lundi 9 juillet 2012

Le regard de Méduse *** 1/2

Les chats. On les aime tous autant qu'ils sont. Ils ont la particularité de rarement empiéter sur le territoire des humains, leur personnalité indépendante leur interdisant ce désagrément. Ils obéissent quand bon leur semble, quand leur centre d'intérêt n'est requis que par quelques obligations, tels la faim, le froid. Et encore, ne surestimons pas notre pouvoir sur le chat, c'est lui qui est notre maître et non l'inverse. On parle du roman de Hans-Jürgen Greif, écrit en collaboration avec Guy Boivin, Le temps figé.

Victime d'un troisième infarctus qui l'a réduite en un état presque végétatif, elle survit dans une institution. L'un de ses fils, Denis, la visite chaque jour, l'alimente avec tendresse. Des années auparavant, sa mère avait quitté son appartement pour partager le sien. Après son premier infarctus, Denis avait dû la placer dans un foyer d'accueil, le Manoir du Bon Repos, où elle vivait en bonne entente avec des personnes de sa modeste condition. Denis a deux frères et une sœur, mariés et chargés de famille. Prétexte à remettre leur mère entre les mains de leur jeune frère. N'est-il pas célibataire, donc dépourvu de contraintes en tous genres. Il a la chance d'être son propre patron, d'exercer une profession marginale : relieur d'art. Il gagne beaucoup d'argent, sont-ils persuadés.

Depuis l'accident cardio-vasculaire de sa mère, Denis tient un journal dans lequel il relate les faits importants qui ont guidé sa vie ; nous faisons connaissance avec les êtres qui l'ont accompagné avant et durant la maladie de sa mère. Denis a cinquante-neuf ans, il est végétarien, angoissé, altruiste. Peu à peu, le roman se déploie sur des événements que seule l'écriture intime permet de démasquer. Denis travaille dans son atelier quand Michèle, une amie de quinze années, arrive à l'improviste, lui annonçant la fin de « la cage aux folles. » Alors, s'anime un pan de la vie de cette femme riche qui a aidé Denis à se faire une clientèle ; s'avive un amour ancien, Lydia, morte d'un cancer. Il ne s'est pas encore remis de sa tragique disparition, nostalgie douloureuse qu'il ne sait combattre en même temps que sa détresse du vieillissement.

Natif de Québec, Denis a coupé le lien familial à l'adolescence pour travailler à Montréal avec un maître relieur réputé, monsieur Silberman. Portrait admirable d'un homme épris de livres qu'il doit reconstituer à partir, parfois, d'anciens manuscrits. Pages autant admirables de la noble profession de relieur. On aurait aimé, peut-être au détriment de la destinée de chacun, que Hans-Jürgen Greif, lui-même érudit en diverses matières, nous comble de ses connaissances en ce domaine... Les incidences démarquant les étapes émouvantes de la vie de Denis, nous semblent plus convenues. Pourtant que de mystères existentiels mis au jour par le truchement de simples cahiers. Les tribulations de Michèle et de ses cinq amies à la cage aux folles, un premier amour contrarié de Denis, son père, homme réduit en un « animal égoïste. » Les quatre années de sa mère au Manoir du Bon Repos, l'égocentrisme de ses deux frères et de sa sœur.

Les deux auteurs en disent long sur la vieillesse, sur la mort. Sur les conditions déshumanisées qu'entretiennent certains foyers d'accueil envers leurs pensionnaires ayant de faibles revenus... Parcours exigeant allégé par la passion de Denis pour les livres. Cheminement au cours duquel le lecteur choisira ce qui le touche véritablement. La beauté, la laideur, avers et revers de la médaille humaine. Celui qui nous encourage à arpenter la route parsemée d'embûches, celui qui, voilé, tel un tableau érotique trop véridique, dissimule les secrets vitaux que forgent l'amour déçu, la maladie incurable, la haine déversée sur des êtres innocents...

Quand Denis en aura terminé avec les réminiscences d'un passé obscur, il se rendra compte que l'amitié, l'admiration, l'amour se soudent en un sentiment puissant, indestructible. Il réapprendra à rire, à faire des projets. Le temps figé, jours et nuits pendant lesquels une vieille femme dépérit, n'est-ce pas aussi le temps que nos souffrances s'approprient, nous empêchant de regarder la peur en face, de la vaincre avant qu'elle nous étouffe. Monsieur Silberman la compare au regard de Méduse, monstre qui ne cesse de nous tétaniser...

Roman qui possède ses " heures précieuses ", nous hante une fois la dernière page achevée. Autour de soi, les artisans et compagnons de livres nous manquent, les personnes âgées nous incitent à plus de compassion, hommes et femmes détiennent des frayeurs contre lesquelles le regard de Méduse se heurte avant de capituler. Un récit définissant la moderne condition humaine, telle que nous la percevons dans une société hypnotisée par les apparences. Autre regard de Méduse.


Le temps figé, Hans-Jürgen Greif et Guy Boivin
Éditions L'instant même, Québec, 2012, 278 pages