lundi 1 février 2021

Le quotidien ordinaire et ses extras *** 1/2


On dirait que la ville est coupée en deux. Barrière érigée entre neige et pluie, des deux côtés l'ambiance s'avère de grisaille. Le ciel fait son possible pour se sortir de ce fatras, n'y parvient pas. Le soleil dort, la nature aussi. On ne se formalise pas de tant de maussaderie, les jours ont basculé vers une touche printanière qui nous enchante. On attend, notre cœur bat sa propre chamade. On a lu les nouvelles de Michel Dufour, Lignes de vie.

Sixième recueil rassemblant dix-neuf textes, pour la plupart laconiques, c'est dire que cet auteur est prolifique. Il a privilégié la nouvelle à tout autre genre, le rappelant au lecteur par l'intermédiaire de sa voix dans un " Bref ", telle une entrée en matière. Des histoires qui ne paient pas de mine, leur thématique étant simple, comme la vie qui nous charrie d'un point cardinal à un autre. L'écriture reflète bellement les intentions de l'écrivain, limpide, explicative. Tendre et profonde. Quelques non-dits, autant mentionner des soupirs. Des regards de biais. Il aborde des sujets de l'actualité qui demandent beaucoup de discernement pour les transformer en une signifiante fiction. Comme le premier récit qui donne la parole à une résidente d'une maison de retraite, celle-ci relatant un incident qui s'est produit la veille. Une musulmane voilée y travaille comme préposée, distribuant les collations, toujours aimable, polie, discrète. Or, une résidente s'interroge sur la chevelure de la jeune femme cachée sous son voile. Elle le lui arrache... Claquement de portes. Rumeurs sur le comportement inexplicable de la résidente. On lit le texte suivant, une des fictions qui nous a le plus touchée. Inévitablement, comme dans un groupe de personnes, certaines histoires nous attirent plus que d'autres. Un homme et sa sœur sont dans la salle d'urgence d'un hôpital, attendent qu'un médecin examine leur vieille mère. Quand rentre un homme d'une vingtaine d'années, « ni beau ni laid, les traits tirés, il portait des fringues usées, peu confortables pour l'hiver. » Ne prêtant nulle attention aux gens qui l'entourent, il s'assoit, sort d'une  mallette des feuilles blanches, les dépose sur ses genoux, en recouvre une de coups de crayon irréguliers, accumulant des lignes disparates. Puis, au bout d'un moment, il s'en va, laissant la feuille colorée sur sa chaise. Observation admirative du narrateur qui dépeint ce moment de grâce, émotivement troublé. Le diagnostic rassurant du médecin devenant une raison irrépressible de s'approprier le dessin d'un être qui passe, tel un ange déchu. Plus loin, un narrateur se remémore le décès d'un curé quand il était en sixième année scolaire. Avec ses camarades, il devait aller se recueillir devant sa tombe. L'un d'eux, élève rebelle, commettra un acte répréhensible qui le hantera sa vie durant, modifiera son existence. Histoire de remords, d'une étrange connivence entre le curé et le repenti... Pour tromper sa sédentarité, un écrivain fait une marche quotidienne dans son quartier qu'il n'a jamais quitté. Depuis deux ans, il rencontre une femme qui déambule timidement, désirant ne pas se faire remarquer. Le marcheur aura beau faire, rien ne transpirera de la personnalité maladive de l'inconnue. Puis, il découvrira la résidence où cette femme demeure. Menant sa propre enquête, il conclura que Agathe souffre d'autisme.

Fin d'une première partie rassemblant sur scène des hommes ou des femmes esseulés, confinés dans leur univers, bulle déconcertante qui nous enseigne que chaque jour nous croisons de tels êtres auxquels nous ne prêtons pas attention. Il est clair que Michel Dufour nous fait parvenir un message, humain avant tout, signifiant que nous devrions nous départir de notre satané individualisme, ouvrir les yeux sur nos semblables, descendre les marches de notre confort, manteau ajusté à nos certitudes insupportables. Le court temps de philosopher, on a pénétré dans une fiction qui colle à l'épiderme. Un homme se souvient d'un camarade d'enfance, qui l'avait berné sur l'attrait des sauterelles, lui affirmant qu'elles donnaient du miel. Premier mensonge qui servira d'appât aux deux futurs hommes. L'un devient un célèbre avocat, généreux. Donnant sans compter aux sans-abri. Parmi eux, il rencontre son ancien ami qu'il reconnait à peine, celui-ci lui rappelant l'incident des sauterelles. Avec l'accord de sa femme et de ses enfants, l'avocat se fera son protecteur. Une histoire d'amitié, de fidélité, que nous retrouvons peu aujourd'hui au cours des relations humaines. Même le bénéficiaire en est étonné, nous laissant entendre qu'il n'aurait pas agi de cette manière désintéressée. 

On ne relatera pas toutes les nouvelles qui jonchent le recueil. Elles ont un point commun, leur ton lucide, leurs effets poétiques, qui adoucissent la condition sociale, parentale, d'éphémères protagonistes qui traversent le recueil. Modelés pour enrichir quelques pages, aviver quelques émotions, le nouvelliste les guide vers le cours irréfutable de leur destinée. Pareille à la nôtre, pareille à nos rêves, demeurant en leur état inaccompli. Ce qui arrive à Rodrigue, perclus d'ambition avec qui il devra faire connaissance avant de la malmener, n'aboutissant qu'à un échec, son ambition personnalisée en une femme aimante. Déçue, impuissante, elle le quittera pour quelqu'un d'autre. Métaphore magistralement dissimulée d'une liaison entre un homme et une femme qui ne s'entendront jamais. Un désir de fantastique s'aligne, tel un wagon à sa locomotive, lorsqu'un homme, surpris par un orage de juillet, se réfugie dans une maison jaune, devient l'hôte d'une femme à la chevelure rousse, celle-ci l'invitant à gîter chez elle, le temps qu'il faudra. Elle a l'habitude d'héberger des gens accidentés dans cette contrée, le rassure-t-elle. Il acceptera de passer la nuit. Une nuit singulière de laquelle il ne se souviendra de rien. Quelques années plus tard, avec sa femme et leur jeune fils, il retournera sur ce lieu qui l'avait marqué. Le passé, parfois, révèle des étrangetés qu'il ne faut pas tenter d'élucider... Parcourant ces nouvelles, on plaint Felicia, tombée sous l'emprise d'un gourou, son grand-père essaie de la sauver. Plus loin, une vieille femme naïve est la proie de sa nièce qui l'a dépouillée de ses biens. Puis, un ouragan ravage la maison d'un couple crédule, retraité dans un lieu propice aux changements climatiques. La surprenante révélation unissant deux femmes sur qui rien ne laisse supposer, confirme le réalisme indécis dans lequel baignent ces récits. 

On parle d'extras concernant des situations plus insolites que celles déjà répertoriées dans les textes précédents. Un écrivain à succès écrit à son éditeur d'où lui vient son talent, qui n'est autre que celui volé à un auteur obscur, découvert par hasard. L'histoire est audacieuse et dérangeante. On se laisse emporter par le récit pathétique d'une femme qui tombe sous le charme d'un chanteur de rock. Elle s'invente une liaison avec ce partenaire peu crédible. L'éternel malaise des interprétations faites quand elles nous arrangent et nous soudoient. Enfin, tournant les pages sur des nouvelles que nous ne pouvons toutes mentionnées, nous fermons le recueil avec le père Edmond, trappiste solitaire de Mistassini et sa relation ambiguë avec un jeune démuni que, soudainement il protège, et dont l'histoire se terminera mal, telle une vengeance céleste...

Nouvelles fort appréciées qui mettent en lumière les failles de plusieurs époques. Failles humaines relatées à l'intérieur d'un quotidien ordinaire, transcendées par le talent de conteur de Michel Dufour. Si les époques se sont démarquées par une évolution inévitable, l'humain, lui, n'a guère changé ses comportements, croyant faire pour le mieux pour survivre. Ce sont des fictions à saveur de fables, qui correspondent à l'attitude qu'adoptent des hommes et des femmes pour se déculpabiliser de trop de lignes de vie, emmêlées à une trompeuse réalité, à des songes inatteignables.


Lignes de vie, Michel Dufour

Lévesque Éditeur, Montréal, 2020, 184 pages