lundi 23 novembre 2020

Des saveurs sucrées, salées et pimentées *** 1/2


Il faudrait écrire une introduction au plus vite, nous ordonne D. sur un ton péremptoire qui nous fait sourire. Des journées s'ouvrent où l'inspiration se réduit à peu de choses, sinon à rien. Pourtant, ce ne sont pas les sujets d'actualité qui manquent, peut-être y en a-t-il trop qui nous sapent le moral, leur intérêt flânant au bas de l'escalier, hésitant sur la première marche de notre curiosité. On commente le roman de Fanny Britt, Faire les sucres.

Voici une écrivaine, dramaturge et essayiste, qui nous a séduite dès la parution de son premier roman, Les maisons. On ira jusqu'à dire que cette nouvelle œuvre a révélé son immense talent. Nous le savons, un premier livre s'écrit presque d'instinct, spontanément, alors que la suite demande plus de discipline intellectuelle, de réflexion préméditée, pour signer la continuité d'un travail efficace. Ce deuxième opus, qui nous a fascinée, contient les qualités inestimables qu'on mentionne dans ces quelques lignes. On a déploré de l'avoir terminé, on aime les événements durables quand ils sont parés d'une écriture autant musicale. Roman polyphonique s'il en est. Les protagonistes modèlent leur destinée sur ce qu'ils figurent de conformisme dans une société qui les a privilégiés. 

Lui, Adam Dumont est un chef-cuisinier réputé, vedette d'une émission culinaire à la télévision. Elle, Marion, a choisi d'être dentiste pour plaire à son père. Lors de vacances à Martha's Vineyard, au Massachusetts, Adam, faisant du surf, heurte violemment une jeune femme noire, Celia, qui vit sur l'île touristique, issue d'un milieu modeste. Elle est petite-fille et fille d'un fabricant de bonbons salés. Des " taffys ". L'accident traumatisera Adam qui prétend avoir failli mourir, avalé puis rejeté par les vagues. La blessure de Celia — luxation d'un genou — passe au second plan, seule la peur de mourir ravagera Adam, le fera réfléchir sur sa vie tourbillonnante. Il est père de deux adolescents, Félix et Adèle, nés de son mariage avec Sarah, avec qui il entretient une relation supportable. De son côté, Marion, douce et conciliante, se soumet aux humeurs taciturnes de son conjoint, essaie de satisfaire sa belle-fille, Adèle, dix-huit ans, élève brillante, contestant le monde qui l'entoure. Vie d'un couple sans distorsion avant que l'accident survenu sur l'île de Martha's Vineyard ne secoue l'arbre confortable sur lequel chacun possède sa branche de labeur soutenu, d'insouciance familiale et sociétale. Adam, bousculé par une profession qui l'accapare, par sa relation parfois tendue avec Sarah, par une fille exigeante et rebelle, par l'indépendance professionnelle de Marion, se retrouve dans une situation de désertion, ayant pour toile de fond l'accident de surf qui a failli lui coûter la vie. Ainsi, il occulte sa victime qui, pourtant, s'avère le fil de cette fiction, son entrée dans le livre lui étant consacrée, démontrant ce que la jeune Afro-Américaine représente sur un continent constamment divisé entre l'Amérique blanche et l'Amérique noire. Adam, s'enfonçant dans son marasme, réalise à quel point certaines de ses activités sont futiles, vides, étourdissantes. Persuadé d'un rapprochement affectif avec lui-même, il rachète l'érablière de la famille Sweet, située à Oka, marquant ainsi le retour à la terre, sinon à l'enfance. D'une manière inconsidérée, il s'attachera à cette famille composée du vieux père, de ses trois filles, de son fils, Sylvain. Adam s'y connaissant peu en acériculture, se fie à l'expérience de Sylvain jusqu'au jour où ce dernier, appuyé de la connivence de ses sœurs, l'assure qu'il peut se passer de ses services. Marion, constatant l'état moral délabré de son compagnon, pouvant peu pour le ramener à la normalité rassurante de leur couple, se divertit dans l'adultère, échappant ainsi aux tracasseries conjugales. Mais il suffit que le rouage d'une machine, soit-elle humaine, déraille pour que s'écroule l'édifice que nous avons bâti indulgemment, sans fondations, ne désirant pas savoir où ce façonnage bancal aboutira. Ce qui arrive à Adam et Marion, la veille des quarante ans de celle-ci, fête que sa mère a organisée. S'ils peuvent se dérober à leurs années de complicité, ils ne peuvent échapper à une soirée où ils doivent feindre, Marion se dépouillant de vieilleries éducatives inculquées par une mère harcelante. La soirée de son anniversaire servira de prétexte à des révélations intérieures. Observant les invités qui s'agitent joyeusement autour d'elle, Marion se rend compte que ces personnes sont sincères alors qu'elle avait imaginé le contraire. Symbolisant ainsi une existence de tricheries.

Celia, après avoir ouvert le récit, le clôt. Retour sur elle-même, sur ses années partagées entre sa mère qui gère une boutique de " taffys ", sur ses cours universitaires. Une grossesse qu'elle vient d'interrompre. Puis, survient l'accident causé par un surfeur maladroit, son regard à lui rempli de panique. Jugement impitoyable de Celia sur cet homme cinquantenaire, un Canadien et sa femme qui l'attendent à sa sortie de la clinique. Elle se tait mais la sentence qu'elle adresse silencieusement à Adam, sur le point de fondre en larmes, ne laisse aucun doute sur ses intentions de vengeance, jusqu'à avoir pitié de lui.

Beaucoup de non-dits secourent les protagonistes, exprimés finement par l'écrivaine Fanny Britt. Invisibilité apparente de Celia, étouffement de sentiments qui désempoisonnent des silences accusateurs. Comme Adam qui achète l'érablière sans en convenir avec Marion. Roman truffé d'oppositions, une Amérique blanche et noire, situation historique jamais résolue. La profession de Marion souligne le mal que cause le sucre, alors que les saveurs culinaires de la profession d'Adam démentent les gestes réparateurs de sa compagne. L'amertume tourmentée qui se dégage du comportement d'Adam contredit l'équilibre bourgeois dans lequel se complait Marion. De nombreux personnages virevoltent autour du couple, résolument seul à cerner ses travers humains. Effleurement de la condition féminine et masculine, sans jamais ne prendre parti, l'écrivaine faisant confiance à la portée du message. Récit sobre aux propos psychologiques, Fanny Britt décrit avec une rage contenue une fresque sociale, qui renforce l'intimisme du roman, nous faisant part des privilèges qui nous sont accordés, que nous ne voyons plus, aveuglés que nous sommes par nos petites satisfactions personnelles dont nous nous contentons pour survivre. Le style fluide intensifie les effluves de caramels et de sirop d'érable qui se dissolvent les uns dans les autres, et c'est beau. Fanny Britt nous comble de sensations gustatives qui nous rassasient d'une lecture sucrée, salée, quelquefois pimentée...


Faire les sucres, Fanny Britt

Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2020, 272 pages