lundi 17 mai 2021

Qu'est-ce que l'Arctique quand il s'agit d'amour ? ***

 


Comme le goût des gens est surprenant et déconcertant. Il nous arrive de publier des tableaux qui, on en est certaine, sauront plaire. Or, on ne sait quel désagrément occulte se produit, le tableau en question inspire peu d'attrait, il reste inerte, les regards aussi. L'inverse est valable, au point de n'y rien comprendre. Dans l'un ou l'autre des cas, on a seulement envie d'aller voir de près la nature qui se déploie en liesse ! On a lu le roman de Felicia Mihali, Une nuit d'amour à Iqaluit. 

Pour pénétrer dans cette nuit d'amour qui a duré plusieurs mois, il faut bondir vers l'arrière, présenter la narratrice qui n'est autre que Irina, la protagoniste de La bien-aimée de Kandahar, roman publié aux Éditions Linda Leith, en 2016, signé de la même auteure. Après avoir correspondu avec un sergent canadien, en mission en Afghanistan, Irina apprend qu'il a été tué dans une explosion. Dix ans plus tard, Irina, enseignante au Québec, encore meurtrie par la mort du sergent, a accepté un poste à l'école française de Iqaluit, au Nunavut. Notre propos n'est pas de nous attarder sur le rôle d'Irina dans le précédent roman mais de la situer dans ce nouveau récit. Quand elle arrive à l'aéroport, personne n'est là pour l'accueillir, ce qui nous vaut des pages instructives sur l'île de Baffin, sur Martin Frobisher, premier Blanc à avoir officiellement abordé l'île. Peu à peu, Irina s'intégrera dans une nouvelle culture, désarçonnée par les habitudes de ses élèves, l'école faisant partie intégrante de la famille. Elle nous fera part aussi de son étonnement quand elle découvrira que l'école française suit le programme scolaire anglophone, celui éducationnel de l'Alberta. Une vieille enseignante, doyenne du groupe, avec qui elle doit user de diplomatie, lui apprendra moult faits sur l'Arctique, qui renseignera le lecteur sur ce morceau de terre canadienne. Irina fera la connaissance de ses élèves avec force détails, mais s'intéressera particulièrement à une fillette inuite de dix ans, Eli Ivalu. L'enfant, pivot de l'action, tourne autour de son comportement scolaire et familial. De l'oncle à qui elle a été confiée, la fillette résidant chez sa grand-mère, de son père, demi-frère de l'oncle, s'étant remarié après le suicide de la mère d'Eli. L'oncle est un Blanc, Liam O'Connor, policier de la GRC, au passé encombré, qui tombera amoureux d'Irina, celle-ci hésitera à répondre à ses avances, se souvenant qu'elle enseigne dans ce bout du monde pour un temps déterminé, s'inquiétant des rumeurs malveillantes des habitants. Mais attendrie par la gentillesse attentionnée de l'homme, elle se laissera séduire. Une histoire amoureuse, sexualisée, se tissera entre eux bien qu'un malaise les fera se tenir sur leurs gardes. Les intentions de l'officier de police ne sont pas innocentes, il connait les antécédents d'Irina, alors qu'elle ignore tout de lui, de sa vie tumultueuse. Il faudra traverser bien de vitales péripéties concernant Iqaluit avant d'en arriver à une explication décisive. La solitude menaçante, la condescendance de ses collègues, le climat saisonnier, — froids extrêmes, bourrasques meurtrières — alimentent le séjour d'Irina, la fait aller entre ses élèves et ses découvertes de la petite ville qu'elle habite, prisant les conditions de vivre des femmes inuites, les hommes faisant confiance à leur connaissance des frontières maritimes ou terrestres. Si des légendes subsistent sur ce morceau inhospitalier de la terre, elles sont mises à mal par le regard aigu d'Irina, par son jugement pragmatique, souvent accru par ses lectures. Le temps des igloos est bel et bien révolu.

La mère d'Irina, déjà dépeinte dans le précédent roman, joue un rôle prépondérant dans les décisions de sa fille. Elle vit à Montréal, a acheté un appartement à celle-ci pour l'avoir plus proche d'elle. Irina lui avouera sa liaison avec Liam O'Connor, d'origine irlandaise, la mère et la fille étant d'origine roumaine. Mais dans ce bout du monde rébarbatif, on a l'impression que les origines cèdent au contact de l'être humain, le froid intense, la nuit polaire, s'avérant les ennemis contre lesquels l'apprentissage de la survie devient indispensable. On ne perd pas de vue Eli qui s'impose comme une fillette intelligente, indisciplinée, son équilibre mental malmené par la mort tragique de sa mère, le remariage de son père, les absences professionnelles de son oncle. Le grand souci d'Irina étant que l'adolescente n'apprenne pas sa liaison avec l'oncle. D'une sensibilité exclusive, Eli, encore trop jeune, ne comprendrait pas cet attachement, alors qu'elle fait beaucoup pour s'approprier Irina à ses seuls enseignements, comme celui de tricoter...

Roman dense duquel on ne peut tout relater, bardé de personnages moroses, exacerbés, mais dont la finale aboutit sur une scène de tendresse. Irina et Liam, accompagnés d'Eli, sont partis dans la toundra ramasser des baies gelées. Liam laisse entendre qu'il ira à Montréal, faire la connaissance de son futur fils, après le départ d'Irina vers la civilisation urbaine... Une histoire amoureuse complexe et captivante, se solidifiant dans un lieu peu commun, deux mortels consolidant rarement leurs sentiments sur une île tributaire de températures insupportables, ou rêver sous la nuit polaire. Cependant, pour que ce roman ait comblé toutes nos attentes, il aurait fallu resserrer le récit, trop bavard, affadissant les propos passionnés de Liam O'Connor, édulcorant la confiance d'Irina lorsque son partenaire éclaircit un mystère qu'elle avait déchiffré. Un travail éditorial plus soigné aurait apporté une rigueur soutenue à cette fable, sortant hors des sentiers battus. Des digressions trop longues dépeignant les fresques historiques, qui ne justifient aucunement ce manque de discipline littéraire. Si on a apprécié le contenu atypique de cette fiction, on regrette de s'être lassée de trop d'abondance stérile, ne nous laissant pas le plaisir de découvrir ce qu'il aurait suffi de justesse pour faire de ce livre une œuvre percutante...


Une nuit d'amour à Iqaluit, Felicia Mihali

Traduit de l'anglais par Felicia Mihali

Éditions Hashtag, Montréal, 2021, 392 pages