lundi 26 février 2018

Tinamer, au pays féerique des amélanchiers ****

L'hiver a beau se montrer insupportable avec son abondance de neige, on se surprend à penser au marché aux fleurs qui se tient en mai à quelques minutes de notre habitation. On se promet les premières tulipes, crocus et jonquilles. Un manque de couleurs nous empoisonne l'existence, des odeurs suaves nous chatouillent les narines. On rêve d'un jardin multicolore, de balades dans le parc à côté, d'arrêts paresseux aux terrasses. On a lu le récit de Jacques Ferron, L'amélanchier. 

Il n'est pas dans nos habitudes de commenter un livre, une première fois publié en 1970, aux Éditions du Jour. Plus tard, il inaugurera la collection « Courant » aux éditions VLB, dirigée par Jacques Lanctôt, en 1986. Ce livre duquel de si belles choses ont été écrites, vient de faire l'objet d'une réédition à la Bibliothèque Québécoise ( BQ ), annotée par Julien Vallières. Généreusement, ce conte nous a été offert pour le plaisir de le lire et aussi d'en faire cas, si cela nous était possible.

L'amélanchier est un arbuste qui mériterait d'être cultivé, affirme le R. F. Marie-Victorin en exergue, éminent botaniste québécois à qui Jacques Ferron portait une vive admiration. L'arbuste, girandole de fleurs blanches, connaitra son essor dans ce récit, l'harmonisant de ses pétales innombrables, sous la plume mélancolique d'une jeune narratrice, Tinamer, qui n'est autre que la protagoniste de cette fiction. Histoire d'une enfance féerique s'accomplissant dans la campagne de Maskinongé, celle de Tinamer de Portanqueu, magnifiée par l'imagination fertile d'un père fantasque, Léon de Portanqueu esquire, voleur de banques, comme se plait à l'imaginer la petite fille quand, le soir, son père rentre à la maison. Derrière, il y a un bois « enchanté, moqueur », soit « le bon côté des choses ». Devant, l'agitation citadine et ses inconvénients complexes, soit « le mauvais côté des choses. » L'enfant a cinq ans. Miroir d'elle-même, Tinamer s'apitoie sur ces années inoubliables, désirant rentrer à nouveau dans ce conte où elle est née. Le narrant, jeune fille de vingt ans, la vie semble ne pas l'avoir épargnée. Elle se souvient amèrement du bois enchanté que fréquentaient des êtres jaillis d'un autre conte qui nous a charmée, en un temps révolu. Alice, au pays des merveilles, renait délicieusement sous la plume inventive de l'écrivain, Jacques Ferron. Des allusions constantes à cette histoire enjolivent la relation entre le père et sa fille, la mère, Etna, les observant tous deux avec indulgence, n'intervenant que dans les moments réalistes. Celle-ci s'insinue dans le jeu extravagant de son mari, mais reste pour Tinamer le trouble-fête dont à cinq ans, elle ne peut saisir la sagesse. Des personnages loufoques, des situations burlesques ancrent la petite fille dans un univers que peu à peu elle devra quitter pour passer du « mauvais côté des choses ». Simplement, elle grandit, elle vieillit, moderne Zazie créée sous la plume d'un enchanteur lui aussi, l'écrivain français, Raymond Queneau. L'enfance a des prérogatives douloureuses qu'utilisent des écrivains au cœur sensible, souhaitant la graver et l'immortaliser dans un coin inaltérable de l'âme.

Pénétrer et explorer un livre publié il y a près de cinquante ans, implique des responsabilités intellectuelles, comme celle, en priorité, de se reporter dans le contexte d'années où la littérature québécoise ne figurait pas au cénacle d'une Europe francophone, repliée sur ses propres œuvres. Comment lui en vouloir, les écrivains et les éditeurs québécois travaillant à l'époque en terrain presque neuf et vierge ? Si le conte, mettant en évidence le regret de l'enfance privilégiée, qui attire et fascine le lecteur, on ne peut plus l'observer d'un regard tout à fait innocent. De meurtriers événements tant sociaux que politiques ayant chamboulé l'univers enfantin que certains adultes peu scrupuleux n'ont pas manqué de piétiner. Le jardin si fécond d'Alice et de Tinamer s'est coloré d'une tragique violence qu'au temps mature de Jacques Ferron nous aurions cru impensable. Les amélanchiers fleurissent toujours, peut-être davantage esseulés, attendant qu'un enfant ouvre et ferme d'une clé d'or l'entrée du bois infranchissable.

Si l'enfance de Tinamer s'est échappée d'elle-même, délaissant le bon côté des choses, la rébellion adolescente aveugle les intentions effervescentes. Période exécrable d'une première jeunesse où tout s'effrite et qui, tôt ou tard, nous range dans de conventionnels agissements. À moins de refuser ce repliement monotone sur soi où aucune souvenance enfantine ne survit. Encore faut-il qu'un miracle se produise, un bondissement de la mémoire, le refus de se laisser museler dans l'ennui de jours et de nuits où la lune ne se laisse pas percevoir sans « l'appoint d'une lunette, aussi longue qu'un petit canon » d'un poète et merveilleux « pape », comme celui de Tinamer. Une mère conciliante, la complicité du chien Bélial, et des trois chats. Des créatures survenues d'une enfance antérieure, qui ont pris forme ensorcelante dans la tête imaginative d'une petite fille de cinq ans, pour mieux lui faire regretter ce temps béni des dieux — ne les sommes-nous pas ? — où son père, Léon de Portanqueu esquire, travaillant honteusement à l'hôpital psychiatrique du Mont-Thabor, accomplira un dernier miracle, réconciliant Tinamer avec les années sublimes qu'un jour ou l'autre il lui a fallu abandonner. Remettre les clés dignement à celui ou celle qui les mérite, qui ouvrira, comme dans un rêve, la porte d'un « bois aéré et bavard ». Y fleurira l'amélanchier, arbre de jouissance vitale, avant de perdre naturellement ses fleurs. Apaisée, en état de grâce, Tinamer, revenue au paradis perdu, constellera les yeux éteints de son père, ceux aveugles de Jean-Louis Maurice, prénommé communément Coco, enfant inconnu d'un couple incestueux, protégé du geôlier Léon de Portanqueu. Seront remis à Jean-Louis Maurice, ange mal-aimé, les deux clés du royaume de Tinamer. « Ces deux portes auront deux serrures, l'une d'or, l'autre de fonte » que l'enfant devra tenir « dans [ sa ] belle main de clarté qui a un œil à chaque doigt, dans [ sa ] main infaillible, tu tiendras les deux clefs qui les ouvrent... » Dernier commandement du dieu Léon de Portanqueu, adressé à l'enfant qui ouvrira les portes, pour lui et Tinamer, complice indéfectible, chaque fois qu'ils voudront aborder le « bon côté des choses ».

On ne peut clore cette courte chronique sans mentionner la qualité professionnelle du paratexte, sa diversité éclairée, sa fluidité explicite indispensable à la compréhension du lecteur et de la lectrice, complétant magnifiquement l'histoire éternelle de l'enfance, on dirait inconciliable avec les âges adultes. Un écrivain, Jacques Ferron ici, a éprouvé la nécessité de la transcender, embellie de la magie de ses trouvailles sensibles et poétiques qui, parfois, font sourire le lecteur, attendri des réminiscences de sa lointaine enfance... 


 L'amélanchier, Jacques Ferron
Leméac Éditeur, Montréal, 2018
Bibliothèque québécoise pour la présente édition, Montréal, 2018, 181 pages





lundi 19 février 2018

Les éveils de la chair adolescente en émoi *** 1/2

D. nous dit qu'elle est étonnée de son récent comportement. Elle s'était endormie au creux du mensonge et non du rêve, comme elle l'avait cru quelques mois plus tôt. Il lui a fallu un choc émotionnel avant de se rendre compte que son lit n'était pas lissé de plumes mais tapissé d'orties. Elle s'était laissée vivre, les manigances, les mensonges avaient grossi, peaux de baudruches. Allégée, elle a tout brûlé, comme pour se laver les mains de touchers visqueux. On a lu le dernier roman d'Audrée Wilhelmy, Le corps des bêtes.

On ne connaissait pas cette auteure, on s'est réjouie de la découvrir, aimant que le temps se laisse apprivoiser, et nous surprenne. Ses livres ne sont pas d'un abord facile, on lui en est reconnaissante. L'histoire qu'elle dépeint dans ce troisième roman, soutenue par un talent hors des sentiers battus, emporte le lecteur partout et nulle part. Ce pourrait être une légende fondée sur des rumeurs, comme il en existe dans les villages, qu'ils soient pétris de terre ou dressés au bord d'un océan. Il s'agit ici d'une famille déconcertante, composée d'hommes, de femmes, d'enfants livrés à eux-mêmes, nichée au faîte d'un rocher où chacun déambule sans se faire entendre. Les personnages secondaires rôdent, comme dans un décor de théâtre.

Il y a Osip, gardien du phare, la mer souvent est houleuse. Seuls, les bateaux étrangers l'intéressent, mais aussi, Noé, la compagne de son frère aîné. Une « étrangère » ramenée de la forêt par Sevastian-Benedickt. Elle ne parle pas mais chante. Elle se comporte étrangement, sous le regard médusé d'Osip qui ne cesse de la lorgner, de la désirer, certain qu'un jour, elle deviendra sa maîtresse. Des enfants naîtront de ces amours sauvages. Des garçons et une fille, Mie, qui attend, avec la complicité des bêtes auxquelles elle s'identifie, que l'adolescence la submerge, reluquant les agissements de sa mère qui vit en autarcie, peint au fusain sur les murs de fantastiques dessins, sculpte des scènes animalières. Se livre, indifférente, aux assauts sexuels des deux frères. Mie découvrira peu à peu les exigences de la chair, de la peau, suscitées par l'érotique mimétisme que sa mère développe mystérieusement en sa fille. Au point que celle-ci viendra à désirer Osip, lui demandant de lui apprendre « le sexe des humains », ce qu'il refusera, trop imprégné de la chair sensuelle de Noé.


Cela se passe à cent lieues de toute civilisation. Le clan a quitté Seiche pour occuper « le territoire rugueux de Sitjaq », comme s'il fallait se cacher pour mieux savourer ce qui unit le père, la mère, leurs cinq fils. Ne subsistant qu'en saumurant des poissons de haute mer. On n'a pas eu la curiosité de situer géographiquement Seiche et Sitjaq, continuant à flâner dans un paysage où les bêtes, piégées par le compagnon de Noé, qui nourrit la famille, devenaient elles-mêmes personnages. Ce qu'a très bien compris Mie qui ne cesse de s'amalgamer à elles, grandissant et vieillissant dans le sillage de la chair, de la peau. La mère aussi, se questionne Mie, ne symbolise-t-elle pas un aspect de cette nature animale ? La désertion rébarbative de Noé envers ses enfants, son abandon à son compagnon et à son amant intriguent l'adolescente au-delà de toute communication possible. L'automne s'installe, le frère aîné s'absentant plusieurs jours dans la montagne, Noé suggérant un départ inattendu, Osip se défait de son interdiction de toucher Mie qui l'attend, allongée sur son lit, ayant emprunté le corps d'une reine abeille.

C'est sur ce devenir aléatoire que se termine cette fiction improbable, portée par une écriture poétique, concise et sensuelle, dénuée de toute morale, évoquant magistralement la pudeur paradoxale de ces hommes et ces femmes, constamment appâtés par les sens effervescents des bêtes, fidèles aux ébats des quatre saisons qui dirigent le clan, ostensiblement silencieux et méfiant. On a aimé le regard sans complaisance de l'écrivaine posé sur les humains, représentés par Mie, incarnation elle-même des bêtes de qui elle a appris de primitives sensations, avant d'en appeler au désir d'un homme, troublé par l'insistance frustrée de la jeune fille à peine pubère. Tout se prête à l'accomplissement des sens, à l'endormissement de l'hiver quand Mie, annonçant aux murs que Noé est partie, entendra une porte s'ouvrir. Est-ce la vérité, Noé ayant dû abandonner un projet de départ, se réfugiant dorénavant dans un monde intérieur, le réel, représenté par le fouillis de la cabane qu'elle habite, ne lui suffisant pas.

On dirait que les protagonistes de ce roman captivant, initiatique, basé sur le silence, fondé sur les regards, hors d'atteinte morale, subit les influences naturelles des bêtes. Transmuant les actes amoureux et sociaux, que chacun accomplit, en une décence discrète. Chacun libérant ses pulsions, éliminant les tabous qui ne manquent pas d'attiser cette fiction, ne les dénonçant jamais, l'écrivaine faisant confiance à la clairvoyance du lecteur. L'instinct animal se fond dans le comportement de Mie et de sa mère, l'une se donnant indifféremment aux deux frères, l'autre ne tenant pas compte des liens de sang qui les unissent, aspirant, telle une jeune femelle, à satisfaire les manques de son corps vierge, se livrant sans restriction au désir de l'homme qui comblera les premiers émois de sa chair impatiente.

 
Le corps des bêtes, Audrée Wilhelmy
Leméac Éditeur, Montréal, 2017, 160 pages

lundi 12 février 2018

Une goélette à la dérive ****

On est désolée du blanc brouillassé que répand le firmament. On le regarde avec ennui, nos yeux créant un paysage de verdure imprégné de suaves odeurs de trèfle, taché joliment de nuages effilés ou moutonnés. Quoi de plus vivant qu'un nuage que Charles Baudelaire a poétisé, qu'il observait pour se reposer de ses semblables. Ignorer le rejet que ceux-ci ourdissaient autour d'un homme qui pensait différemment. On commente le roman de Pierre Ouellet, À vie.

Si dans ce récit intemporel, il est question d'enfance édifiée derrière et devant soi, le lecteur ne doit pas s'attendre à une narration conventionnelle. Il serait déçu et, désorienté, se questionnerait sur les jeunes années habitées dans la Grande Clairière, sevrées d'illusions, sur la nécessité de s'y blottir tout en s'acheminant vers les voyages qu'invente la mémoire quand elle est à bout de souffle, privée de repères imaginatifs. On a ressenti cet état de vagabondage en lisant cette histoire foisonnant de savoirs, abondant de métaphores, percluse de symboles, gorgée de mythes, cahotée de sauts insoupçonnés dans le temps et l'espace, à bord d'une vieille goélette s'en allant constamment à la dérive. Y gîtent Faye Rose, Jean Lhomme et un narrateur, témoin infatigable des agissements d'une jeune femme désirable, impatiente de se retrouver dans un lieu, une île, où enfin le discours du narrateur se combinerait aux gestes lascifs. Les sens ne sont pas tout, il faut que s'effectue la suite de combats héroïques que narre Jean Lhomme de par la bouche d'un narrateur perpétuellement à l'affût de sensations fortes, à la limite de la compréhension quand il s'agit d'affronter des batailles à coups de poésie chapardée dans des recueils inconnus de bien des lecteurs. Est-ce un effet utopique de l'imaginaire qu'emprunte l'écrivain pour mieux nous éloigner de toute réalité, le rêve n'est-il pas de révéler ce que nous avions cru exister ? La Grande Clairière ne serait-elle pas le cercueil tronqué où se rassemblent nos enfances, une tragique nécromancie, une imprescriptible passion engrangeant des souvenirs défunts, creusant un énorme vide fabuleux, chaque être humain nécessitant sa part de mirages pour vivre décemment quand la fabulation oppresse, s'effondre, et ne reste que l'interprétation de faits et gestes ? Tout en philosophant sur le sens de livres écrits antérieurement, les trois personnages avancent vers des terres volcaniques, sulfureuses, qui ne sont autres que des désirs exacerbés par le corps avenant de Faye Rose mais aussi empreints d'une désespérance accrue par le besoin irrépressible d'écrire « une histoire qui n'en est pas une ».

Tout dans ce long périple s'avère transcendant. En réalité, ce parcours insondable intensifie notre recours malhabile à marcher droit devant en aveugle, ce qui, au regard du simple mortel, afflige un homme insatiable, en l'occurrence, un narrateur prisonnier d'un corps-carapace appartenant à un homme et une femme demeurés endormis dans une clairière imaginaire. Attraction d'un Éden inaccessible. La goélette, tempêtant sur des flots rageurs, se dresse toujours intacte, à la merci de l'écriture souveraine, échappée de la plume talentueuse de l'écrivain, Pierre Ouellet. Écrire, n'est-ce pas faire basculer un monde ressuscité, celui, identique, de la clairière et de l'embarcation, dans une trappe où s'agitent des individus mis là à la disposition d'un Pygmalion soucieux d'irréalité, dépourvu de défenses lorsque ses créatures se préparent à défier, sinon à déifier, des époques où ils n'ont rien à sauver ? Chiens de garde qui se sont trompés de territoires, témoins malgré eux de révolutions qui ne les concernent nullement, mais où le présent faillit. Parfois le nourrissent. De la mémoire surexcitée, les événements risquent de devenir belliqueux, d'entraîner le lecteur dans des périples historiques, sur des continents où des hommes suspicieux, des femmes méconnues, ont changé la notion de liberté qui, telle une enfance avortée, s'apparente désormais au songe. Symbolisme constant dans ce roman aux nombreuses facettes interprétatives. Comment parler de ce royaume imaginaire, forêt où l'arbre du bien et du mal se sont réconciliés, sans ne pas trébucher sur quelque entrave existentielle ? Comment ne pas revenir à ce que nous sommes en balbutiant les poèmes anciens de ceux qui les ont transcrits, immuables ? Contradiction des origines et de leur fin.

Qu'est-ce qui prolonge un voyage, sinon le désir d'un échouement paisible sur des sols stables, fraternels à notre mémoire, le quidam ne pouvant concevoir que le monde pût être dissemblable quand il faut différencier la couleur d'une peau, scruter le façonnage d'un esprit innocent, drapeaux dénonciateurs de méfaits qui se sont déroulés en des siècles superstitieux ou analphabètes. Monde bâtard dont rêvent encore de jeunes révolutionnaires. Il en faut si peu pour que des civilisations, même après avoir été décimées, s'ingénient à s'introduire dans la Grande Clairière. Retour à l'éternelle enfance, telle la poésie distillée à hautes doses par l'écrivain. Où est la part de rêve, d'une réalité qui nous est propre, ces événements supposés historiques se tramant à l'intérieur de livres que le temps a patinés ? On a compris que l'écrivain transcende une enfance inédite, refluée trop longtemps vers des lieux magiques, gloutonnée par des yeux affamés, ne pouvant ingurgiter ce qui plus tard nous sera retiré, ou suffisamment ancrée dans notre regard pour transfigurer un émerveillement enfantin. Du drame nait une danse macabre qui sera constamment mimée par des protagonistes ressuscités sous la plume délirante et poétique d'un écrivain en mal d'enfance, telle une maladie sombre en notre âme, que jadis nous appelions mélancolie. L'interprétation se démultiplie : la joie contenue du récit encourage le lecteur à perpétuer l'épopée extravagante de deux hommes acharnés, d'une femme rebelle, tous trois hypothétiques. L'humour constant, camouflé sous de savantes envolées lyriques, enchante la mémoire superflue, celle qui demeure en de ça de toute complicité, de toute manigance habile qu'utilise Pierre Ouellet, voyageur et voyeur soucieux, mettant fin à une réflexion dictée par Jean Lhomme, maître à bord d'une goélette rafistolée qui n'achèvera jamais de parcourir, à ses risques et périls, les océans de la mémoire, se brisant peut-être sur les rives de la Grande Clairière, ces rives refusant ceux et celles qui n'ont rien appris de l'enfance prolongée au-delà des convenances permises. Devient-on adulte loin des songes inoculés dans la mémoire, refoulés par quelque dieu hasardeux, instituant un destin qui nous est échu bien avant d'aborder une clairière où s'impose l'image du berceau de Moïse, aboutissant sur un rivage où l'attendent des femmes attentionnées, lui enseignant le pouvoir de régner et de changer le monde ? Autre image tenace, celle de l'invincible Ulysse revenu à son point de départ, narrant mille et une errances à une Shéhérazade insoumise. Héros mythiques, incandescents, reconstruits dans le corps sensitif d'une Faye Rose, dans l'esprit rétif d'un Jean Lhomme, d'un narrateur qui, nous contant son odyssée moderne, soutenue d'un style épique, nous laisse pantoise d'admiration.

Il serait injuste de ne pas mentionner l'originale photo numérique de la goélette en couverture, réalisée par Christine Palmiéri, artiste, poète et critique d'art. Bateau ivre qui n'est pas sans rappeler au lecteur, le poème étourdissant d'Arthur Rimbaud.


À vie, Pierre Ouellet
Éditions Druide inc., Montréal, 2018, 384 pages