lundi 29 octobre 2012

La vieille femme et l'enfant *** 1/2

Aphorisme. Une jeune fille de quinze ans monte sur scène. Au rythme endiablé de sa guitare, paillettes et strass, sans talent elle chante. Les médias crient au génie. Un oiseau prend son envol, tombe et meurt. On se penche sur le roman de Lori Lansens, La ballade des adieux.

Année 1980. Adélaïde Shadd, vieille femme noire de soixante-dix ans, se voit confier malgré elle une petite fille métisse abandonnée par sa mère. Elle demeure dans un parc à caravanes Lakeview, à trente kilomètres de Chatham, Ontario. Quand Sharla Cody, cinq ans, la rejoint en pleine nuit, elle est prête à l'envoyer dans un foyer d'accueil. À son âge, que ferait-elle d'une enfant si jeune ? C'est sans compter avec le charme de la gamine qui se cherche une maman, la sienne lui préférant des amants occasionnels, qui la brutalisent. Les jours passent, printaniers, allégés par la présence attachante de la fillette. Addy lui prête des sortilèges qui déclenchent des souvenirs houleux, déchirants, dans l'esprit de celle que Sharla appelle Mamaddy.

Années 1920. Adelaïde Shadd est née à Rusholme, ville surtout peuplée de familles « de couleur ». Fondée vers 1850 par des esclaves noirs venant des États-Unis. À la suite d'une légende liée à un pasteur blanc américain, visité par le Seigneur, quatorze esclaves fugitifs s'étaient réfugiés au Canada, avaient fondé Rusholme. Adélaïde et son frère Leam seront éduqués dans une famille paysanne traditionnelle où les Noirs, à force de persévérance, ont acquis quelques biens. Adelaïde était destinée à se marier, à avoir des enfants. Mais l'impitoyable destin qui manipule outrageusement certains individus s'acharnera sur la jeune fille. À quinze ans, elle s'amourache de Chester Monk, garçon de son âge qui, dans le quotidien, lui prête peu d'attention. Il faudra qu'ait lieu la fête des Fraises pour que le drame éclate. Invitant une amie d'Adélaïde à se promener, Chester Monk dépite si fort la jeune fille qu'elle se réfugie chez ses parents. Sournoise, l'ignominie se présente sous les traits d'un ami de la famille qui violera l'adolescente. Enceinte, Adélaïde sera accusée d'être la cause de la mort de trois hommes, dont celle de son frère. Déshonorés, ses parents la banniront. À leurs yeux ignorants, elle est une « fille perdue ».

Il serait inconvenant de narrer au lecteur le périple insensé d'Adélaïde. Aucune jeune femme n'aurait survécu à ces accusations. Déterminée à prouver son innocence, toutes ses innocences, devrait-on écrire, Adélaïde se battra farouchement contre une société bornée. Recueillie un jour, rejetée le lendemain dès que les gens la reconnaissent, alourdissant ses épaules de la responsabilité d'actes dont personne ne connaît la source. De Windsor à Détroit, de Détroit à Chatham, et les années passant, Adélaïde s'éloigne de sa ville d'origine, de ses parents qui l'ont reniée. Elle rencontrera Gradison Modely qui l'épousera, le temps des mauvais augures semble s'esquiver. Temps pendant lequel Adélaïde observera ses semblables, pénétrant des secrets familiaux non moins révoltants que les siens, qui l'apitoient plus qu'ils ne la soulagent. La solitude et la mort s'avèrent un foyer de complicité, de réconciliation avec des êtres disparus qui cherchent à se faire pardonner. Des âmes fantomatiques, comme celle de son frère, ne la quittent jamais, l'assurent de leur étrange soutien, du besoin intense de la seconder dans ses agissements. Noirs, Blancs et Métis s'amalgament à des événements historiques et fictifs qui, lentement, se désagrègent dans la vie moderne des années quatre-vingt. Une jeune fille noire qui se promène avec son amoureux ne provoque plus de scandale.

Dans la vie présente, Addy Shadd, sachant qu'elle va bientôt mourir, ne se soucie que d'une chose. Trouver le père de Sharla Cody, une maison qui la préservera d'éventuels foyers d'accueil. Des anecdotes parfois amusantes, parfois angoissantes, composent le quotidien d'une vieille femme de plus en plus en proie à des rêves éveillés ou endormis. Des voix qui finiront par l'emporter. Vivante, elle protège une petite fille pétulante aux prises avec les coups de griffes donnés par des enfants de son âge, des adultes écorchés par une existence qu'ils n'ont pas toujours choisie. Fatalité inconsciente surgie de nulle part, telles les accusations portées contre Adélaïde Shadd, à son adolescence. Les sentences prononcées par des générations vieillissantes n'ont plus cours, le drame survenu à une jeune fille d'autrefois, a sombré dans des tombes silencieuses, poussiéreuses. Ne reste qu'une immense déconvenue face à l'insondable.

Le récit déboule, abondant, magnanime. Une histoire d'amour où la sexualité l'emporte sur les préjugés. Récit empreint de révolte contrebalançant une extrême générosité. Le pardon accordé à des êtres qui ont agi par ignorance, ce que comprendra Addy Shadd en aimant une enfant qu'à son tour, elle défend contre les aléas d'un avenir incertain. Roman sorti tout droit d'ombres célèbres. Charles Dickens, Margaret Laurence, Toni Morrison. Roman d'envergure où le style spiralé dénoue des intrigues inattendues, révèle la complexité douce-amère d'hommes et de femmes aux apparences trompeuses. Une lecture sans failles dans laquelle nous nous engouffrons, qui n'aura de fin que dans la démarche entreprise par Adelaïde Shadd. Déchiffrer le chant des potentialités humaines. Leurs bienfaits et leurs conséquences.

On a aimé la fluidité de la traduction, signée Valérie Rosier.


La ballade des adieux, Lori Lansens
Traduit de l'anglais par Valérie Rosier
Éditions Alto, Québec, 2012, 584 pages


lundi 15 octobre 2012

Tout s'ordonne ****

Témoin d'un incident désagréable, on a pris conscience de notre détestation envers les hystériques, les manipulateurs harcelants. Ceux et celles qui refusent de se remettre en question. De s'interroger humblement dans un miroir. Est-il plus simple de pardonner aux autres que de se pardonner à soi-même ? On a lu les essais de Roland Bourneuf, Points de vue.

Ouvrir un ouvrage de cet écrivain invite le lecteur à entrer dans les " heures précieuses " d'un jardin au Moyen Âge. Nous marchons à pas feutrés dans des allées verdoyantes, comme nous tournons délicatement les pages chaleureuses de ces essais. Vingt-quatre textes où, en compagnie de l'auteur, nous pérégrinons — quel vocable symbolique ! — sans nous lasser. Nous allons de l'avant vers l'arrière, et inversement, fécond périple. En cours de route, tant dans les allées verdoyantes que dans le livre, nous redoutons une distraction. Nous semons des cailloux blancs, l'âge tendre de Poucet nous innocente. Le tronc rugueux d'un arbre, le paragraphe nuancé d'une chronique, auraient-ils échappé à notre regard sollicité par trop de merveilles écrites ? Des lieux que fréquente Roland Bourneuf, situés entre passé et présent, oscillant entre rêve et réalité, découlent des résonances : retentissement de souvenirs d'enfance, de la craie sur un tableau noir ; effluves émanant d'êtres par l'âge altérés, du fleuve navigable, de l'encre violette stagnant dans l'encrier en porcelaine. L'enfance, au même titre que différents lieux, somnole dans une tendresse indulgente. Les voyages aux frontières ouvertes s'ajustent à la nécessité de déambuler dans l'imaginaire et dans l'existence.

Une multitude de réflexions s'associent aux cheminements que poursuit l'écrivain. Il nous convainc de la véracité d'univers ancrés plus tard dans la mémoire, les objets qu'il a rapportés dans ses bagages privilégiant leur état d'appartenance. Errances en hauts lieux, randonnées au Tibet, recours à l'abri, flottaisons durant une brève insomnie, les seuils habités, le regard contemplatif s'attardant sur quelques peintres ; flânerie dans les pas de poètes aujourd'hui devenus « ...parole de l'homme, parole de ce qui les transcende [...] ». Le mouvement, signe incontestable que le corps agit, que l'esprit veille, envahit, bienveillant, la teneur méditative des récits. Titillation des sens, ferveur de silences qu'impose une lente maturation, divulguant des situations parfois ironiques, plus souvent gravées de faits douloureux, d'histoires de guerres traversées, contredisant le retour improbable de jeunes gens qui n'y croyaient pas vraiment... Puis, l'infamant passage du temps où la douceur d'un cloître accueille le voyageur égaré, épuisé de tant de découvertes au sein de randonnées innommées. Wanderer, une approche mystérieuse vers son semblable et vers soi au centre d'un jardin, à l'intérieur d'un livre raffiné, tel un lever de soleil sur une palmeraie, celle de Marrakech convient à la beauté que nous voulons évoquer.

Roland Bourneuf, soucieux de ne jamais déborder des limites de ses points de vue, ou en franchissant les seuils, se révèle un grand humaniste quand, se détournant de sa ville natale, abordant des cités dressées dans la nuit des temps, il nous enveloppe de son regard ébloui, étonné du génie de l'homme. Les pierres ruinées témoignent de civilisations déplacées, d'une transhumance humaine qui n'a su résister à de routinières catastrophes naturelles ou hargnes guerrières. Une immense émotion se propage au long de marches infatigables, livre ou jardin. Heure récréative qui nous permet de mieux cerner la beauté du monde et ses envers.

Abrégement d'un discours personnel, autre mouvement introverti, nous évitant de porter un jugement sur un livre où les liens se tissent entre l'infime et l'universel. Sur un jardin embelli d'allées parfaitement rectilignes. Métaphore recelant la vaste érudition jamais démentie de l'écrivain, sa curiosité insatiable. Pérégrinations autour d'un monde à la portée de tout un chacun, à l'intérieur d'un univers fait et refait de la densité de nos vagabondages psychiques, de nos fugues spirituelles. Le tour de notre prison ou de soi-même ressemblerait-il à la fleur de l'amandier qui, un matin, éclatait « [...] comme si l'arbre avait libéré soudain la splendeur qui était en lui. » ? Splendeur d'une écriture de longue date maîtrisée, élégance d'un style délibérément poétique, plénitude d'une pensée essentielle, clairvoyante. Livre et jardin se fondent l'un en l'autre, les thèmes chatoyants, diversifiés, se ramifient en une générosité infinie. Allégorie confondue dans la démarche intellectuelle d'un écrivain où l'humain se pose, se définit au centre d'une exploration interrogative, libérant un faisceau harmonique et mythique, où tout s'imbrique, où tout s'ordonne.


Points de vue, Roland Bourneuf
Éditions L'instant même, Québec, 2012, 120 pages

mardi 9 octobre 2012

Nouvelles éclatées ***

La rassurant sur les sentiments de son mari à son égard, elle nous répond en riant qu'on lit trop de romans Arlequin ! Songeuse, on se dit qu'il ne faut pas dénigrer ce genre de livres, s'ils convertissent une seule personne à des lectures plus sérieuses. On a terminé de lire le premier recueil de nouvelles d'Emmanuelle Cornu, Jésus, Cassandre et les Demoiselles.


Quarante nouvelles brèves, divisées en dix parties, chacune faisant intervenir un personnage féminin plutôt que masculin, entouré de Demoiselles. Les nommer importe peu, les filles ou femmes se reliant entre elles leur inventent une existence à rebondissements... On n'a pas toujours saisi les aboutissants de ces aventures intimes, mais le regard tendre ou narquois de la jeune auteure nous convainc de leur pertinence. Au hasard, on cite quelques titres. Cassandre et la culture des prunes, une petite fille timide se fait malmener par des compagnes plus hardies, Manon est là pour la défendre. Eluda-Louisiana et les Demoiselles, fabrique des breloques et, comme toute créatrice, en détruit quelques-unes. Cale sèche, Joëlle ne sait plus très bien où elle en est. Réfugiée dans une goélette, elle imagine tout perdre à la venue de l'hiver. Crevette sur fond de toile décrit le parcours artistique de Lysandre qui, doutant de son talent, a refusé les codes établis. Jésus, dans la salle de bain. Un enfant « embrouillé dans ses chimères » se débat contre le « citoyen » que peut-être il deviendra. Tu vas revenir dans quelques minutes, en camping, une jeune femme s'interroge sur le retour probable de son amante. J'ai un bureau qui brille ou le regard ironique d'une narratrice sur sa condition sociale.

D'autres fables plus hermétiques, non moins symboliques, valorisent bellement l'ensemble du recueil. Des femmes névrosées, témoins de leur propre drame, se glissent hors d'un temps réel qui ne semble plus leur appartenir, créant un effet funambulesque à mesure que les pages se tournent. Un univers enfantin fait place à un monde plus radical, celui d'adultes qui se cherchent au centre des méandres de leurs avatars. Un détail — un désir — déclenche une effervescence créative que ressent le lecteur. Emmanuelle Cornu ne manque pas d'humour acide quand elle se penche sur les aléas de la société actuelle. La nouvelle SUPER bouchée, grinçante à souhait, démontre la stupidité de Consuelo face aux objets qu'elle possède, qu'ils soient conséquents ou pas. Au volant de sa « SUPER bagnole », elle ne se rend pas compte du danger qui la guette, trop occupée à donner de l'importance aux superlatifs qu'elle utilise, l'empêchant de penser. Une étrange certitude se dégage de ces textes : une destruction mentale et physique quand plus rien ne va. Faut-il se laisser emporter par un vent violent avant de se poser sur un sol lisse et stable ? Un grand vent souffle sur ces textes originaux, que rythment des phrases concises, un apport parfois excessif de répétitions lancinantes.

Notons un riche imaginaire nourri, on le devine, d'expériences heureuses ou malheureuses survenues à l'auteure. Observant ses congénères, elle a capté dans un regard désemparé, dans un geste hésitant, une parole tremblante, d'inévitables déceptions. Si on privilégie le caractère conforme, aéré des nouvelles classiques, on ne peut douter du talent d'Emmanuelle Cornu. Animée d'une révolte intérieure inhérente à ceux et celles qui ont quelque chose à dénoncer, l'auteure se cabre, frémit, tel un animal indiscipliné refuse les affres de l'assujettissement. On attendra patiemment une deuxième parution de cette écrivaine à la plume acérée, ces récits s'avérant une étonnante promesse...


Jésus, Cassandre et les Demoiselles, Emmanuelle Cornu
Éditions Druide, Montréal, 2012, 208 pages