lundi 29 avril 2019

Il était une fois quatre femmes *** 1/2

L'opinion que nous portons sur un livre est tellement subjective et volatile. Réflexion qu'on se fait chaque fois qu'on vient de terminer d'écrire une critique. D'où notre prudence à ne jamais être désagréable, sans pour cela ne pas oublier d'émettre quelques réserves quand l'ouvrage s'y prête, bien souvent à cause de la négligence de l'éditeur et non par la faute de l'auteur. On commente le roman de Stéfani Meunier, La plupart du temps je m'appelle Gabrielle. 

On sait gré à l'écrivaine de nous avoir informée d'emblée de quoi découlait son histoire. Aucun préambule, comme on le fait soi-même, avant de mettre en scène deux femmes prévenantes envers des enfants handicapés. Les deux sont jeunes, l'une, Jasmine, est la mère de jumeaux qui lui causent bien des problèmes, Jean et Lougan, qu'elle a conçus avec un homme qu'elle a rencontré sur une île vacancière. Curaçao. L'aventure a peu duré, l'amant ignore qu'il est le géniteur de jumeaux. Ils se sont séparés après une idylle fusionnelle, qui a laissé un goût amer dans la mémoire fatiguée de Jasmine. L'autre, Gabrielle, enseigne dans une école avec des enfants qui voient la vie autrement que celle qui gouverne les êtres dits normaux. Elle travaille dans cette atmosphère marginale pour ne pas quitter sa propre enfance, nous apprend-elle au cours du récit, que l'écrivaine dirige d'une manière magistrale, peu encline à s'émouvoir en des sentiments superficiels, l'essentiel de la jeunesse de la narratrice tournant autour de sa mère, atteinte d'un trouble dissociatif de l'identité. Tantôt, la mère se prénomme Suzan, tantôt Maria. Elle prétend avoir deux filles, nées de cette perturbation souterraine, Gabrielle et Maude. Admirable est le comportement du père, qui, jamais, n'accuse sa femme de folie, mais l'accompagne amoureusement dans sa démarche dysfonctionnelle. Encourageant sa fille, Gabrielle-Maude, à regarder sa mère avec les yeux de la déraison, faisant la part belle, en apparence, à l'amour qui les a jetés dans les bras de l'un et de l'autre cinq minutes après qu'ils ont fait connaissance. Cet homme, que la bonté inspire, s'en remet aux sentiments intègres qui l'attachent à cette femme, belle, extravagante, même si des migraines l'enferment dans leur chambre, avant qu'elle réapparaisse trois jours plus tard, « faible et courbée », s'interrogeant sur l'ardeur du soleil...

On dirait que cette mère dérangée mentalement, que le lecteur suit à travers l'amour d'un homme généreux, complice de Gabrielle qui raconte leur histoire peu commune, exalte la compréhension qu'elle éprouve envers les jumeaux de Jasmine. Jean est « autiste à haut niveau de fonctionnement ». Intelligent mais différent. Lougan a un trouble d'opposition et de provocation. « Un TOP. Un petit à-côté du trouble déficitaire de l'attention ». Gabrielle aime ces deux enfants parce que de l'enfance elle a appris à aimer ce qui est compliqué, douloureux. Il est inévitable que la jeune enseignante, dévouée à ces gamins, ne rencontre pas leur mère. Celle-ci rêvait d'avoir deux enfants surdoués, confiera-t-elle plus tard à Gabrielle, avec qui elle échangera une amicale complicité. Gabrielle écoutant les confidences et regrets de sa compagne à propos de son séjour dans l'île, sa passion pour le père de Jean et Lougan, amant qu'elle invente, comme si aimer un homme réel eût banalisé ses sentiments, amoindri la force de ses rêves. Le sucré-salé d'un paysage embelli par l'absence. C'est peu à peu que Jasmine se laissera aller à de telles confidences, liées intimement à la situation familiale que vit Gabrielle entre sa mère délirante, son père attentionné aux moindres défaillances mentales de Maria, essayant de chasser les propos effrénés de Suzan. Rien n'étant acquis, chaque anomalie de l'esprit vacillant s'appuie sur des drames insoupçonnables, brusquement surgis d'une enfance bannie, déniée.

C'est la fin de la saison scolaire, les enfants n'ont qu'une hâte, les professeurs aussi, de se mouvoir au rythme odorant du printemps. Le soleil de cette saison neuve est stimulant, voire dangereux. Gabrielle et Jasmine se sont donné rendez-vous chez cette dernière, ni l'une ni l'autre n'ayant résolu l'ampleur de leurs difficultés existentielles. Chacune continuera la route qu'elle s'est tracée. Jasmine avec ses terrifiants et inopérants regrets, obsédée par une vie qui ne sera jamais celle qu'elle aurait choisie. Gabrielle avec le souvenir d'une mère qui s'est suicidée, avec un père qui lentement vieillit, lui aussi obsédé par une femme qui, finalement, lui a échappée.

C'est un récit émouvant, sensitif, qui nous a beaucoup touchée, l'écrivaine ayant réveillé en soi une corde inatteignable à tout individu n'ayant pas subi ces avatars distordus de l'existence. Celle de femmes parentes d'enfants en difficulté mentale. N'ayant personne sur qui s'appuyer, elles doivent s'acquitter seules d'une tâche épuisante, se démenant courageusement dans une situation inadéquate, telle Gabrielle, se rassasier d'une rencontre inachevée, telle Jasmine... On ne voudrait pas clore ce livre singulier sans mentionner la profondeur doucement philosophique de cette histoire réaliste, la qualité d'une écriture sobre, donnant le ton qu'il fallait, impressionniste, à une fiction dérangeante. Reflétant, sans s'égarer dans des lamentations irrespirables, la démarche de deux femmes aux prises avec un destin qui ne les a pas épargnées, leur accordant cependant les vertus assonantes d'une jeunesse blessée, certes, mais réparatrice de ses torts, valorisant ses espérances.


La plupart du temps je m'appelle Gabrielle, Stéfani Meunier
Leméac Éditeur, Montréal, 2019, 126 pages