qu'un.


Des lames de pierre, Maxime Raymond Bock
Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2015, 112 pages