lundi 8 novembre 2010

L'embaumeur et le pianiste ****

Récemment, on a fait un rêve étrange. Sur une avenue où ne roulait aucune voiture, des hommes et des femmes marchaient lentement. Ils tâtonnaient en aveugles, leurs pas mal assurés, cherchant où poser le pied. Les traits creusés des visages, les rictus dénotaient une profonde lassitude. On les regardait, ne cherchant pas à leur venir en aide. On les abandonnait à leur sort pour lire le roman d'Hélène Vachon, Attraction terrestre.

La narration commence une veille de Noël. Hermann se présente en embaumant un cadavre. Il est thanatopracteur, a quarante-six ans, se partage entre deux chats. Il fréquente Clotilde avec qui il « essaie de rompre depuis un certain temps sans le moindre succès [...] » L'immeuble dans lequel il vit « est habité des pieds à la tête de vieilles choses tranquilles. Tout le monde ici a au moins cent dix ans ». Des personnes âgées, hommes et femmes, usent leurs dernières années à se distraire comme elles peuvent. Parmi elles, s'agite M. Hu « petit homme encore vert [...] ». En cours de lecture, il causera des surprises, bien que son rôle, de prime abord, s'avère secondaire. Hermann est un anxieux au point de disposer d'un « coussin » pour l'aider à se sentir mieux. Il se préoccupe sans compter des vivants et des morts, jusqu'au jour où l'inoffensif M. Hu lui confiera un manuscrit. Hermann suppose que c'est son autobiographie, il a « treize vies à lire et à apprécier. » Si Hermann rêve de rendre ses semblables heureux, il rêve aussi de Zita, jeune collègue dont il se prétend amoureux. En parallèle, un homme de quarante et un ans, connu sous le numéro 32, apprend de son médecin qu'il souffre de « polyarthrite rhumatoïde évolutive, d'emphysème et d'un début de parkinson », maladies compromettant dangereusement sa carrière de pianiste. Ébranlé, il se promène dans un marché aux légumes, et trouve un manuscrit égaré sur un étal. Soupçonnant quelque oubli, il l'emporte chez lui. À la suite de nombreuses péripéties cocasses ou douloureuses, qu'il serait long et dommage d'énumérer, le numéro 32 et Hermann se rencontreront dans un port. Ils iront ensemble, terriblement tourmentés, échoueront au bistrot préféré de Clotilde. L'un racontera de qui il est le fils, ce qu'a été sa carrière de pianiste réputé, la solitude dans laquelle ses maladies le plongent. Il parlera d'Yseult, amie presque imaginaire, tel un clin d'œil à Richard Wagner, de la négligence affective de son père, collectionneur débridé de miniatures. L'autre confiera l'échec de ses études de médecine, son empathie pour les corps inertes, sa compassion pour les femmes vieillissantes. Clotilde et Zita témoignent des contradictions dans lesquelles Hermann se démène, pas mieux loti que les êtres en fin de parcours avec qui il essaie d'élucider ses raisons d'exister.

Si l'ombre magistrale de Samuel Beckett se projette sur certaines scènes insolites, l'ensemble n'est pas sans évoquer Momo, l'adolescent de La vie devant soi, roman d'Émile Ajar. Momo a grandi, il est devenu cet homme de quarante-six ans superbement porté par le don de soi. Sa bonté, sa tendresse, ses incertitudes font de lui un être comme nous en côtoyons peu dans la littérature québécoise actuelle, éprise de son nombril. L'intégrité dont parle Hélène Vachon ne signifie-t-elle pas que sans la connaissance d'autrui, aucune tolérance n'est possible, ni permise. Vieillir n'est-ce pas se singulariser, se distancier habilement de sa propre jeunesse ? N'est-ce pas se différencier, tel le numéro 32 se caractérise par son aspect physique et que, seul, Hermann parviendra à apprivoiser jusqu'à l'issue fatale. Nous ne pouvons sauver constamment ceux qui redoutent de se fondre dans l'aventure périlleuse de la vie. Ils choisissent la voie la plus détournée, la plus somptueuse.

Roman qui, sous une légèreté primesautière, serti de savoureuses trouvailles stylistiques, dissimule une angoisse démesurée face aux servitudes que façonne la vie quotidienne. De modestes actions valorisent Hermann, comme celle d'accompagner madame de Valois dans le parc avec son attirail d'artiste peintre. Le récit est truffé de séquences émouvantes, corroborant la solitude et la vulnérabilité des personnages à qui nous ressemblons tous un peu. On a aimé qu'aucune morale n'encombre l'histoire des protagonistes qui, inéluctablement, poursuivent leur chemin cahoteux, le destin favorisant rarement le marginal désirant sortir des sentiers battus. L'embaumeur et le pianiste n'échappent pas à cette catégorie de gens singuliers, déplacés dans le temps et l'espace, donc universels. D'où l'intention délibérée de l'auteure à ne pas situer de repères géographiques. Les êtres exceptionnels en ont-ils besoin, eux qui se déportent hors de l'immense pouvoir de l'attraction terrestre, se posant dans des lieux où personne ne les attend mais qui, une fois sur place, font preuve d'une générosité sans borne. C'est peut-être le message que transmet Hélène Vachon : ne jamais se détourner d'un être qui nous veut du bien et qui, affligé de son inutilité, se convainc qu'il ne sert à rien. Plus il gomme ses traces, davantage il les inscrit dans le sillage d'individus recroquevillés sur eux-mêmes. Sans cette dose d'humanisme grandiose dont les gratifie l'auteure, Hermann se serait-il tourné vers les défunts pour atténuer les ravages de la mort ? Le numéro 32 aurait-il sacrifié ses mains à un public qui ne tarissait pas d'éloges sur ses talents de pianiste ?

État de grâce, hymne à la vie que le roman humain rien qu'humain d'Hélène Vachon. On rappelle que l'auteure a été finaliste de plusieurs prix et lauréate, en 2002, du Prix littéraire du Gouverneur général et du Prix du livre M. Christie pour son livre jeunesse L'oiseau de passage.


Attraction terrestre, Hélène Vachon
éditions Alto, Québec, 2010, 358 pages