lundi 10 août 2015

Éternelle Shéhérazade *** 1/2

On apprécie le monde actuel, sa technologie de l'informatique nous convient. Voyageant loin du Canada, on a téléchargé, partagé, critiques et images. Expédié et reçu des courriels. Uniformité lisse de la pensée virtuelle, telle la robotique fusionnant avec le corps humain. Illusion rassurante du don d'ubiquité. On a lu La marchande de sable, roman signé Katia Belkhodja.

Est-ce un roman ? Certainement pas. Nous lisons un conte oriental, une fable moderne où l'auteure met en scène une éternelle Shéhérazade interchangeable. Fiction qui se passe de libellé trompeur, faisons place à la jeune femme en quête de ses origines. Plus précisément de sa langue maternelle. Comme dans les contes, nous voguons entre réalisme et fantasmagorie, entre tendresse et cruauté. Il s'agit d'une histoire révélée par le truchement de voix qui racontent ou se racontent. Les pleureuses et le vent omniprésent nous conduisent en Kabylie, région historique, au nord de l'Algérie. Existait en ces temps reculés, une ville, aujourd'hui ensablée, où se sont déroulés d'étranges phénomènes entre Arabes, Kabyles et Occidentaux. Essayons de désensabler un moment la cité, de faire revivre femmes et hommes retournés dans le Sahara.

Shéhérazade, alias Sherry, est née neuf mois après le passage d'un facteur. Elle a pour mère Marylin, pour père, le boucher. La mère redoute la chaleur, Shéhérazade constamment grelotte. Première incidence contradictoire et frappante qui nous fait douter de la réalité — laquelle ? —, dépeinte par une narratrice observant de loin ses personnages, sans qu'elle les perçoive vraiment ou intervienne souvent. L'Occident et l'Orient s'embrouillent. Tel le vent qui a enseigné l'arabe à Shéhérazade, de qui elle répète le discours avec une complicité non feinte. Le facteur, prétendent les femmes de la tribu, est un homme bleu, inévitablement venu du désert. Lui aussi parle arabe. Indissociables, la fille de Marylin et la ville vivent en parfaite harmonie, se pliant aux traditions immuables. Fille et ville jumelles, toutes deux enfantées aux portes du désert. D'où l'enchantement de la petite fille qui contemple beaucoup plus qu'elle parle. Elle ira jusqu'à confier au lecteur, et au vent, qu'elle a un frère inexistant, qui a été pendu. Symbole des injustices commises au nom de la méconnaissance. De l'intolérance. En quelle langue s'expriment les adultes : le couturier, le forgeron, le boulanger ? Un relent de colonialisme noue la gorge. Le facteur voyage. Shéhérazade comprendra longtemps après que les voyages sont inscrits dans le sang. Tout est apprentissage en elle, la tribu oscillant entre nomadisme et sédentarité. L'impression demeure que Shéhérazade est constamment menacée parce que lucide, désillusionnée. Silence d'une jeune femme trop impressionnable ? L'ombre d'Électre, la lumineuse, nous frôle. Le fils du boulanger n'avoue-t-il pas qu'il est imprudent de regarder Shéhérazade dans les yeux, elle hypnotise, chacun meurt. Il l'apprendra à ses dépens. Les pleureuses font part de leur immense chagrin : les larmes ont brûlé leurs yeux. C'est là que le récit, comme un hommage à la Shéhérazade des célèbres Nuits, s'amplifie. Les pleureuses y pourvoient. De l'enchantement, nous basculons dans la vengeance. L'ombre du frère inexistant pendu demande réparation.

Même si le conte, spiralé, atteint plusieurs niveaux, que de symboles contemporains traversent ici la fable. Accaparent notre attention chaque jour informée de la transhumance humaine. Nous imaginons des êtres exténués par des guerres fratricides, s'en aller vers des lieux improvisés où les langues se diversifient de dangereuse manière, contraints à un nomadisme de fortune. Nous ignorons comment ces phénomènes guerriers pourront s'interrompre, sans que les villes et les pierres ne s'insurgent, se souvenant d'un bien-être établi depuis que la mémoire verbalise. Le frère inexistant serait-il le représentant d'une brutale incohérence lorsqu'il s'agit de s'intégrer à une nouvelle société, de confronter l'incompréhensible ? La ville outragée rase ses limites frontalières avant de s'avaler elle-même, encouragée par Shéhérazade. Ainsi nait une légende, celle d'une petite fille qui porterait en elle l'histoire du Nord et du Sud. Froidure et chaleur. Occident et Orient, poids insensé sur ses frêles épaules. Tant d'esquisses, si mises bout à bout, nous aideraient à ne pas perdre pied. Mondes scarifiés qui ne demandent qu'à se recomposer avant de glisser dans la mouvance torride et glacée du désert. Ainsi se désagrège une légende.

C'est une allégorie constante que Katia Belkhodja mène jusqu'à la fin du récit. L'écriture envoûte, le rythme lancine. La parole musique, l'humour allège la métaphore. Si l'auteure abolit le temps et l'espace, n'est-ce pas pour cerner une ville qui rappellerait des époques où vivre s'avérait une normalité, où aucune cité ne disparaissait pour alimenter les lamentations des pleureuses ? Pour qu'elles psalmodient la lugubre mélopée de peuples privés de leur langue, de leur héritage culturel ? Ère transie de civilisations déplacées. Hier, femmes et hommes tenaient leur rôle acquis dès l'enfance, en même temps qu'impressionnait une langue « faite de roucoulements et de notes gutturales », transmise de génération en génération. Ère d'une abondante chaleur nourricière.

Il y aurait beaucoup à dire sur ce conte rebelle, qui remet les pendules à l'heure sur la migration et les dommages qu'elle suscite au sein de populations inadaptées, soumises au circuit labyrinthique d'un monde, et même de plusieurs, dépourvu de repères nécessaires aux villes en proie à d'incessants mirages. Pierres et sable s'incrustant dans leurs propres failles, nomades et sédentaires formant une alliance où s'équilibrent le temps et l'espace si fragiles dans leur entité. Cette histoire se bouclant à l'infini, on aimerait que Sherry-Shéhérazade interrompe sa marche épuisante vers des puits stériles. Que le monde moderne l'adopte, elle et ses frères et sœurs infortunés, sans se soucier de leurs multiples différences. 


La marchande de sable, Katia Belkhodja
Éditions XYZ, Montréal, 2015, 75 pages