lundi 25 août 2014

Une balade en couleurs ***

On aime la campagne, la mer, la montagne. On est contente d'y séjourner, d'assister au grand déploiement de la nature, de rêver à la découverte improbable de nouveaux continents, de contempler le ciel étoilé s'étalant au sommet des montagnes. Mais on préférera toujours la ville, ses odeurs toxiques, ses bruits assourdissants, son agitation fébrile. Manifestations vitales desquelles on ne se lasse pas. On a lu le récit de Pierre Lussier, Promenade dans les pensées d'un peintre.

Au cours d'une randonnée pédestre proposée par l'artiste peintre, on s'attardera sur certains paysages campagnards transmués en mots poétiques par l'écrivain. Tant d'esthétisme enrobe la peinture des siècles passés, qu'il titille notre imaginaire, stimule notre curiosité intellectuelle. Il est question dans ces deux cent trente-cinq strophes, composées telle une aubade, de faire corps et âme avec la nature qui alimente tous nos sens, de la considérer comme un idéal, celui qui nous rapproche de l'infini. Le temps ne semble pas compter pour l'artiste, il médite dans des sentiers fleuris du mois d'août, dans ceux figés du froid de l'hiver. Nous avons l'impression étourdissante d'entrer dans des univers abolis, qui ne permettent plus de contempler l'eau bondissante et joyeuse de l'été, le ploiement d'une branche alourdie par la neige. Pourtant, l'artiste peintre proteste, nous devons « parvenir au delà du mur des apparences », assure-t-il, observer le ciel, plus loin nous attend un tableau. Faire confiance à l'inspiration qui se nourrit librement, éloigner le statique, ne pas rechercher des cibles, des buts définitifs. Avant tout, nous devons nous infiltrer entièrement dans le sujet, comme un écrivain revêt la peau de l'un de ses personnages. D'où revenons-nous ? Qu'avons-nous traversé au cours d'une promenade où nous avons vu le ciel s'assombrir, les arbres gauchir sous la force implacable du vent, annonçant un orage ? Le pas se fait incertain, le corps oscille, courbé vers l'avant. Nous nous heurtons à la fragilité de l'être imparfait, celui nanti de certitudes, celui aveuglé par sa volition, alors qu'il devrait s'en  tenir à la générosité de la vision qui, elle, l'élève dans un état exaltant, confirme que la peinture est vivante.

La pensée picturale de Pierre Lussier est sertie, pourrait-on avancer, des couleurs de tous les peintres d'antan. De leur génie, ils ont borné des espaces-temps, qu'avec délectation l'écrivain-poète cite, ne pouvant nier leur influence. Vinci, Rubens, Turner, Le Lorrain. Des peintres de la Renaissance, il a tout appris au point de regretter des « copies » inexistantes, « apprentissage irremplaçable ». Botticelli, Piero Della Francesca, Michel-Ange. Marchant sciemment dans les pas du maître, nous ne laissons aucune trace, nous entendons que nous n'inventons pas la beauté, « c'est elle qui nous surprend. » Que l'homme est un. Étonnée, on se questionne : L'homme n'est-il pas multiple ? Le narrateur nous incite à flâner sans but précis en quête d'images qui dansent, elles ont tant à nous dire. Dans ces réflexions qui sollicitent l'attention du lecteur, il est aussi question de la solitude, du sacré et du profane, de la lumière. L'essayiste Jean Bédard, qui a écrit la préface, ne s'y trompe pas en mentionnant Christian Bobin, le récit de Pierre Lussier s'inscrivant dans une sorte de naïveté désarmante, semblable aux paysages qu'il peint, expose avec succès. Des évidences révélant le comportement humain reflètent une âme d'enfant ou, mieux, une bonté puérile peut-être acquise au contact permanent de la nature. Celle-ci serait-elle l'antidote anesthésiant tous nos maux, nous désunissant du reste de la terre, ce qui deviendrait le symbole inquiétant d'un bonheur presque insoutenable ?

Discours de la peinture agréable à lire, Pierre Lussier, artiste peintre, clame un désir de vivre transcendant l'homme qu'il est. « L'homme est debout dans son corps d'ange. » Interrogeant son âme à propos d'un paysage « qui fait battre mon cœur si fort. » Certes, le ciel se propulse, la terre est amie, mais ce langage parfois désincarné nous a paru éloigné du monde dans lequel on vit. Il nous est impossible de le regarder autrement qu'avec des yeux remplis de tous les doutes que nos semblables y sèment dangereusement.

Quinze dessins originaux de l'auteur illustrent son livre.


Promenade dans les pensées d'un peintre, Pierre Lussier
Éditions Fides, Montréal, 2014, 192 pages

lundi 11 août 2014

Être libre encagé *** 1/2

Les couleurs estivales nous comblent. Surtout les verts multiples de la canopée des arbres du parc. Des bancs bruns ou rouges nous accueillent, peu vêtue, avec un livre. On évite les bancs rouges, on n'aime pas cette teinte agressive, elle symbolise les pires catastrophes qu'inventent les hommes pour humilier leurs semblables. Rouge du sang. Penser se vêtir de ce coloris, s'en chapeauter, ne nous viendrait pas à l'idée, on y verrait une indécence. On a lu les nouvelles d'Elsa Pépin, Quand j'étais l'Amérique.

Treize textes qui nous parlent de liberté chèrement acquise, d'indépendance observée chez les uns et les autres. En soi, lorsque des circonstances se présentent, auxquelles personne ne peut échapper. Une sorte de route encombrée d'inadvertances qu'empruntent des hommes et des femmes curieux d'ouvrir des portes sur le monde et ses envers. Dans les récits d'Elsa Pépin, la famille ne fait pas exception à ce qu'elle a toujours été, miroir gigantesque dans lequel chacun se contemple, essaie de se définir. La faim d'Alfred nous griffe. Malgré le dédain que lui a porté son père durant son enfance, Alfred poursuit un rêve qui se retournera contre lui. Contre la vie routinière qu'il exècre mais qui lui colle à la peau, comme s'il était incapable d'oublier en lui l'enfant qui n'a pas fini de grandir. L'enfance tient une place prépondérante dans ces nouvelles, perçue par des témoins retrouvés par hasard. Il en est ainsi de L'enfant au bois mort. Une jeune femme qui, « après deux décennies d'absence » revoit Betty, s'interroge sur la personne inachevée qu'elle est restée. Elle se souvient de la petite fille vive et indépendante, se rend compte soudainement que Betty n'est plus la même ; interpellée par une ancienne compagne, elle devient Élizabeth. Une adulte, une inconnue. La symbolique de l'aubier et du bois dur convient admirablement à la personnalité forte et fragile de Betty.

Si la frivolité aiguise une amère lucidité surgie de comportements oisifs, elle éloigne la futilité de rencontres hasardeuses ou provoquées par des êtres qui ont cru bien faire. Chassé-croisé de la séduction qui se lasse, au même titre que les paroles rabâchées, les gestes anodins, la réalité nous rendant à nos turpitudes habituelles. Une jeune fille, Léo, joue avec le feu de la séduction, ne se laisse pas retenir. L'homme qui l'a aimée n'a su entraver sa course ; tourbillonnante, trop vivante, elle lui a fait peur, il a fui. Quand Léo s'en est allée pour l'éternité, il se remémore. En lisant ces histoires, on a souvent l'impression qu'il est trop tard, que les pendules, affolées, se sont décalées dans le temps. Comment imaginer que dans un village, un couple rempli de bonnes intentions envers les habitants puisse faire naître tant de haine ? En milieu rural où chacun s'affaire à assouvir ses fantasmes, Adèle brasille. Sa présence flamboyante intensifie des délires qui s'affilient au meurtre moyenâgeux, affamés de vengeance silencieuse.

Ces textes contiennent l'affadissement du cœur, quand ils n'entrent plus dans une démesure que permettent les retours sur l'enfance, sur les exagérations qui l'embellissent, induisent les souvenirs en erreur, en méconnaissance des autres et de soi. La nouvelle Nécrogénéalogie entretient ce lien malaisé entre Bénédicte et sa grand-mère Rose. Quand celle-ci sera morte, Bénédicte fera la connaissance de la vraie Rose de qui elle ignorait la moindre parcelle de sa vie de femme. Rebelle Rose, insatiable Bénédicte. La mort s'avère parfois une renaissance. Quand j'étais l'Amérique, récit éponyme, informe le lecteur des difficultés de l'auteure avec sa famille maternelle, originaire de France. Pendant ses séjours estivaux, elle affronte une parenté différente qui, inconsciemment, dédaigne, moqueuse et curieuse, sa culture du « pays de la lente parole à naître ». Québec et Amérique soudés. Qui dit liberté ne manque pas de se frotter à la solitude. Nous n'acquérons aucun lien marginal, dérangeant, sans nous déposséder un tant soi peu. Ce qui arrive aux personnages d'Elsa Pépin, attachants, déroutés. La liberté, telle que nous la concevons, ne marque de son sceau indélébile que des êtres excessifs, inassouvis. Ceux et celles qui, toujours, se tournent vers des interrogations, rarement épris de certitudes, déstabilisant leurs repères dans les mouvances d'une existence constamment remise en question.

À lire, parce que ces nouvelles parlent d'amour mais aussi d'incompréhension qu'il faut décoder tant qu'un brin d'humanité nous cerne, la vieillesse imposant trop souvent sa dureté. À lire, parce que l'écriture, déliée et poétique, s'inscrit ici cadencée dans la démarche réaliste d'Elsa Pépin. Dans sa manière moderne de nous faire part de rendez-vous manqués avec celui ou celle qui nous était peut-être destiné. À partir d'un rien, d'un tout, une vie s'accomplit, se déchire.


Quand j'étais l'Amérique, Elsa Pépin
Collection « Quai No 5 »
Éditions XYZ, Montréal, 2014, 168 pages