lundi 17 décembre 2012

Corps terrestres et célestes ***

Aphorisme. L'or du temps, grâce ennoblissant l'œuvre de quelques grands artistes qui ont su composer avec les dimensions universelles dans lesquelles nous vivons. L'or du temps serait-il l'entéléchie de la durée, comme l'âme est celle du corps ? On parle du deuxième roman de Benoît Quessy, Les Singularités.

Comme dans les tableaux d'exposition d'une pièce de théâtre, l'auteur présente ses personnages. Un samedi soir, ils sont attablés chez un couple d'amis, Mathilde et Lou, artiste peintre et cinéaste. Ils refont le monde, éprouvent du plaisir à être ensemble. Luce et Rolin, séparés mais ne sachant vivre l'un sans l'autre. Projectionniste et météorologue. Alexandre, journaliste, spécialisé en astrophysique. Ce soir-là, les amis fêtent un prix qui a récompensé l'un de ses articles. Il se remet mal de sa séparation d'avec Sara, native du sud de la Chine, microbiologiste. Sans explications, elle est retournée travailler sur son continent. Observant tendrement Alexandre, Mathilde convient qu'il ne sait pas mettre d'ordre dans sa vie sentimentale, d'où le désir subit de lui présenter Chloë, une amie astrologue. En attendant que le projet insensé de Mathilde prenne forme, ce qu'il ignore, Alexandre rêve d'écrire une série d'articles sur les origines de l'univers. Que s'est-il passé 13, 7 milliards d'années plus tôt, avant le Big Bang ? Question étourdissante : elle en appelle à de multiples qui ne seront jamais élucidées, resteront à l'état de suppositions grandioses. Avides d'en savoir davantage sur ce sujet indéchiffrable, chacun et chacune y va de ses raisonnements fantaisistes. La soirée se termine, hasardeuse, sur une partie de dés.

Chapitre primesautier nous invitant à retrouver Mathilde et Lou le lendemain. Celle-ci confie à son compagnon son envie de réunir Chloë et Alexandre. Idée farfelue, rit-il, ces deux-là n'ont rien en commun ! Puis le même soir, Lou a rendez-vous avec Alexandre pour boire un verre au RK Café. Ils y parleront de Sara, du désarroi qu'éprouve Alexandre depuis leur rupture. Est-ce un prétexte à évoquer l'origine du monde ? Ses mystères, en cela semblables à Sara qui l'a quitté sans préambules. L'histoire banale, convenue d'un homme et d'une femme, fait place à un macrocosme où vertus et sentiments humains ne signifient plus rien. Il y a l'univers qui, immobile dans une noirceur absolue, s'est démultiplié quand une concentration d'énergie a fait exploser une petite tête d'épingle. Il n'y avait qu'elle dans l'espace. Le temps n'existait pas. Théorie captivante soutenue par Alexandre à mesure que l'histoire de Mathilde et de Chloë évolue, enrichie du savoir astrologique de cette dernière, de son intuitive suspicion à l'égard de l'être humain à la lecture des planètes environnant sa venue au monde, de la stupéfaction qui en découle. La carte du ciel d'Alexandre les surprendra l'une et l'autre...

En lisant ce roman réjouissant, on s'est demandé où voulait en venir Benoît Quessy. Partant d'une anecdote jubilatoire, la possibilité d'une liaison amoureuse entre un journaliste scientifique et une astrologue, l'auteur noie son dessein initial, le disperse serait plus juste, dans la recherche de l'univers décrit par Alexandre. Les suppositions, ou singularités, prennent une place prépondérante quand le jeune professeur d'astrophysique, Christo Dumas, lui enseigne ce que des savants, bien avant lui et ses collègues, ont retenu de leurs pérégrinations imaginaires, à coups de télescopes. Paradoxe du récit, il nous a paru que son intérêt reposait sur l'enquête intersidérale menée par Alexandre. Cloë, l'astrologue, n'est-elle qu'un alibi qu'utilise Benoît Quessy, partageant avec le lecteur sa curiosité passionnée pour le plus grand mystère régissant notre existence, elle-même réduite à une tête d'épingle ? Vertige assuré quand l'auteur nous apprend que bourlingue au-dessus de nos têtes le chaos, « fille du néant », qui tiendrait lieu d'inconnaissable car, qu'y avait-il avant le Big Bang ? Comment l'énergie s'est faite matière au moment du Big Bang ? Univers statique ou en expansion ? D'où venons-nous et pourquoi nous ? Une pléiade d'impressions floues déjoueront moult certitudes, laissant Alexandre non sur un inassouvissement mais sur une lassitude née de trop de théories disséquées à même le discours inépuisable de son professeur, Christo Dumas, lui-même incapable d'expliquer qui a mis le « feu aux poudres ». Dieu ? Ultime singularité cosmique impossible à résoudre.

Roman écrit dans un style syncopé qui donne grande vie dynamique aux protagonistes, pour la plupart joyeux et délirants. Nul ennui qu'aurait pu engendrer une vulgarisation excessive des trous noirs et fontaines blanches, entre autres singularités repérées dans l'univers, recensées par l'auteur. Si les sentiments amoureux naissent, « l'improbable chaos des cœurs » vaut beaucoup à Aphrodite et à un certain Soutine, issus d'un univers différent, comme étant celui des limbes du réseau Internet.

Amateurs de sphères interstellaires, d'étoiles errantes et fixes, regardez le ciel, comme le recommande Christo à Alexandre. Vous y trouverez vos origines célestes, les mythes enveloppés de vos expériences humaines. Peut-être la poésie des âmes, conclut sagement Chloë.


Les Singularités, Benoît Quessy
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2012, 244 pages













lundi 3 décembre 2012

L'embaumeuse et le clochard ****

Notre ami affirme que l'un des anciens péchés capitaux, la colère, condamne l'humain à l'état de bête. Il voit rouge, disons-nous communément. Les larmes, les cris, occultent la couleur du sang. L'humain est réduit à regarder ses congénères dans un miroir déformant, le sien propre, où s'inscrivent la vengeance, la rancœur. Notre ami cherche un être, homme ou femme, exempt de cette entrave dégradante. On a lu le dernier roman d'Andrée Laberge, Le fil ténu de l'âme.

Comment aborder un récit aussi dense sans craindre de trahir la pensée exhaustive de l'auteure ? Certains livres ne se laissent pas approcher d'emblée, telle l'embaumeuse dissimulée sous sa carapace de cactus. Pourtant, elle est tendre, elle ne demande qu'à être aimée. Malheureusement, sa « camée de mère » l'a offerte au « tartarin », le fils d'un médecin, « un pervers, un vicieux. Un sans scrupule. » Elle avait quinze ans. Après la mort de cette mère asservie, sa fille est devenue thanatologue, se donnant pour mission de veiller au bien-être des âmes, les âmes que jamais personne ne réclame. Depuis son adolescence offensée, l'embaumeuse est victime d'un handicap qu'elle réprime du mieux qu'elle peut derrière une faculté inusitée : elle est bègue et ventriloque. Ancrée dans ses louables intentions de sauver les âmes, puisqu'elle ne peut plus rien pour les corps, surtout pour le sien, croit-elle, la jeune femme sera amenée à embaumer une vieille itinérante, glorifiée par son « hurluberlu » de clochard. N'est-il pas son Salomon ? Il déclame à sa Sulamite des versets du Cantique des Cantiques, ce qui fait s'interroger la thanatologue : comment ce sans-abri connaît-il par cœur cet ajout profane à la Bible ?

Un autre personnage hantera l'histoire. Le « fils du loup » qui, quinze ans plus tôt, a tué son père par compassion. Sauf qu'à la suite d'une dénonciation vengeresse, il a été accusé de meurtre. À sa sortie de prison, il recherche la délatrice. Il sait qui elle est, il l'a aimée. La découvrant inopinément, il l'observe de loin en compagnie d'un clochard mais aussi dans un bar où, pour échapper à l'emprise haineuse du tartarin, aujourd'hui décédé dans un accident de moto, apporté dans son laboratoire par sa famille pour qu'elle lui donne « l'air serein et apaisé du fils comblé fauché trop jeune », elle attise vulgairement l'appétence des hommes. Sous sa carapace de cactus, elle séduit, elle aguiche. Mais ce soir-là, se présente un inconnu, cinéaste amateur, en chômage, qui veut tourner un documentaire sur sa profession et l'entendre parler des âmes. Défaite de son rôle de femme fatale, la « jeunotte » l'entraîne dans son funérarium.

On ne prendra pas le risque de narrer l'infortune de ces êtres brisés par un passé qui colle encore à leur peau — corps justifierait mieux la répulsion qu'ils éprouvent, qu'Andrée Laberge dépeint magnifiquement. Chacun y va de ses aberrations personnelles, de ses secrets qu'il ne parvient pas à étouffer. Malgré le fait que tous se soient transformés en pauvres hères, nous devinons des hommes et des femmes rabattant « le clapet de [ leur ] mémoire », de crainte que s'échappent des monstres, ravivant des souffrances incommensurables. Des peurs vertigineuses qui font se réfugier la « princesse avariée » dans le conteneur du clochard, où il abrite l'urne de sa « vieille délirante ». Tous courent les uns vers les autres, se perdent, se trouvent, le présent imbriquant leurs identités qu'ils taisent farouchement, dont ils ont honte. Au point de soliloquer à la troisième personne du singulier. De se distancier de soi. Si le clochard abuse de superlatifs injurieux pour mieux se châtier, l'embaumeuse s'enroule commodément dans sa jumelle ventriloque.

Andrée Laberge a écrit un roman spiralé, admirable, qu'ouvre un oratorio. Le désespoir se déploie, grandiose, quand les personnages vomissent les aigreurs qui les ont éloignés des humains qu'ils étaient avant d'être soudoyés par des individus dépourvus de la moindre miséricorde. Ces hommes et ces femmes, à la bonté indéniable, n'ont eu qu'un désir profond, se réconcilier humblement avec une société insensible au malheur de ses semblables. Les masques ôtés révèlent des âmes désenchantées qui ne souhaitent que couper le cordon, leur fil ténu les reliant à des corps dégorgeant des miasmes d'autrefois. On a aimé que, le cinéaste amateur prenant la parole, l'oratorio ferme le roman sur la colère apaisée de la thanatologue, sur une longue respiration libérée du fils du loup. Le prix à payer de cette rédemption est la mort inévitable du clochard, soupçonnant en lui une identité qu'il ne pouvait réintégrer sans y laisser le corps. Au moins l'âme s'en sort intacte, aspirée par la vigueur incantatoire du chant du loup gris.

Roman éblouissant dans lequel l'écrivaine rappelle une fois encore la fragilité de l'humain quand il est confronté à des forces démoniaques qu'il ne sait repousser, déstabilisant les élans d'une existence qu'il aurait voulu partager entre la faillite du corps et l'harmonie de l'âme.




Le fil ténu de l'âme, Andrée Laberge
XYZ éditeur, Montréal, 2012, 216 pages