lundi 20 janvier 2020

Les gens heureux ont aussi leur mot à dire *** 1/2

Il y a des journées, des soirées, où la lecture n'a plus aucun intérêt. On ne s'inquiète pas avec ce déboire. On ne se pose pas de questions d'ordre existentiel, qui n'aboutiraient qu'à tourner autour de soi. Perte de temps, brin de fatigue, qu'on ne se pardonnerait pas le lendemain. On écoute de la musique, la plus grande. On se réconcilie avec les mots, soudainement transformés en figures de notes. On commente les nouvelles de Caroline Guindon, La mémoire des cathédrales.

On aime les nouvelles, le genre, quand son approche est respectée, s'avère passionnant à lire. De courtes histoires ont notre préférence, les plus élaborées s'apparentant davantage à la novella ou au récit. Durant cette année défunte, plusieurs écrivaines ont satisfait notre goût pour la littérature brève, décrivant des situations où le drame et l'humour vont de pair. On terminera cette décennie avec le recueil d'une écrivaine qui a dirigé de main expérimentée des personnages qui ont reproduit leurs empreintes sur une parcelle de la terre qui leur était attribuée, comme nous toutes et tous quand nos agissements se concrétisent en de banales aventures.

Dix-neuf nouvelles atypiques où l'écrivaine met en scène des êtres humains qui vont et viennent,  arborant un point commun qui est celui du bonheur, fait plutôt rare dans la littérature actuelle. Ils habitent Chicago, mais nous avons l'impression que le lieu a peu d'importance, tous se définissent par une attitude soudainement contraire à leur habituel comportement. Ils n'ont qu'un désir, peut-être inconscient, laisser une trace d'eux-mêmes. Tel un professeur universitaire, soudainement perdu, quand Tasha, sa fidèle collaboratrice qui transcrit intensément ses cours, s'absente une journée. Plus loin, Sam, ancien lieutenant dans les Marines, organise chaque mardi matin son rendez-vous avec les éboueurs. Déjà, le lundi soir est balisé par sa préparation de fèves au lard. L'enchainement des « jours, des saisons, des années » satisfait sa retraite. Le passage du « camion poubelle bleu azur du programme de recyclage » fait partie de ses petits bonheurs. Ravissante autre nouvelle quand Paul et Annie, deux adolescents, deux étudiants qui, depuis la rentrée, vivent un amour tout neuf. Ils se promènent au bord d'un lac, nourrissent les mouettes. Des habitudes, elles aussi toutes neuves. Nous sont décrites les occupations d'Annie : elle est premier trombone dans l'orchestre de l'école, trésorière de l'association étudiante. Ludique, elle joue de son instrument pendant que Paul contemple le moindre de ses gestes avec une lucidité joyeuse, se séparant d'elle à l'arrêt de l'autobus, pour rejoindre sa famille et faire ses devoirs. La " chute " est particulièrement surprenante. Plus loin, un médecin de famille fait l'éloge de l'une de ses patientes qui n'a jamais ri de sa vie. J. Cette femme est tout à fait normale, aime cuisiner, bavarder. Célibataire, elle vit seule, entretient d'amicales relations avec quelques amies de longue date. Avec sa famille. En résumé, J. mène une vie heureuse. Ne comprenant pas très bien le rire des autres, qu'elle trouve grotesque. Jusqu'au jour, arrive un jour qui nous bouscule, le médecin et J. se rencontrent dans un enterrement. Il relate à sa patiente un horrible accident de train survenu des années auparavant, en Indiana. Il était occupé par les membres d'un cirque, qui furent tous calcinés. La fin est suggérée, c'est suffisant qu'elle le soit... Une concise fiction traitant d'une vache et de son veau s'amalgamant à une mère qui partage les jeux de son jeune fils, nous a coupé le souffle tant par son contenu incisif que par la fatalité sans réplique émanant du sujet.

Tout le recueil est ainsi, criblé d'incidents qui accentuent le bonheur de chacune et chacun, comme le texte Le genou de César. Ce dernier rentre de l'hôpital après avoir subi une chirurgie au genou droit. Il attend de sa femme et de ses filles un excellent repas alors qu'elles lui ont préparé une soirée musicale. César est partagé entre la faim et le plaisir de retrouver les siens. Scène familiale où jamais le bonheur ne se dément malgré les infimes déceptions de César. Hier, dépeint la relation nocturne de la narratrice avec un réalisateur, à qui elle a confié son scénario. Rendez-vous pris dans un « resto sombre », ils boivent trop. La suite est inévitable mais déjà échappée des intentions de la jeune femme. Elle est passée à autre chose. Libres, deux sœurs attendent la fin du monde. Une pandémie s'est répandue, anesthésiant les êtres humains et les animaux. Comme si était là l'occasion de livrer ses derniers avatars. Magistral confessionnal que devient soudainement la planète Terre, représenté par un pénitencier où est emprisonnée l'une des sœurs. C'est certainement la nouvelle la plus tragique, où l'issue s'avère sans une porte ouverte sur quelque sortie conciliatrice. Sinon celle de l'oubli céleste. La sérénité éprouvée par Maribel et Pilar s'avère un masque mortuaire. La naissance des reliques est un divertissement qui réunit au bord d'une pièce d'eau un inconnu étrange à un groupe d'enfants. On redoute le comportement de l'individu mais les enfants, admiratifs et curieux, remettent les pendules à l'heure en poursuivant le jeu inventé par l'homme qui s'éloigne d'eux. Retourne à la rue.

Recueil rassemblant divers textes où des instants, plus que des moments, s'apparentent au quotidien, dressant une surprenante métaphore. Celle des pierres immuables des cathédrales. Depuis des siècles, elles racontent le bonheur d'être les complices de celles et ceux qui, s'attardant sur leur parvis, ou séjournant dans leur ombre et lumière, leur confient quelques souvenirs épars, ressurgis de la mémoire traitresse. On a imaginé ces fictions, si bellement traitées par Caroline Guindon, telles des errances auxquelles la nouvelliste aurait accordé l'importance qu'elles méritent, soit modifier le cours placide d'existences propices à la monotonie du quotidien, émaillé d'un relent de vanité. Ces dérangements se transformant en une raison d'exister, acte de présence justifié par le petit quelque chose innommé, ancré dans la mémoire des cathédrales humaines, soulageant ainsi la crainte redoutable du départ ultime. Message indispensable souligné par l'écrivaine, révélant une originalité fantaisiste qui ne peut que séduire lectrices et lecteurs.


La mémoire des cathédrales, Caroline Guindon
Lévesque Éditeur, Montréal, 2019, 155 pages