lundi 30 mai 2022

Pour l'amour d'un piano, de Beethoven et d'une valse *** 1/2


S'il nous arrive de douter de la nécessité de lire et commenter quelques ouvrages québécois, littérature qu'on a choisie il y aura bientôt quinze ans, la fatigue s'en va voir ailleurs, l'enthousiasme circule à nouveau dans nos veines. Effets nécessaires pour reprendre de plus belle une action qu'on juge téméraire, oser s'aventurer sur un terrain parfois miné par l'objectivité. On parle du roman de Jean Lemieux, La Dame de la rue des Messieurs.

Si le titre prête à sourire, l'histoire de cet homme et de cette femme, tous deux d'un certain âge, ayant subi les coups durs de la vie et ses travers, n'en est pas moins une confrontation entre deux éclopés du cœur qui, contre toute attente, les réunira. Lui, Tomas Schneeberger, réfugié hongrois, demeure à Vienne, elle, Michèle Dagenais, Québécoise, a fui sa routine familiale pour décanter un passé plus qu'embrouillé. Ce soir-là, Tomas, pianiste d'ambiance et promeneur de chiens, interprète une valse quand une femme l'interpelle, lui demande s'il donne des cours de piano. Réponse laconique de Tomas, la femme lui tend un numéro de téléphone. C'est peu cette présentation entre deux inconnus qui, ils ne le savent pas encore, auront besoin l'un de l'autre pour alléger leurs erreurs communes. En marchant dans la ville, Michèle évoque son mari, Bernard Robinson, haute situation sociale, mort subitement d'un cancer du pancréas. Tomas est veuf lui aussi, sa femme Marlen est morte six ans plus tôt. Il s'est exilé en mai 1968, laissant derrière lui ses parents et une fille enceinte. Remords qui intensifie un sentiment de lâcheté et de honte dans son esprit aigri, sentiment dont il ne parvient pas à se départir. Il se contente d'occupations accessoires, se considère comme un raté, se défoule auprès d'une poignée d'amis insouciants, désargentés. De son côté, Michèle se remémore sa mère qui, longtemps a-t-elle cru, s'est suicidée après avoir visité chaque jour Expo 67. C'est une histoire jouant sur l'aspect vulnérable de deux humains hantés par les maladresses de leur jeunesse rebelle. Michèle a été une fillette sérieuse et douée, son enfance et son adolescence consacrées à l'étude du piano. Mais, à quinze ans, dans un concert public à Vincent d'Indy, elle a manifesté une attitude révoltée inattendue qui a détruit son avenir musical. Sa mère venait de mourir. Si ces tribulations, qui se sont déroulées en 1968, ne sont plus que souvenances houleuses, leur rencontre à Vienne ne sera pas de tout repos. Après trois cours de piano donnés chez lui, Tomas se rend compte que son élève est loin d'être une débutante. Son interprétation maitrisée de diverses pièces de Beethoven intrigue son professeur qui doit se contenter de surveiller son jeu, de lui imposer Mozart pour dérouiller ses doigts. 

Présent et passé ne cessent de les bousculer. L'enfance et l'adolescence de Michèle déboulent, plus tard, son état de femme mariée, de mère de trois enfants. La fuite de Tomas de Prague le rappelle douloureusement à ses coucheries. On dirait que ces oscillations au centre de son existence malmenée sont des points stratégiques pour qu'il se responsabilise pleinement lorsqu'il sera informé de la chute de Michèle Dagenais dans la rue des Messieurs. Cheville brisée, commotion cérébrale. Que va-t-il faire d'elle, touriste à Vienne qui ne connait personne ? L'installer provisoirement chez lui ? Ce que la blessée acceptera avec reconnaissance et sans mièvrerie. Elle n'a pas l'intention d'entraver le cours de la vie de Tomas, bien qu'elle n'ait pas l'envie d'interrompre son séjour en Autriche. Peu à peu, ils soulèveront des mystères familiaux, comme un coffret qu'apportera Louis, le plus jeune fils de Michèle, quand il viendra lui rendre visite à Vienne, espérant ramener sa mère au Québec. Comme le soi-disant voyage de Michèle et de son mari en Espagne pour sauver leur mariage. Ce sont deux histoires de famille où Tomas et Michèle témoignent de leur inconvenance, de leur déni, comportement coupable dont ils n'avaient pas conscience. On dirait que leurs mésaventures reflètent la nécessité de se regarder l'un l'autre pour que leurs agissements de jadis, guidés par la peur, se débourbent. Et retrouvent un certain charisme qui leur avait fait défaut en cette déterminante année 1968. Mais n'est-ce pas un piano qui se fait le pilier de leur histoire, désaccordant les humains, telle Michèle interprétant l'Appassionata de Beethoven ? Raison pour laquelle elle s'est cherché un superviseur pour en atteindre la perfection. Contrepoint où le musicien de génie, sous les doigts habiles de Jean Lemieux, se montre en quelques pages cruciales, symbolisant les avaries trompeuses que traversent Michèle et Tomas essayant de réparer ce qui, cinquante ans plus tard, les empêche de vivre sans béquille ni douleur à la hanche... Michèle fera la paix avec la mort nébuleuse de sa mère, avec le malentendu qui l'a séparée de son fils ainé. Tomas se rendra à Prague pour retrouver son ancienne amoureuse, mère de son enfant. Puis, il ira à Séville où cette dernière demeure avec son mari et leurs deux enfants. Mais dans la foulée des accords retrouvés, que deviendront Michèle et Tomas, les deux se fiant à la vitesse de la Terre qui orbite autour du Soleil, leur prochaine étape s'avérant un point d'interrogation, leur regard tourné vers la Pologne ?

Roman complexe attachant, enrobé d'une lucidité ironique qui nous met en face de nos certitudes brisées lâchement, l'humour prenant allure d'échappatoire pour mieux affronter nos failles infectées de nos distractions volontaires. Le rythme, transcendé comme pour amoindrir les circonstances qui ont tenu lieu de rempart illusoire aux deux protagonistes tournant le dos à la sérénité familiale ou sociale. Les amis que fréquente Tomas dans un bistrot habituel ôtent rarement leur masque, se satisfont de questions qui demeurent sans réponse, comme si dans ce récit l'année 1968 marquait un point de chute, celle de Michèle principalement  inévitable, avant de se relever pour mieux clarifier ce qu'elle avait occulté des décennies auparavant. On aime que Jean Lemieux ait laissé une fin ouverte sur le dernier trajet de ses deux personnages, ni l'un ni l'autre n'étant assurés de la fin de leurs tremblements terrestres, Vienne n'équivaut-elle pas aux mesures tourbillonnantes d'une valse ?


La Dame de la rue des Messieurs, Jean Lemieux

Éditions Québec Amérique, Montréal, 2022, 195 pages



 


 

lundi 16 mai 2022

Le microcosme d'une guerre parmi tant d'autres ***


Une « amie » Facebook nous a demandé si on publiait des tableaux pour recevoir des " Like ". On est restée bouche bée face à cette question inattendue. Que se passe-t-il dans la tête de certains individus pour manigancer des idées autant farfelues ? Ne visitant jamais son site, à notre tour on s'est interrogée sur les propos douteux de cette personne. On s'est empressée de la supprimer de nos contacts. On commente le roman d'Anne Guilbault, L'oiseau-grenade.

La guerre, comment la définir sinon par le démembrement social qu'elle impose là où elle sévit cruellement. En des temps lointains, chaque affrontement militaire possédait un lieu dénommé champ de bataille où les belligérants s'en donnaient à cœur haineux. Ne s'en prenant pas à la société civile, les femmes attendaient le retour des hommes ou apprenaient fatalement leur mort. Aujourd'hui, rien ne reste de ces illusoires fortifications, les champs de bataille se sont étendus, ne respectant ni femmes ni enfants, les armes sophistiquées n'épargnant plus les combattants qui défendent leur cause. C'est à Alep, ville ravagée par l'ennemi, que l'écrivaine a situé ses protagonistes, six membres d'une famille unie qui, chaque jour, chaque nuit, subissent les assauts d'armes meurtrières. C'est Assia, fille de Lili et de Zacharia, sœur ainée de Eshan, amoureuse de Akram, qui prendra la parole au nom des siens, intercalant dans ses carnets la voix d'Akram, plus loin, celle de son jeune frère, plus tard, la voix de sa mère. Akram ouvre le récit et le referme d'une manière surprenante dans un épilogue désespéré. 

Ce sont avant tout les déboires physiques et mentaux de chacun que narre Assia. L'engagement d'Akram dans les Casques blancs pour porter secours à ses compatriotes. Beaucoup sont blessés, d'autres sont morts. Les ruines de la ville tiennent lieu d'abri aussi fragiles que la vie des Alépins. Zacharia travaille dans un hôpital, Lili, d'origine québécoise, et ses enfants attendent son retour, ne sachant trop s'il rentrera à la maison sain et sauf, muni de maigres provisions. Excédés de tant de souffrance, les jeunes décideront de quitter la Syrie pour rejoindre le Canada, Québec où vit la famille de Lili, grands-parents d'Assia et de Eshan. Il y a aussi Peter, journaliste britannique, en mission pour son journal, qui se joindra à eux. Zacharia, gravement blessé lors de l'explosion d'une bombe, et sa femme Lili garderont le fort. C'est plus tard qu'ils joueront le rôle qui leur est dû. Rôle tragique dont l'un sera la victime. 

C'est avec une profonde empathie qu'Anne Guilbault accompagne le parcours semé d'embûches des quatre jeunes, Assia et Akram, Peter et Eshan. Témoignant de ce que signifie la course vers la liberté, tenter de se rassembler parmi des inconnus à la recherche d'une terre d'accueil, bien souvent étrangère. La guerre, c'est se délester de ses biens, laisser derrière soi les différentes récoltes qui ont fabriqué une existence, des moments de bonheur soudainement ôtés par des hommes de pouvoir, outrageusement aveuglés par leurs ambitions démoniaques. La guerre permet-elle une distanciation entre la réalité et la fiction, ce qui serait la cantonner dans un espace restreint et non nous en montrer les atrocités ? De quoi décourager les plus audacieux qui ne croient plus à une possible conciliation mais espèrent, comme Akram possédé d'un désir de vengeance et de désespoir qui le mènera à l'acte fatal, le plus dénaturé. 

Et ce n'est pas rien que la longue marche d'un réfugié. Ceux désignés par l'écrivaine devront d'abord sortir d'Alep pour se rendre en Turquie puis prendre la mer pour atteindre la Grèce. Aboutir sur une plage, attendre le ferry qui les emportera vers le Canada. Avant d'en arriver à cette espérance innommable, que d'avatars ils auront à subir. Comme les passeurs malhonnêtes qui extorquent l'argent des exilés sans ressources. La faim, la soif, les maladies, rien ne leur est épargné. La mort par noyade sur des bateaux rafistolés. Les communications coupées les empêchant de joindre leur famille restée au pays malmené. Dans ses carnets où Assia rédige tant d'infortune, elle mentionne que possédant un peu d'argent, tous les quatre peuvent louer une chambre d'hôtel, manger à leur faim, ce qui est un luxe dans leurs conditions précaires. Sur la plage, Akram et Peter continuent à secourir des hommes et des femmes désemparés, ce qu'ils faisaient à Alep avant leur départ. Ne rien savoir de ce qui les attend s'avère un redoutable danger, surtout quand Akram manquera à l'appel, le bateau les emportant vers la Grèce, ayant coulé. 

Pendant ce temps, ce qui se passe à Alep est effroyable. C'est Lili, la mère, qui témoignera de la destruction de leur maison, sinon du quartier. Gravement blessée, elle a été recueillie par Médecins Sans Frontières. À l'abri d'une tente, dans son délire, elle fera intervenir un oiseau, une mésange symbolique qui, bienveillante ou inversement, l'informe du bien-être des siens. Oiseau-grenade équivalant à la minuscule poupée tressée en corde par Assia, que Eshan tient précieusement dans son sac à dos. Récit tout en tendresse, émotions et sensations dépeintes, pour ne pas dire ressenties par Anne Guilbault, au point d'oublier qu'une guerre actuelle, d'autres, oubliées, déciment des villes abandonnées à leur sort pitoyable. Des traumatismes inévitables feront que le début de leur séjour à Québec, déstabiliseront les jours et les nuits d'Assia et de son jeune frère. Peter, le journaliste anglais, a retrouvé son île britannique, il téléphone chaque soir à Assia pour la réconforter. Akram n'a pas donné signe de vie depuis le naufrage. Or, c'est lui qui fermera le récit intervenant dans un troublant épilogue. Révolté de tout temps, il mettra sa vie en jeu, n'ayant pu joindre les êtres qu'il aime. Kamikaze en puissance, son avenir ne pouvait que se jouer tragiquement, l'occasion venue...

Le livre se ferme sur l'espoir, sur l'apitoiement que fait naitre tant de cruauté ressentie par des hommes, des femmes et des enfants, que plus rien d'inhumain n'atteint. Sinon les hoquets des larmes et les gémissements des lamentations... Malheureusement, cette traversée d'une famille blessée de tant d'humiliantes conditions n'a su éveiller en soi la corde sensible de notre compassion. Est-ce dû aux voix qui, parfois, décrites un peu trop sur le même ton, ont troublé, dérangé, nos meilleures intentions ? Ou bien avons-nous évoqué silencieusement dans nos carnets fictifs personnels d'autres familles, piégées dans le même étau infernal ? On ne met pas en doute le talent d'Anne Guilbault, ni son amour de la poésie, — ici Roland Giguère et Etty Hillesum qu'elle cite avec pudeur — qui, dans ses précédentes publications a su nous émouvoir. Y a-t-il en l'humain une lassitude qui se crée, telle une peau de chagrin rétrécissant l'ampleur du malheur d'autrui ? Les guerres ne cessant de se répéter, pour ne pas écrire l'histoire humaine, se révèlent une manière désastreuse de façonner notre impuissance face aux décisions belliqueuses des grands de ce monde. On conclut que ce sont toujours des sociétés innocentes qui servent d'émissaires à leurs insatisfactions géopolitiques. Inspirant, avec raison, des écrivaines et écrivains à vouloir dénoncer leurs méfaits criminels...


L'oiseau-grenade, Anne Guilbault

Leméac Éditeur, Montréal, 2022, 173 pages

 

lundi 9 mai 2022

Une Canadienne française défie une époque étouffante *** 1/2


Un jour gris, un jour bleu. Les humeurs du temps ressemblent à celles des humains qu'on fréquente. Qui nous déstabilisent, chaque saison révélant ses hauts et ses bas. On lit, on écoute de la musique, on s'attarde aux petites choses quotidiennes, celles qui font que la vie s'organise autour des habitudes, même si on les compare aux certitudes qu'on redoute plus que l'ennui que procurent les ciels gris. On commente le récit de Michèle Laliberté, Nativa, la maîtresse de Camillien. 

On est peu habituée à traiter d'une saga qui donne la parole à un membre parental pour démanteler des tricheries qui ont été mises en place pour protéger la réputation douteuse d'une fille du clan familial. C'est l'une des sœurs, Florida, qui raconte alors qu'elle est enfermée à l'hospice Auclair, bravant la solitude et les méandres sournois de la mémoire. Elle y mourra, mais avant d'en arriver à cette issue fatale, elle nous instruit de ce que fut un certain Québec à la fin du XIXe siècle, représenté par une famille modeste. Les femmes procréent selon les recommandations de l'État et de l'Église, les hommes travaillent quand l'occasion se présente. Le Québec survit sous le joug insupportable des Anglais. Richesse et pauvreté se côtoient avec hargne et arrogance.

En l'année 1895, la narratrice a neuf ans. Elle, ses tantes et ses grands-mères fêtent les quatre ans de la petite sœur Évelina. La mère est tuberculeuse, bientôt elle mourra malgré une astuce discutable, superstitieuse, du père. Désespéré, il confiera trois de ses filles à tante Odile : Florida, Nativa, Évelina. Dianna, l'aînée, sera celle qui remplacera la mère, prendra soin des garçons. La tante Odile habite à Lewiston, dans le Maine. Elle est célibataire, modiste, sœur d'Alexandre, ce dernier aux agissements équivoques. On pourrait avancer que c'est à partir de cette époque que le récit s'amplifie, nous en apprend énormément sur les mœurs d'hommes et de femmes cernés par des obligations, des contraintes, davantage que sur leur bonheur et plaisir personnels. Il y a l'éducation gouvernée par les religieuses de l'école canadienne que fréquentera Florida et par les religieuses de l'école française que préféreront Nativa et Évelina. Dès l'enfance, sans religion point de salut ! Une manière traumatisante de se découvrir doublement orpheline dans le cas de Florida, fillette sensible et lucide. Si celle-ci poursuit une route tracée d'avance, il n'en est rien pour Nativa, qui refuse tout conformisme social et familial. Très tôt, elle se montrera rebelle, aimant les hommes dès l'adolescence, elle jettera son dévolu sur Alexandre, élégant et séduisant, qui mène une double vie que par curiosité et hasard elle découvrira avec Florida. La tante Odile, généreuse, facilite du mieux qu'elle peut le déracinement de ses nièces. Toutefois, elle caresse un rêve farfelu : que Nativa devienne religieuse. Projet qu'elle devra enterrer quand la jeune fille lui avouera qu'elle veut séduire Alexandre. Le temps a passé sur Nativa recluse dans un pensionnat pour orphelins riches. Séjour de solitude qui définira les décisions de son existence insoumise. Elle sera mise à la porte de l'orphelinat par manque de vocation religieuse. 

L'écrivaine dépeint, avec intensité, une époque charnière où le Québec prend conscience de ses injustices politico-sociales, de ses manques, du silence frustrant dans lequel il évolue. Commence à grogner ouvertement. Ce sont des femmes avant-gardistes, comme Nativa, bardées d'un courage exemplaire, qui défieront les lois de bienséance. Alors que Florida se mariera, Nativa refusera énergiquement et le mari et la « tralée » d'enfants quand sa sœur lui proposera de rentrer à Montréal, invitées par Dianna qui a trouvé chaussure à son pied, elle et son mari établis à Lachine. On doit mentionner que Nativa a tâté de la prostitution, qu'elle entretient une liaison avec Alexandre, au grand dam de tante Odile, « qui fit tout en son pouvoir pour que l'affaire ne s'ébruite pas. » Si Alexandre surveille, sans état d'âme, les jeunes ouvrières, subordonnées pitoyables d'une usine de coton, il a acheté des maisons de chambre qu'il a transformées en maisons de jeux et de débauche « où l'alcool coulait à flots ». Nous savons que les interdictions sont synonymes de tentations quand celles-ci sont à portée de main.

La vie tumultueuse de Nativa s'accumule de soubresauts qu'elle assume avec indépendance, se voulant différente, " résolument moderne ", ne le sachant pas encore. Se présentera dans sa vie un homme qui deviendra maire de Montréal, entre autres nominations honorifiques, l'exubérant Camillien Houde. Il se cherche, rejoint et soutient le peuple. Présenté à Nativa, elle ne lui résistera pas, et inversement. Bien qu'il soit marié, sa liaison avec Nativa durera une vingtaine d'années, jusqu'à la mort de sa compagne. Celle-ci sommée toutefois de demeurer dans l'ombre... Le Québec subira une épidémie pandémique, la grippe espagnole. C'est le temps de la prohibition américaine bousculée par la Grande Dépression qui apportera le chômage, les suicides. La ruine et la désespérance. L'indignité. Mais le pire assouplissant ses engrenages singuliers, on n'évoquera pas l'endroit de sa médaille, les mariages, les naissances, les deuils, les mésententes. Les préférences filiales. Les comportements que suscite l'éducation entre les citadins et les campagnards, comme ce fut le cas de Nativa qui détestait les paysans, les pauvres et les ouvriers. Le sort des enfants placés en pension, comme pour s'en débarrasser, certains, victimes de religieux libidineux... 

Il y aura le retour au Québec de toute la famille, celui de tante Odile qui, après avoir liquidé ses affaires, se fera religieuse. Une trame de la vie d'une famille québécoise dont on a tu plusieurs dérives, remise sur les rails de la vérité par la vieille Florida séquestrée dans son hospice, plus personne ne la visitant. Surtout pas sa fille envers qui il y aurait beaucoup à dire à la suite de maladresses commises par sa mère. Pas mieux qu'on s'est penchée sur la personnalité de Camillien Houde, l'auteure Michèle Laliberté l'ayant personnifié magnifiquement entre ses ambitions politiques et ses amours d'homme à femmes.

Double dimension de ce livre qui se présente tel un album agrémenté de photos, émaillé de nombreux points de repères, retraçant l'histoire percutante de la famille Laliberté. Cette histoire, on a l'impression, a été divulguée non pour en sonder véritablement les mensonges et les cachotteries mais pour nous montrer les tribulations d'une femme, Nativa, qui a payé cher son désir d'émancipation, son célèbre amant l'ayant fait enterrer dans une fosse commune. Il y a des êtres, surtout des femmes, qu'il faut réhabiliter à tout prix, même quand le temps a effacé, croyons-nous, moult empreintes terrestres. Comme si le bref chapitre qui ouvre le livre, sans très bien le situer, nous avertissait de la fragilité des êtres, des hommes, quand toute liberté leur est interdite, leur vulnérabilité face à la chair innocente, insensibles aux roueries empoisonnées du démon qui s'affaire en eux. Au risque et au péril de se consumer dans le déni à force de trop s'y repaitre...


Nativa, la maîtresse de Camillien, Michèle Laliberté

Collection Sémaphore Mobile

Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2022, 152 pages

 

lundi 2 mai 2022

Un père dans ses pires états *** 1/2


À mesure qu'on vieillit, que nos désirs s'amenuisent, rétrécissent telle une peau de chagrin qu'on aurait écharpée pour mieux gommer les souvenirs qui nous encombrent, comme s'il fallait à un moment donné faire place nette, se résoudre à l'absence des êtres témoignant de nos frasques de jeunesse. On commente le récit d'Anne Peyrouse, Pour que cela se taise.

S'il est vrai, comme l'a écrit le poète, que les chants désespérés sont les chants les plus beaux, la narratrice de cette histoire, tristement autobiographique, n'a pas manqué de nous émouvoir, elle-même en état de révolte quand elle doit visiter son père agonisant avant qu'elle crache de multiples sentiments peu honorables qu'il lui inspire. Elle refuse de lui tendre la main, celle qui ferait de ce récit une fable d'amour entre le père et la fille. Main rebutante qui n'a aucune raison d'être serrée dans la sienne quand on a lu quel genre d'homme était ce père de trois enfants, qui ne l'a jamais été. La narratrice se prénomme Anne. Comme l'écrivaine. Comme on n'avait rien imaginé de douloureux venant de cette Québécoise talentueuse, d'origine française. Du sud, là où sent bon la lavande, où fleurissent les mimosas. Brin de douceur pour préluder ce monde de tragique incompréhension d'où a jailli cette confession surprenante, empreinte de souvenirs indécents jusqu'à la nausée. 

Souvenirs qui se déroulent entre la France et le Québec, distance symbolique alors que l'écrivaine mentionne qu'il y avait tant d'espace entre elle et le père. La mémoire ayant peu d'ordre chronologique, la petite fille se rappelle ses sept ans, son anniversaire. Elle joue au cow-boy avec son frère. Des invités admirent le père qui leur montre sa dernière acquisition, une arme à feu. Quand il abaisse le bras, l'arme s'abat sur la tête de la fillette, lui causant une blessure profonde dont elle gardera la cicatrice. Aucune culpabilité de la part du père, affirmant qu'elle n'avait qu'à jouer ailleurs... Intervention timide de la mère qui sait, depuis le début de son mariage, ce que vaut l'homme qu'elle a épousé. Il lui a été impossible de rebrousser chemin, elle doit supporter les humeurs exécrables de son mari. Sa vulgarité, ses odeurs répugnantes. Sa violence verbale et physique. Compense le bonheur des grands-parents, raconté par la mère. Les attentions du grand-père envers la grand-mère. Souvenir odieux des dimanches à faire du ski, cette fois exprimé par Anne, des vacances où le père au volant d'une voiture luxueuse, conduit dangereusement, ne tenant pas compte des envies naturelles des passagers, des haut-le-cœur de sa fille. Les autres occupants, assis derrière, ne sont pas mieux épargnés, subissent les engueulades du père, les menaces de sa main leste qui ne peut les atteindre. La générosité des grands-parents aisés, qui distribuent de l'argent sans compter à leurs trois petits-enfants aux heures propices, comme Noël et leurs anniversaires. Affluent les réminiscences réconfortantes quand la narratrice évoque les grands-parents paternels et maternels. Mais il y a les repas de famille quand « l'horreur s'en vient » entre le grand-père, Jean et le père, Christian. « Ça s'envenime vraiment ; ça passe du regard aux mots. Inévitablement, les corps se dressent et s'entrechoquent. » L'angoisse qui s'insinue, les femmes et les enfants pris en otages. La narratrice en a « mal aux nerfs ». 

Le père reçoit de l'argent d'une des grands-mères pour essuyer les dettes que son laisser-aller professionnel amène à la ruine. Il a été architecte puis constructeur de bateaux, a organisé des excursions de baleines. Fondé une compagnie de croisières et un petit chantier naval qu'il ne partage avec personne, faute de savoir partager. Tout appartient à cet homme-baudruche, jusqu'à sa femme, ses enfants et ses chiens. Tout demeure à sa disposition, sujets qu'il traite durement, impitoyablement. Ne se préoccupe aucunement de leur bien-être. Ainsi, la grand-mère qui renfloue ses difficultés financières mourra dans la déchéance, son fils qu'il engage pour « bricoler » lui promettant salaire que le jeune homme ne recevra jamais. Sa désinvolture envers les petites entreprises qu'il entraine dans la faillite. Homme mégalomane qui croit à de prestigieuses réussites mais à qui il ne reste plus rien. Sur son lit de mort, il poursuit son rêve, autant moribond que lui.

Le témoignage d'Anne qui se déroule dans la chambre du père détesté, lui permet d'imaginer un père qui aurait été tout autre, un père qui aurait accompagné ses enfants sur les marches de l'enfance jusqu'au perron de l'adolescence, père affable qui aurait aimé sa femme et ses chiens. Homme pathologiquement malsain de qui il n'est pas simple de faire le deuil sans se remémorer les outrages physiques et mentaux que ses proches ont subi. Le fils n'aura pas la force de mener à bien son existence, abimé par cet homme aveuglé d'un narcissisme fataliste qu'il vomissait sur sa famille et sur celle de sa femme. Épouse et mère qui protégeait ses enfants sans pouvoir y faire grand-chose, qui détournait certaines conversations, le silence s'avérant révélateur. Anne subira les contraintes épuisantes du décès paternel, les larmes et les spasmes qu'il a fallu endiguer. Répondre du mieux possible aux condoléances. L'aveu spontané que son père était un « salopard ». L'avocat qui ne comprend pas la hargne de cette fille, absorber ses reproches mais aussi divulguer qui était le père. Un indigne que seul le mal nourrissait. 

Pour donner plus de force à ce récit bouleversant sans compromis, des réflexions s'animent à l'intérieur de la tête de la narratrice, intercalant les réminiscences insoumises pour mieux dénoncer les agissements du père au-delà de ce qu'il est permis de croire derrière les sourires fabriqués, derrière la dignité qu'il faut afficher à tout prix. Récit autobiographique, il y a là un témoignage du malheur qui a griffé une fillette, une adolescente, une jeune femme amoureuse d'un homme bienveillant, père de ses deux filles. On n'a pas relaté plusieurs scènes exhaustives, c'eût été inutile d'en rajouter, ni de piocher entre les lignes d'une écrivaine qui a dû se sentir apaisé après avoir écrit noir sur blanc les menées d'un humain cruel qui ne pensait qu'à se venger de ce qu'il contenait en lui-même, ce trop-plein d'aigreurs qu'il déversait sur des innocents, familiaux ou étrangers. Sur ses chiens qu'il punissait sauvagement de leurs fugues, sans considération pour leur état d'animal, humains et bêtes enfermés dans une carnassière psychologique d'où ne transpirait aucune issue pour respirer librement. Écrire, affirme la narratrice, est le plus grand des actes libres à poser. Ce qu'Anne apprendra à faire avec les mots nécessaires pour que cela se taise, la colère embastillée en elle, qui aurait pu l'étouffer, la rendre handicapée à tout dialogue affectif, la faire sombrer dans les ombres gluantes émanant du père, au lieu de la hisser vers la lumière, lui inspirant un livre courageux, vibrant d'une tendresse incommensurable, habité de la poésie de Saint-John Perse et d'Alain Grandbois...

 

Pour que cela se taise, Anne Peyrouse

Éditions Somme toute, Montréal, 2022, 112 pages