lundi 21 février 2022

Être seul parmi les témoins de nos avatars ****


On se dit que tout ce qui vit, du moindre brin d'herbe à la fleur la plus frêle, demande une extrême attention. Nous regardons une pierre au bord de l'eau, le visage d'un humain qui nous croise, le pelage d'un chien qui aboie joyeusement. C'est un pas de danse que nous esquissons, sachant que le brin d'herbe, la fleur, la pierre, le chien mourront, le temps de se poser d'interminables questions jamais résolues. On parle des nouvelles de K.D. Miller, Dernière heure.

Dix nouvelles qui se glissent les unes dans les autres, leurs protagonistes se tenant par le bout des doigts quand l'aventure les interpelle dans un perpétuel ballet d'incertitudes. Fracas d'existences qui, pour la plupart, se prêtent aux habituelles routines, soudainement défaites et déstabilisées. Telle une présentation théâtrale, les premières fictions préfacent celles qui s'annoncent, révélant la personnalité d'êtres qui se retrouvent, sans trop se regarder dans les yeux. Récits repliés sur soi malgré la présence de témoins, ramifiant les silences intérieurs mais aussi les grands chagrins adoucis par la nostalgie du passé, vaine consolation quand nous sommes parvenus à un certain âge. Un peu de fatigue nous accompagne, ce peu flou, indéfini, que nous nommons solitude. Effet de tiroirs que nous ouvrons que nous fermons, après les avoir délestés de leur trop-plein douloureux, au risque de nous leurrer sur ce qui fut et ne sera plus. La dernière trompette s'avère un parangon de ce que nous avançons. Len Sparks, veuf de quatre-vingt-six ans, vit seul avec sa chienne, Sœur. Après avoir lu les journaux et s'être offusqué de leur contenu, il se prépare pour aller se recueillir sur la tombe de sa femme, Joan, soulignant l'anniversaire de sa mort accidentelle. En cours de route, il évoque les années de bonheur, peut-être d'illusions, Joan n'ayant pas été une épouse toujours conciliante. Les obstacles qui ont soustrait chaque protagoniste à la banalité du quotidien occupent une place prépondérante, reliant les individus entre eux, comme pour mieux les faire bondir une dernière fois dans un présent approximatif, faisant valoir que la vie a souvent le dernier mot. Ce qui arrivera à Len Sparks, assis sur un banc, devant la tombe de sa femme. Un adolescent le suit, le provoque, le questionne sur son couple, adolescent qui nous fait penser à ce qu'aurait pu représenter le vieil homme s'il avait été plus vindicatif. Entrée en matière grinçante mettant en relief le rôle des femmes dans ce qu'elles ont de véridique, fantaisie et détermination, complices entre elles, mais aussi prisonnières d'une culpabilité injustifiée, comme Harriett, artiste peintre, qui remet en question sa relation avec son fils, Ranald, celui-ci marié à Patrick. Elle aussi s'imbrique à l'intérieur de doutes, son veuvage lui révélant, croit-elle, sa fragilité de femme septuagénaire, jusqu'au jour où, agressée dans sa maison par un jeune inconnu dont elle refuse d'identifier le visage, elle lui impose une étrange réparation. Témoin. 

De nombreux acteurs et actrices composent ce fascinant recueil, portent en eux un échantillon de ce qu'est l'humain, oscillant entre le mal et le bien, oscillations pernicieuses qui ont déterminé le destin tragique de Curtis Maye, meurtrier de Morgan, jeune musicienne ambitieuse, dont la carrière prometteuse exacerbait le jugement rationnel de son amoureux. Morgan faisait partie des amitiés de jeunesse de Jill Macklin, écrivaine, que les aléas de la vie ont griffé cruellement à la suite d'un amour déçu pour un homme timoré, Eliot Somers. Il s'était trompé de partenaire, modifiant sans raison apparente son parcours vital, entre une femme démente et une fille, enseignante à des enfants en bas âge. Femmes et hommes pour qui nous éprouvons des sentiments disparates, on préfère certains récits à d'autres, marchant maladroitement sur la corde hachurée de leurs hésitations, de leurs convictions. De leurs trahisons, l'humour édulcorant les erreurs de la vie. Individus qui miroitent leurs interagissements balisés par des rencontres inopinées, régissant ce qu'il en reste au cours d'années qui s'usent, retrouvant leurs acolytes au seuil de la vieillesse. Les souvenirs sont-ils des certitudes, ébranlés pour mieux survivre ? C'est la question qui se pose en lisant le récit, La petite maison de travers. Texte qui rassemble des êtres ayant le privilège de relater quelque péripétie alors que le temps les a piétinés de ses opprobres, tel Curtis Maye qui est libéré de trente-cinq ans de prison pour le meurtre de Morgan Pettingill. Jour de l'Action de grâce, fête réconciliatrice mais affichant ses difficultés chagrines, comme Len Spark qui doit faire euthanasier sa vieille chienne, Sœur. Mary Somers, fille d'Eliot Somers, a pris l'initiative de préparer un repas, d'inviter Len Spark et Curtis Maye, qui profitera de la générosité matérielle du vieil homme pour accorder un deuxième et dernier souffle à son existence ratée. Fiction chorale qui distille une lumineuse espérance, même si quelques-uns d'entre les protagonistes sont demeurés à l'écart, comme Clarissa Pettingill, octogénaire, mère de Morgan, narratrice sceptique du dernier texte, À la garde de la corneille. Divorcée et veuve de Ramsay Pettingill qui redoutait les araignées. Image restrictive qui étouffait sa vie d'homme à principes. Clarissa pense à se débarrasser de futilités qui encombreront ses héritiers, dont le journal de sa fille Morgan, qu'elle a lu sans véritable surprise. La survie de Clarissa ne dérive-t-elle pas dans un salon funéraire, symbolisant tous ses comparses, éliminant la chair, exposant l'os ?

À quoi rime d'être jeune et insolent ? Ces dix nouvelles, quelques-unes sont omises ici dont celle éponyme, Dernière heure, n'ont rien changé aux pulsions d'êtres dotés de leurs expériences, comme s'il était nécessaire d'en franchir le cap pour leur insuffler un brin de modération, la jeunesse s'abreuvant d'un vin de jouvence bu à satiété. Ivresse qu'on a dégustée au long de notre lecture, jetant un regard lucide sur nos limites à vouloir agir différemment, on veut mentionner nos actions les plus téméraires ayant été celles d'aimer, de bannir, de riposter contre la raison récalcitrante. Une profonde tendresse émane de ces récits signés de la nouvelliste canadienne K.D. Miller, traduits sobrement, si justement, de l'anglais par l'écrivaine Louise Gaudette. On la remercie d'avoir capté, avec une grande sensibilité, les émotions de femmes et d'hommes traqués par des mésaventures parfois imprévisibles survenues au gré des décennies. Cependant, on regrette que des tableaux d'Alex Colville n'égaient point le livre, le communiqué de presse nous informant de leur importance, clarifiant des situations teintées de gestes et de paroles, d'une profonde solitude encombrant des humains dépris des bienfaits de leur jeunesse démantelée, nous révélant le poids de jeunes années instables, leurs sons tonitruants...


Dernière heure, K.D. Miller

Traduction de l'anglais par Louise Gaudette

Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2021, 340 pages