lundi 18 juin 2018

Une réalité qui tue la fiction ****

C'est lundi. On les aime, on les a toujours aimés. Une dynamique s'installe, vaillamment, on entre dans l'action, attendant que le monde alentour nous accompagne. Le dimanche nous prépare à cet élan, il nous est impossible de rater cette marche, l'escalier de notre existence ne finissant qu'à la mort. On s'interrompt de temps à autre pour reprendre notre souffle. On repart, plus haut. On commente le roman signé Jonas Gardell, N'essuie jamais de larmes sans gants. 

En refermant ce livre intense, on s'est dit qu'il contenait un message important à transmettre aux lecteurs et lectrices. Celui de la tolérance, de la bienveillance, même s'il n'est pas toujours simple d'accepter l'homosexualité de l'un de ses enfants. Anomalie mentale, aurions-nous avancer à l'époque où se déroule cette tragédie. On n'a pas ressenti de coup de cœur, on a éprouvé une énorme compassion envers les jeunes adultes et leurs parents, qui ont dû faire face à ce terrifiant dilemme dans les années 1980, et même avant. Dans cet ouvrage, l'accent est mis sur les débuts d'une mystérieuse maladie qui frappe les homosexuels, que personne ne sait alors nommer, qui deviendra au fil des ans le VIH. Le sida.

Nous sommes en Suède, à Stockholm, mais comme le mentionne l'auteur avec raison, ces événements se sont passés et se passent ailleurs encore. Nous faisons la connaissance de Benjamin, Témoin fervent de Jéhovah, et de Rasmus, enfant inespéré d'un couple mûr qui le surprotège. Rasmus n'a qu'un désir, fuir le nid familial étouffant, mener sa vie comme il l'entend dans l'anonymat de la capitale. À Stockholm, un soir de Noël, chez Paul, homosexuel mère-poule, entouré de ses amis, les deux jeunes hommes se rencontreront, éprouveront un courant amoureux l'un pour l'autre, repartiront ensemble sans très bien savoir où aller. Ils sont les pivots de ce drame qui réunit Paul et sa bande de garçons, tous affectés du VIH. C'est d'ailleurs l'agonie de Rasmus qui ouvre ce terrifiant récit, comme une ombre menaçante tout au long du livre. L'enfance de Benjamin et celle de son compagnon y sont relatées, plus tard, les soirées et les nuits à chercher un partenaire, à l'entrainer dans quelque coin désert pour l'initier au jeu exacerbant du sexe, tels Benjamin et Rasmus, rétifs aux rencontres hasardeuses. Il y a une sorte de suicide désespéré et collectif dans ce périple sexuel, blessant dangereusement tant les proies que leurs victimes. Car victimes il y a quand le sida se répand dans le sang, draine une sourde désolation, propage une lente détérioration physique et psychique. Il n'y a plus qu'à attendre la mort. Ou bien, tel Benjamin, survivre plusieurs décennies en étant médicalement suivi. Les uns après les autres, ils perdront la vie, faisant semblant de ne pas croire à ce qui leur arrive de fatal. Le déni prenant sa source à la peur de mourir.

Le roman se divise en trois parties, entrecoupées chacune de témoignages rapportés par l'écrivain. Ce qui est nécessaire à la compréhension du lecteur qui doit se soumettre à l'état de témoin, ne pouvant dialoguer avec l'un de ces jeunes hommes — désir pressant ayant plusieurs fois interrompu notre lecture. Ces intertextes douloureux dévoilent la souffrance honteuse, l'humiliation insupportable, qui accablent les malades, condamnés aux pires atrocités charnelles. La sentence radicale de bien des médecins et spécialistes, le jugement implacable d'une société repliée sur ses convictions sociales et religieuses. Sur ses certitudes politiques. La famille qui renie son enfant par crainte de représailles morales de la part des bien-pensants. Les parents de Rasmus n'auront pas d'autre choix que d'enterrer leur fils sidéen, déclarant qu'il est mort d'un cancer " normal ". Puis, il faut oublier, couper définitivement les liens avec les anciens amis citadins du défunt. Que signifient les soirées festives quand, chez Paul, tous se réunissent pour débattre de leurs préoccupations, instruisant de cette manière détournée le lecteur de leurs démêlés ambigus avec le corps médical ? Toujours un goût amer de larmes retenues, d'odeurs de pierre tombale, qui affadit les aliments, édulcore l'alcool, abominant une baise occasionnelle qui renforce le besoin d'être aimé. Comme Benjamin qui veut aimer quelqu'un et l'être en retour. Souhait immuable de l'être humain, qu'il appartienne à n'importe quelle allégeance, qu'elle soit tolérée ou bannie. 

Il faudrait écrire des pages et des pages pour traiter de ce chapitre très longtemps censuré parce que peu conciliable avec la teneur réelle de nos valeurs reçues dès nos premiers raisonnements. Remettre en cause la majorité des idées acquises depuis la nuit des temps, demande un effort considérable, comme le font les parents de Rasmus qui, pour ne pas perdre leur fils unique, camouflent leur déception derrière une entente trompeuse dont personne n'est dupe. Jusqu'à la colère, jusqu'aux cris, qu'il est impossible de taire un jour ou l'autre. La rage, comme celle de l'écrivain Jonas Gardell quand il narre, ou qu'il se transforme lui-même en témoin de ce temps prohibitif, dénonçant âprement le butor qui fuit les homosexuels, comme nous le ferions de pestiférés. Les lépreux accolés aux porteurs du virus mortifère.

A-t-on aimé cette histoire ? On ne sait pas encore au moment de rédiger cette chronique, on a lu ce récit telle une injustice commise à une époque lointaine et barbare, sidérée que la société puisse encore réagir avec autant d'analphabétisme mental, la tête remplie de flammes moyenâgeuses. Peut-être s'est-on un peu lassée de tant d'insistance quand nous sont dépeintes les enfances et adolescences de protagonistes moins représentatifs. Fallait-il faire durer non le plaisir dans ce cas si particulier, mais s'appesantir sur la souffrance de quelques-uns des acteurs ? On n'en est pas certaine. Sans en rajouter, le lecteur aura rapidement saisi les affres redoutables de cette maladie pandémique, incurable, même atténuée par la médication actuelle.

C'est un ouvrage extrêmement dérangeant, bousculant la normalité de nos principes rationnels, manœuvrant nos comportements les plus élémentaires. Exigeant du lecteur un détachement propice à pénétrer généreusement dans ce roman, classé parmi les livres importants de cette dernière année. Un récit bouleversant qui souligne la beauté solidaire des êtres entre eux. Dédié aux amis disparus que Jonas Gardell salue de pleurs invisibles, tellement efficaces quand il s'agit de prendre parti pour ceux qui n'ont eu aucun moyen de se défendre, meurtris jusque dans la chair, cœur chaviré par toutes les nausées, jusqu'à la démence. Plaisir romanesque, certes, mais un témoignage essentiel pour réveiller la conscience universelle quand elle s'est assoupie dans ses léthargies confortables.


N'essuie jamais de larmes sans gants, Jonas Gardell
Traduction du suédois par Jean-Baptiste Coursaud et Lena Grumbach
Éditions Alto / CODA, Québec, 2018, 829 pages