lundi 7 décembre 2020

Un immigrant et ses travers vagabonds *** 1/2


Notre présence étant occasionnelle et utilitaire dans Facebook, on a constaté la recrudescence d'un douteux narcissisme. Des photos de soi, de face ou de profil, avec ou sans masque. Un étalage dérangeant d'occupations très personnelles, sinon intimes. Et des citations à la pelle décrivant notre manière de faire pour être heureux. Notre citation favorite étant de rester cachée pour vivre heureuse, on fuit cet étalage d'indiscrétions. On a lu les nouvelles de Josip Novakovich, Café Sarajevo.

Quatorze textes, qui s'apparentent davantage au récit qu'à la nouvelle, dépeignent un monde que l'on connait à peine. Celui d'une Europe entretenue longtemps dans sa culture, si peu à voir avec la nôtre. Il a fallu qu'opère une transhumance humaine intense pour accéder à ses conditions sociétales, à sa richesse culturelle. C'est donc avec un élan curieux qu'on s'est penchée sur le microcosme d'un univers se révélant à travers les randonnées d'un homme, immigrant, bien installé aux États-Unis. Rêve à l'envers du narrateur qui, semblable à beaucoup d'êtres qui ont dû quitter leur pays, remonte le fil du temps, sous des caractéristiques dissemblables. Au cours des récits, les traits singuliers de cet homme vagabond ne font qu'accentuer un profil démultiplié sous le couvert de moult professions. Des souvenirs, brefs, essaiment le livre, révélant l'identité du narrateur. Il a grandi à Duravar, relate des événements rancuniers qui ont séparé les Serbes des Croates. Barrières haussées entre les deux pays qu'il traite avec un humour grinçant, nous informant que la véritable barrière est celle de l'alcool. Il veut se rendre à Belgrade, n'a pas les moyens de se payer une chambre d'hôtel. Un ami le dirigera vers la maison d'un marginal qui boit plus qu'il ne faudrait. Primordial indice émaillant les récits qui alimentent le recueil, l'alcool s'avérant une manière de survivre, de ne pas se prendre trop au sérieux, camouflant de profondes souffrances, dissimulant des sentiments épidermiques. Le narrateur poursuit son périple aventureux. Cette fois, il veut se rendre à New York. Sur le bord de la route, il fait du pouce, un camion s'arrête. Le chauffeur l'interroge sur ses origines, doutant de l'honnêteté de l'Iranien qu'il n'est pas. S'ensuit un dialogue entre les deux hommes, débité sur fond de bière, mettant au jour l'esprit borné du chauffeur américain. Situation à la fois burlesque et pitoyable, le passager se mettant sans cesse au diapason de son compagnon, qui finit par le jeter hors du camion. Celui-ci se retrouve en prison à la suite d'altercations délirantes dues à l'alcool. Il est dans l'État de l'Iowa, représenté soudainement par un vieillard soulard, imbu de patriotisme local. Le narrateur quitte enfin cet endroit, incompréhensible aux étrangers, l'autobus s'avérant l'échappatoire secourable. Ce récit nous a fait penser aux plus belles pages de Jack Kérouac, dérivant sur les routes américaines. Plus loin, un étudiant, écrivain en herbe, sera le majordome d'un homme richissime, directeur d'une usine de jouets. Ce qui ne sera pas simple, le jeune avouant les vertus de sa paresse, s'y complaisant, il sera mis à rude épreuve. Il doit cultiver un jardin quasiment à l'abandon, servir un groupe d'invités lors d'un repas mondain, organisé par son patron. Aidé du cuisinier chinois, il s'en sortira tant bien que mal. Mais, comme dans les autres nouvelles, l'aventure aura une suite inattendue avant d'en arriver à une conclusion où l'étudiant, subordonné à sa paresse, causera des difficultés à d'éventuels employeurs. Toujours, innocemment, sont décrites des bribes de faits socio-politiques. S'immiscent des déceptions amères, des propos avortés. Un texte véritablement symbolique.

Autre approche, celle du monde animal, particularisé par un rat mélomane, par un bouvier australien, par un bélier, puis par un chaton. Les quatre mammifères se sont montrés par hasard, ont été adoptés par compassion. Chacun enrôlé dans son univers restreint, comme une ferme, une maison. Entre deux fables animalières, intervient un court texte où l'alcool sert de prétexte à mentionner une loi promue par le président russe, Vladimir Poutine. Loi interdisant les produits de la Géorgie, surtout les vins et même l'eau minérale. Manière habile de décréter que les boissons alcoolisées étaient interdites en Russie. Gorbatchev, en son temps, en fut le précurseur, ce qui avait précipité sa chute. Récit réflexif qui se clôt sur une note ironique, signée Mark Twain. Le chat nous ramène au temps présent, à Saint-Pétersbourg, à Paris, enfin, dernier parcours du félidé, les États-Unis. Chat cosmopolite. Puis, critique physique et brutale du sport, quand le narrateur assiste à un match de foot, parvenu en demi-finale, en Croatie. Nouvelle qui décrit un grave incident se retournant contre le narrateur lors d'une promenade avec la victime handicapée. Métaphore qui ne laisse aucun doute sur l'avenir du conteur, devenu, pendant le match, un homme qui a réclamé du sang, à la suite d'un jeu de main maladroit, passé inaperçu par l'arbitre de l'équipe opposée. Vengeance préméditée par le joueur, prisonnier de son fauteuil roulant. Lucidité impitoyable de la part du pousseur, transformé en justicier sportif sanguinaire... Un souvenir douloureux de la Croatie nous emmène vers une longue nouvelle, trop bavarde. La rencontre de deux amis qui se retrouvent dans un restaurant, à Belgrade. L'un craint d'avoir une crise cardiaque, l'autre se pose des questions sur son ami, perdu de vue depuis vingt-cinq ans. L'histoire ethnique entre Serbes et Croates pèse lourdement sur eux, ils se méfient l'un de l'autre. Séparation des deux hommes, qui ressemble à une fuite. Le recueil, en fait, n'est que fuite. La nécessité de bouger, ou privilégier la sédentarité, s'avère une démonstration physique et mentale de certains immigrants, qui ne savent plus où se fixer, loin du pays natal. Ce n'est pas pour rien que le dernier texte fermant le recueil, se titre Café Sarajevo, récit éponyme qui témoigne du succès de ce bistrot situé à Montréal, où se donnaient rendez-vous les immigrants balkaniques. N'en reste plus que la nostalgie...

Recueil agréable et instructif à lire, qui nous emporte, avec le narrateur, dans un monde étranger à celui de l'Amérique du Nord. Parfois, si les lieux abordés sont déroutants, il suffit de déployer notre désir curieux de voyager là où, contrairement aux chats, il est impossible de se sentir dépaysé après en avoir ingurgité les premières saveurs, alcool compris. C'est aussi satisfaire son besoin de s'évader, de faire connaissance avec des protagonistes pittoresques, sur lesquels nous revenons au cours d'une deuxième lecture, de crainte de ne pas avoir consacré le temps nécessaire à la compréhension de tout être humain...


Café Sarajevo, Josip Novakovich

Traduction de l'anglais par Felicia Mihali

Les Éditions Hashtag, Montréal, 2020, 212 pages