lundi 13 juillet 2020

Sur la corde raide de nos certitudes *** 1/2

C'est désolant d'écrire à une personne des mots irréfutables puis, de les trahir sans état d'âme. Quand ce sont des promesses, elles s'avèrent dangereusement inconscientes ou manipulatrices. Ce que nous a confié une de nos connaissances à qui on demandait autre chose de plus superficiel que cette fatale confidence. La vie porte en elle de détestables aveux. On parle des nouvelles de Nora Atalla et d'Alix Renaud, Traverses.

Avions-nous besoin de deux voix et non d'une, comme nous le faisons habituellement, pour ménager notre pile sur le point de s'achever ? Nous avons toutes et tous des livres muets dans nos bibliothèques, qui attendent que nous leur accordions la parole à un moment exceptionnel. Ce qu'on a fait en tirant d'un index coupable, les nouvelles insolites de deux auteurs qui ont eu la générosité d'écrire ensemble. Nora Atalla et Alix Renaud. Si leurs textes sont quelquefois similaires, chacun fait preuve de son talent particulier et sensible. La première, Nora Atalla, nous offre douze brèves fictions qui traitent de situations irrationnelles. Peut-être est-ce la part délirante, sinon rebelle, que nous portons en nous, ne pouvant la confier qu'à la teneur mystérieuse des mots. Des hommes et des femmes se souviennent, d'autres font confiance au présent. Agatha, soixante-dix ans, se rappelle les Fêtes de fin d'année passées joyeusement en famille. Ce soir-là, la solitude la mine, jusqu'à une seconde inespérée où elle entendra un chant de Noël, la sonnette de la porte d'entrée se déclenche. Souvenir ou réalité, cela n'a guère d'importance, Agatha est heureuse, réconciliée avec ses amères pensées. La nouvelle titrée Brèche, nous projette dans une action utopique, celle d'un violoniste qui se promène dans le parc Westmount. Or, à un moment où les notes nostalgiques s'échappent de son instrument, un vieil homme l'aborde, l'invite à se joindre à ses amis, qui participent à un récital musical. Il accepte et se retrouve dans un manoir suranné. Un décalage dans le temps incite à poursuivre la lecture, le jour et la nuit n'ayant pas la même infime consistance. Comment des êtres survenus d'une époque lointaine peuvent-ils avoir accès à notre monde matérialiste ? Cela ne sera pas expliqué mais une brèche dans le temps et l'espace occasionnera la rencontre du violoniste avec une femme qu'il envisage de mieux connaitre dans une autre histoire... Les trois larmes de Ludovic nous ramène à l'enfance. Un jeune garçon se lamente sur le sort de ses parents. Sur le sien. Son père est sans travail depuis un an, la santé de sa mère décline gravement. Noël sera triste et solitaire. Ludovic ira se coucher en pleurant. Mais l'univers de l'enfance possède d'innombrables mirages, dont l'un jouera son rôle féerique quand Ludovic se lèvera au matin, effaçant la désespérance de la veille. Sans visage, récit dans lequel une fillette de cinq ans pleure ses parents, victimes d'un bombardement, ils étaient retournés dans leur appartement chercher la poupée de leur fille. Nous devinons à quelques indices que le pays de l'enfant est en guerre, qu'une personne a recueilli la petite fille. Celle-ci se culpabilisant, porte un masque de plastique, ne parvenant pas à se soustraire aux images qui tourbillonnent atrocement dans sa tête. Ainsi se forgent les nouvelles de Nora Atalla, autour d'un manque, d'un vide sidérant. Ses protagonistes se dissimulent dans un monde où la morale n'existe pas. Où les sentiments humains se confondent à ceux, irréels et rêvés, nécessaires pour vivre ou survivre. Propice équilibre. La bête noire, nouvelle exacerbée par l'apport d'une machine à écrire, ravive la mémoire de la narratrice. La machine a un pouvoir sur elle que n'ont jamais eu les humains. D'autant plus que cette femme, crispée par une cruelle maladie, a souhaité écrire abondamment, jusqu'à la fusion de l'être et de la mécanique. Prémonition symbolique de la part de Nora Atalla ? Les récits de l'écrivaine poursuivent un parcours aimanté vers l'attrait parfois déstabilisant du futur, auquel nous ne pouvons plus échapper.

Les cinq fictions d'Alix Renaud répondent parfaitement aux interrogations de sa partenaire d'écriture, poussant l'aventure encore plus loin. Il n'était pas poète, prélude aux fictions suivantes, nous présente un garçon de dix ans. Fidèlement, il rend visite à un vieil homme qui, désenchanté, a choisi de vivre dans une baraque, aux abords d'une forêt. Ce jour-là, il annonce à son jeune ami que sa mort est imminente, ce que refuse d'admettre l'enfant. Pour le consoler, le vieil homme, âgé de quatre-vingt-onze ans, lui raconte ce qu'a été le monde avant sa perdition dans l'ignorance. Dans la décrépitude. La ville au loin, déprisée, en est témoin, elle a perdu son importance quand les machines qui la dirigeaient sont tombées en panne. Plus personne ne sachant lire, il fut impossible de les réparer mais de revenir hâtivement aux sources :  réapprendre à lire... La ville n'existe plus mais le vieil homme souhaite que l'enfant reprenne le flambeau dévasté par la sottise humaine. Troublante nouvelle qui donne le ton aux textes suivants. L'immuable, ou un homme qui a déjà vécu à une époque révolue, peu lointaine. Avec sa femme, il se retrouvera dans une auberge encombrée d'inconnus qui  témoignent de la présence de cet individu aujourd'hui quinquagénaire. Plus nous avançons dans la lecture, plus se resserre la densité de situations surréalistes, constamment aux prises avec des mondes subversifs. Le groupe qui se réunit dans la nouvelle Les mots roses de Kenny Flex, nous montre des adolescents juger de l'avenir de leur chanteur préféré qui fut une idole talentueuse. Aujourd'hui, affaibli par le succès, il doit mourir. Ne restera de lui que sa chanson fétiche. On a perçu dans cette histoire déprimante la fin d'une société qui représente celle de demain. Ricky n'a pas encore appelé, rassemblement d'une équipe de pompiers pour éteindre l'incendie qui ravage une église. C'est ce qu'affirme le narrateur de ce récit dérangeant, lui-même victime d'hallucinations surprenantes et peu rassurantes. Un élément inusité boucle la boucle, sans trop savoir ce qu'attend le narrateur. Snesnob ou le passage d'un homme qui, pour échapper au caractère atrabilaire de sa compagne, opte pour un monde où manger est interdit. Où le langage quotidien s'inspire de mets culinaires. Retournement de la situation quand le psychiatre à qui l'homme narre ses propos délirants, entre dans une phase de folie intense... Humour qui allège l'angoisse perceptible dans cette fiction démesurément imaginative, ce que nous souhaitons.

Ce recueil, publié il y a une dizaine d'années, est de toute évidence à la croisée des chemins que nous avons traversés, sans qu'une ride ne l'effleure. Ces textes, en majorité symboliques, représentent superbement un univers dans lequel nous vivons, parfois, nous aussi, oscillant entre réalité et fiction. De plus en plus épris de rêves pour échapper à la lourdeur d'une société épuisée. Un pied sur la corde raide de notre lassitude mensongère, l'autre, sur la douceur d'un nuage abrité de nos turpitudes terrestres. Sans aucune forme de morale, pudeur que nous avons appréciée, les récits miroitant les intentions talentueuses, parfois paraboliques, des deux écrivains.


Traverses, Nora Atalla, Alix Renaud
Les éditions Gid, Québec, 2010, 166 pages