lundi 27 mai 2013

Une feuille de thé au Japon ***

Il y a six ans, on créait notre blogue, Ma page littéraire, sans trop savoir quel en serait le but. On avait hésité entre les littératures si riches de la francophonie, les parutions à compte d'auteurs qui méritent d'être encouragées, les médias considérant peu ces livres, égarés parmi l'édition officielle. Finalement, on a opté pour la littérature québécoise en consacrant notre premier article au roman d'André Girard, Port-Alfred Plaza. Six ans plus tard, en passant par Moscou Cosmos, on récidive avec son dernier roman, Tokyo Imperial.

En compagnie de Johanna, nous abordons Tokyo, fourmilière de trente-cinq millions d'habitants sur un territoire équivalant à la grande région montréalaise. Johanna, l'amoureuse d'Étienne, celui-ci professeur universitaire de qui nous avions fait connaissance à Port-Alfred. Il l'avait entraînée à Moscou. À son tour, la jeune femme de vingt-neuf ans, le guide et nous guide dans les venelles, parcs et restaurants de la ville dédiée à son père, mort noyé un an plus tôt. Pour une raison inconnue, fasciné par le Japon, Hiroshima en particulier, il avait initié sa fille toute jeune à la lecture des mangas. Sans oublier les cours de karaté. Héritage vagabond dont elle profitera quand, gestionnaire de comptes à la Citibank, elle sera mutée dans l'une de leurs succursales, à Tokyo.

Aucune fiction dans ce cheminement passionnel bien souvent parcouru à bicyclette. Si Nao, jeune et belle avocate, remarquée « lors d'un cinq à sept tenu à la Délégation du Québec à Tokyo [ ... ] », occupe une place majeure dans le récit, ainsi qu'Atsushi, collègue complice de travail, Étienne, l'amant depuis quatre années, nous nous rendons vite compte que Tokyo demeure le seul et véritable protagoniste du périple de Johanna. Quelques personnages secondaires essaiment le roman, comme pour témoigner de l'amour inconditionnel que Johanna porte à Tokyo. Monsieur Yasuda, son patron, les parents de Nao, demeurent les piliers solides enrichissant des scènes folkloriques, des fêtes traditionnelles. Quand elle évoquera à Atsushi son désir de se rendre à Hiroshima, il lui confiera le douloureux parcours de sa famille en partie pulvérisée par la bombe américaine. Pour souligner l'anniversaire du décès du père de Johanna, il lui apprendra le rituel boudhiste des morts. Autant de spectacles extérieurs, autant d'émotions réflexives de la part de Johanna volubile, feuille de thé parmi la multitude, amoureuse d'Étienne mais qui partage une amitié sensuelle avec Nao, fille unique de parents richissimes, aspect distinct d'un Japon hégémonique où une violence sous-jacente, telle l'humidité de la mousson, imbibe sournoisement Tokyo. Nao n'a-t-elle pas été la victime d'un maître chanteur lorsqu'elle a œuvré dans le monde parallèle de sites pornographiques ? Calme et silence trompeurs de la cité. Oxymoron jamais démenti, Étienne, après une conférence, mentionne à Hiroshi, lui aussi professeur universitaire, le cas des églises désaffectées du Québec, alors que Johanna prétend que l'être humain, par définition, est boudhiste. Une planète en soi le Japon, affirme-t-elle à Étienne en visite dans un cimetière de Kyoto.

Des évocations d'écrivains japonais anciens et contemporains sillonnent le livre qui n'est autre que le roman de Johanna, Étienne se démenant à écrire l'épopée russe qu'ils ont traversée ensemble. Johanna, délaissant la parole pour l'écriture, prévient le lecteur que pas un brin de cohérence ne facilitera la trajectoire de sa première année vécue à Tokyo. Elle remettra provisoirement ses apprentissages littéraires entre les mains d'une écrivaine berlinoise, de passage au Japon, rencontrée un matin de pluie dans le parc où Johanna boit son premier café. Rien n'est bouclé dans ce récit dense, au style enveloppant, souvent lyrique. Les derniers chapitres, inspirés du départ d'Étienne, nous valent des pages d'une rare lucidité, imprégnées des sentiments infaillibles de Johanna pour celui qu'elle considère comme son amour « nécessaire ». Autre oxymore : leur relation parfois remise en question, Étienne avoue à sa compagne sidérée, qu'elle est son équilibre, sa « seule puissance ». Moins évidente que dans les romans précédents, la sexualité se révèle en sourdine, les non-dits, ici, importent davantage que des manifestations érotiques signifiant que le corps existe ; l'essentiel appartient à plus fondamental que la chair maquillée, déguisée, suggérée dans un site fétichiste exploitée par Johanna et son amie Julie, des années auparavant. Roman complexe, immensément pourvu d'images tourbillonnantes, qu'il faut lire en suivant pas à pas une guide dynamique, admirer avec elle les cerisiers en fleur, symbole d'un Japon ultra moderne mais épris de ses traditions millénaires. Johanna nous donne rendez-vous dans une capitale qui sera peut-être Paris ou encore Tokyo. Nous la suivrons là où se posera son regard incisif, terriblement existentiel.

Nos impressions suscitées par le roman d'André Girard ne sont qu'une feuille de thé cueillie dans la multitude d'impressionnants paysages intérieurs, extérieurs, Johanna titrant chacun de ses chapitres du nom des six cent trente stations de métro. L'une des facettes vertigineuses de ce roman déroutant, au service d'un Japon étonnamment idéalisé. 


Tokyo Imperial, André Girard
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2013, 284 pages