lundi 30 mars 2020

Quand le vent adolescent affronte nos âges ****

Il faut posséder une force de caractère exemplaire quand survient une période difficile à traverser en compagnie de ses semblables. On refuse d'être infantilisée en nous imposant certains gestes, pas plus qu'on n'accepte de se laisser entrainer vers une peur irrationnelle qui ne ferait qu'aggraver l'ambiance déjà malmenée. On est fataliste, arrivera ce qui devrait nous faire grandir ou nous jeter à terre. On commente le livre de Normand de Bellefeuille, Histoire du vent. 

Si on tait la poésie dans notre blogue, on en a lit beaucoup et souvent. On se laisse bercer par des mots, précieux instruments, qui conviennent à notre philosophie existentielle. On aime aussi qu'il n'y ait pas d'histoire mais un isolement, bulle translucide à l'intérieur de laquelle on perçoit le monde, on le ressent comme une fragrance apportée par l'agitation du vent. Le vent, nous y voici, souvenir lointain du poète, souligné par la réflexion spontanée d'un adolescent à propos de l'évanescence du poème. D'emblée, il nous ouvre les portes d'un univers palpable où le vent s'engouffre, bouscule la ballade, la forge de la matière malléable de ce morphème. Cela suffit pour composer un jardin où le pied de l'homme se montre parfois maladroit, mais le poète prend les devants. « De là, peut-être, le poème, à cette intersection imprécise entre le jardin et la maison. » Là où s'étale un jardin, le seuil de la maison autorise les permissives pensées, les gestes rituels, comme celui « de faire le sale travail de réconciliation ». Il faut faire profusion de mots, propose Normand de Bellefeuille, en nous guidant vers Lascaux, sur les traces d'œuvres confondues de balbutiements universels. Ce sont les livres qui répondent " présent " à l'appel soucieux du poète. La célèbre grotte où palpite un monde d'autrefois, rarement défini par quelques humains spécialisés, laisse le champ libre à la vigilance de la mémoire, nous aspire vers les livres, étageant les murs familiers, vers les arbres. Vers un être humain séjournant dans la maison, comme observé par le poète à l'affût. « Il y a toujours dans la maison inhabitée / quelqu'un qui parle / et qui ouvre un espace où précisément disparaît / celui qui écoute. » Le poète fait confiance à l'écriture, celle qui souvent « le culbute / si pleine de faux monstres »... Le vent revient, telle une percussion, se mêle aux éléments environnants, surtout aux arbres, « sentinelles patientes », privilégiant la parole essentielle, qu'emprunte le trouvère qui l'écrit, la prononce, la transmue, mieux vaudrait ériger une tour de Babel.

La poésie stimulant l'errance du poète, elle nous atteint, telle une tâche surhumaine parce qu'il n'est pas simple de se prêter, se donner serait plus adéquat. Ne plus ignorer un calendrier hypothétique, faisant fi du jour et du mois, ce qui nous enchante, nous met au diapason de l'homme ordinaire quand il doit se mesurer à la petitesse bavarde de ses semblables. C'est l'heure de vivre, l'horloge des arbres se met en branle, ils ont tellement d'importance ces végétaux ligneux où « la pensée pure et douloureuse » invite à l'écriture, celle qui nait pour devenir « la véritable sentinelle / extrême et insolite ». Surgit la mélodie intarissable de l'identité, canopée tremblotante du souvenir des parents, du frère — le passé ne veut-il pas tuer ? —, tout en demeurant la symbolique attraction du silence. Même si le vent encourage la conversation, le poète s'interroge sur les balafres incisant son désir d'apprendre. Ne dit-il pas qu'il attend sa réponse. Chacun a sa vie propre : arbres, maison, poésie, se transformant selon les insomnies du poète-narrateur, où le paysage s'amollit comme une montre de Dali. « Chaque montre est un paysage / déshabité de ses aiguilles ». Métaphore soudaine de l'amour qu'il porte à la femme aimée.

Après la souffrance, le paysage prend forme humaine, fait place à l'altérité du poème, « une musique qui dure / une algèbre des choses simples / un arbre plutôt /qu'une constellation trop rigoureuse. » Le poète n'hésite pas à nous abandonner sur le seuil de nos interrogations avant de décréter que « le poème est un art de la loupe ». Le poète ne serait-il qu'un triste figurant ? Que le triste visage d'un chevalier déchu ? Le poème ne comportant jamais de finitude, de quelque manière qu'il nous soit révélé. Avançant dans notre lecture, les arbres inventent une forme d'agressivité envers le poème, qu'il rudoie en un début de mois intersidéral. Affirmant que « le poème est un genre compromettant / fils en profondeur/ de la mélancolie ». On aime ce nomadisme se prélassant dans les replis de la pensée poétique, celle-ci épuisée de tant de beauté retenue par le vent, ce dernier s'avérant l'instigateur de ce magnifique recueil, enjolivé de photos muettes et remplies de cris, de bredouillements impossibles à faire taire. Munch en noir et blanc, sans visages, sans mains, sans bouche torturée, récalcitrante, s'y dessine, tableau voluptueux. Ivresse assumée par deux artistes quand l'un dit que « le poème est un genre ivrogne / qui ne rime à rien / que suicide à l'œuvre / double impossibilité / de vivre et de mourir ».  Ajoutant sans hésiter que « le poème est fantasme et fardeau / au bord du désordre ». L'autre, photographe, surenchérit, l'œil soucieux, aux aguets. On apprécie que la pensée de Normand de Bellefeuille soit rarement destinée, disciplinée, à une unique impulsion. Elle aussi percute avant de s'assagir. Le chaos n'est-il pas le désordre de l'ordre, espérant la présence du vent pour le préserver de toute banalité mensongère ? « Casanier ». On aime que le poème reste « buissonnier ». Les arbres armés de leurs défenses protectrices, la maison résonnant de portes qui grincent, ou qui claquent. Il nous semble ainsi que l'ensemble du phrasé suggère un tout polyphonique, nous laissant explorer un paysage recomposé, tel un puzzle gigantesque où les morceaux auraient une raison suffisante de nous étonner. Comprenant enfin que « le poème / sans vent / se meurt... » Cependant, une « étrange respiration » nous dégrise « entre le soupir et la complainte ». Une plaine échevelée nous accueille grâce au vent diluant le poème, une multitude d'oiseaux fragiles se mouvant dans l'air libre, « en [ leur ] splendide respiration ». L'histoire finit magistralement, le vent réconciliant les flottements des volatiles, des végétaux. Les mots s'ajustant à leur source initiale, on ferme le livre, accordant re-naissance à une interprétation personnelle qui dessille les yeux, fixant la beauté inclassable de l'aventure, ancienne de plusieurs décennies. Un souffle igné du vent qui nous accorderait le privilège de contempler la zébrure d'un éclair. Elle ne serait autre que le procédé talentueux de Normand de Bellefeuille à nous ramener à notre accoutumance. Point de réconciliation et non de rupture. 


Histoire du vent, Normand de Bellefeuille
Photographies de Laurent Theillet
Éditions du Noroît, Montréal 2020, 115 pages




lundi 23 mars 2020

Le goût du bonheur et ses variantes *** 1/2

En lisant quelques commentaires publiés dans Facebook, on réalise combien de livres on ne lira pas, non par manque de temps, mais d'un point de vue humain. Pour cette raison, on reste prudente sur les livres qu'on dit préférer à d'autres. Ce serait injuste pour les écrivaines et les écrivains dont l'ouvrage ne correspond pas toujours à ce qu'on attend d'une fiction. On commente les nouvelles de Natalie Jean, Le goût des pensées sauvages. 

Des auteurs-es s'ingénient à nous faire aimer les nouvelles encore davantage. Style concis, une histoire disséquée en peu de pages, d'autres, au style plus languissant, ne se pressent pas pour nous emporter vers une conclusion hâtive et probable. C'est l'impression souriante que nous a donnée Natalie Jean, ses récits parsemés d'anecdotes parfois déconcertantes. Mais toujours le talent l'emporte, sevré de jolies trouvailles comparatives, ou simplement pour constater que la nouvelliste se sert d'une panoplie de perles qui enrichit les doutes et convictions de protagonistes bigrement poétiques. On a donc lu ces textes avec un " certain sourire " enchanté.

Dès la première nouvelle, Qui me voit nue, nous entrons dans les divers états d'âme de Maëlle, douée pour le bonheur. Sur l'insistance de son père, elle doit vider « le » garde-robe de sa mère morte. Elle est ballerine, nous fait part de son entrainement exigeant, de ses anciennes amours. Elle s'enlise dans le quotidien, affirmant qu'elle est « vivante, bien vivante ». Hadrien, vers qui elle est très attirée, l'invite « dans sa vie, dans sa joie ». Zoé, sa colocataire, jouant les trouble-fête, lui demande ce qu'elle va porter pour honorer cette soirée. Pétales nous convie au jeu fantaisiste d'une jeune femme. Elle ramasse les pétales de fleurs fanées et, de la fenêtre de son studio, au deuxième étage, elle les lance sur des « clients qu'elle choisit avec soin. » Ce jeu fait accélérer son cœur, elle est digne « d'aimer et d'être aimée ». Là encore, la narratrice digresse bellement vers un quotidien qui, observé sous un angle d'intense désir de vivre, transcende de courts événements en moments existentiels fulgurants, au point de rembarrer son voisin grincheux d'une manière puérile. Efficace.

Hommes et femmes, et enfants, témoignent de la vitalité de l'écrivaine. Elle leur donne la parole indifféremment, les uns et les unes allant leur chemin traversé de joie et de peine, qu'ils convertissent en des instants dont dépend leur avenir, bien que les uns et les unes ne soient pas très préoccupés de ce futur composé pour d'« anciens enfants. » La nouvelle Fin s'avère une immense leçon d'humilité de la part d'un jeune homme laid épris de Charlotte, qui, heureuse, au bout de cinq ans, lui annonce une naissance prochaine. Il n'est pas prêt à assumer cette paternité, il refuse, elle le met à la porte. Mesurant l'étendue des dégâts qu'il a drainée, il revient, émerveillé que sa fille ne lui ressemble pas. Et toujours les sensations du quotidien qui se greffent à l'intérieur d'un texte où l'essentiel se mesure à la discrétion étonnamment sensuelle de l'écrivaine. Les samedis de Lola, enfant de douze ans, nous raconte comment elle a retrouvé son père. Maturité surprenante de la fillette, elle a hâte que sa mère s'en aille rejoindre son amoureux pour passer une soirée à dessiner dans sa chambre. Un jour incertain, un homme téléphone, c'est son père qu'elle ne connait pas. Elle insiste tellement auprès de sa mère que celle-ci l'autorise à le rencontrer dans un parc pendant une heure. Une nouvelle réconfortante, mettant en évidence l'amour qui unit père et fille. Tous les deux, complices désintéressés. Le goût des pensées sauvages, la nouvelle éponyme, longue et bohème dans ses intentions, intelligente et sensitive, résume en quelque sorte le manque d'amour de la narratrice, son besoin d'aller vers ses semblables avec un air de folie qui, de plus en plus, déserte son conjoint. Elle se remémore les soirées joyeuses avec Christophe, leurs escapades dans des sentiers forestiers, leur premier appartement dans le Vieux-Québec. Tant de souvenirs qui, au bout de douze ans de vie commune, se sont effilochés. Les jonquilles qu'elle aime ont perdu leur attrait. Pourtant, ne dit-elle pas que le but de sa vie, c'est d'accumuler les instants parfaits ? Ses pensées sauvages tenteront de refleurir avec l'arrivée d'une jeune femme surprenante, envoyée par sa mère, pour faire le ménage...

Dans un recueil, souvent une fiction nous touche plus que d'autres. On ne sait trop pour quelle raison, les neuf textes rassemblés formant un tout homogène, remplis d'un humour tendre et généreux, l'histoire Ma belle ombre a réussi à nous émouvoir. Est-ce la visite de la narratrice à son grand-père, homme d'autrefois, qui enseigne à sa petite-fille les envolées grandioses de la nature, cette dernière exhibant ses abondances ? Est-ce la famille birmane qu'elle recueille à l'aéroport, si proche de la philosophie du grand-père, qui a remué en nous une fibre ancienne de trente ans ? Ou bien, plus concret, le don d'une feuille de papier vierge, que l'un des enfants birmans offre à la jeune femme ? Elle qui rêve de recevoir une merveilleuse lettre d'amour voit son vœu se réaliser au-delà de ses espérances.

On ne cite pas toutes les fictions, elles contiennent les rouages habiles qu'on aime retrouver dans ce genre. Bien que la dernière, Un jour peut-être, brève et tranchante, démente les rumeurs angoissantes qu'elle manigance entre un père et sa fille, sous la douche. On savoure la délicatesse de ces fables, leur saveur particulière, qu'elles se situent dans la blancheur hivernale ou dans la touffeur estivale. Un torrent d'eau vibrante leur assure un goût vagabond, assoiffé, rythmé au gré des humeurs des uns et des unes, souvent animées par des artistes dont l'apport essentiel est de transformer une société infantilisée en un réceptacle de sentiments nécessaires à la bonne marche des uns et des unes. N'a-t-on pas souvent avancé que les artistes en tous genres sauvegarderaient le monde flanqué de ses outrances désobligeantes ? Natalie Jean, elle-même artiste visuelle, attise nos prédictions à travers le comportement itinérant dont elle affuble ses personnages, hommes, femmes et enfants, récalcitrants à l'aveuglement insensé de leurs semblables. Un plaisir de lecture, poncif hiératique duquel on se réclame sans que notre opinion en soit dépréciée.


Le goût des pensées sauvages, Natalie Jean
Leméac Éditeur, Montréal, 2020, 144 pages

lundi 16 mars 2020

Le corps féminin et ses multiples parures *** 1/2

Exister, c'est vivre, a-t-on lu plusieurs fois dernièrement, affirmation rapportée par différentes personnes. Pourquoi s'attarder à une telle justification, comme si la vie était à ce point fragile, qu'il faille s'en persuader ? Il est vrai qu'on ressent un malaisé tremblement à la base même de la planète. Qu'en sera-t-il dans une décennie si peu de gens se soucient d'une possible révolte planétaire ? On commente le roman de Karine Rosso, Mon ennemie Nelly.

Le genre littéraire que publie plusieurs maisons d'édition nous fait penser à la griffe de certains couturiers. Manière de faire des ourlets pour se distinguer, disait à peu près la couturière Coco Chanel. On reconnait immanquablement les ouvrages des éditions Hamac, les auteurs-es se particularisant par un apport singulier, un brin révolté, remettant en cause leur jeune passé. C'est le cas, ici, du roman de Karine Rosso. La narratrice, d'origine sud-américaine, profite de son retour de Colombie où elle a vécu cinq ans, pour s'interroger sur la démarche quotidienne de quelques-unes de ses amies, aussi sur la sienne, tout en disséquant l'œuvre littéraire de Nelly Arcan.  Ces jeunes femmes ont une vie incertaine, un brin bohème où, comme il se doit, l'attirance vers des hommes qui les accompagnent plus ou moins assidument, aiguillonne leur comportement. Non pour se prélasser mentalement mais pour se remettre en cause, revendiquer ce qu'elles représentent, chacune dans son rôle de mère, d'amante, ou simplement de femme. Comme l'a fait Nelly Arcan dans ses livres, d'une manière obsessionnelle. Et la vie des femmes, à tout âge, n'est pas simple. Ni toujours résolue.

Chaque chapitre s'avère séquentiel, telle une introduction qui mènerait la narratrice, étudiante, vers des êtres qu'elle ne peut effacer de sa mémoire, narrant à travers eux la dérision douloureuse du temps qui passe. Sur le corps périssable, sur le désir sexuel. Plus concret, sur la froidure hivernale. Désir dissemblable entre l'Amérique du Sud et celui du Nord. Souvent un double sentiment, ou une infime sensation, réside entre la peau et la chair. C'est dans « un cinq à sept » qu'elle fera connaissance avec Nelly, sans aucun doute. Elle se souvient du jeune étudiant qu'elle écoutait lui parler de l'écrivaine pour une première fois. Insignifiant jeune homme bien qu'elle le décrive jusqu'à ce que « sa voix se perde dans les sons de la musique. » Qui dit musique ajoute à son intérêt personnel une courte harmonie qui distrait agréablement l'oreille, celle de son interlocuteur se parant d'un faux diamant. Brève image entrecoupée du regard de la narratrice porté sur des hommes, témoins de sa féminité, elle a pour miroir son amant sud-américain, Leo, avec qui elle a mis quatre ans pour « remonter le continent ». Point cardinal qui ne la quitte jamais, ce voyage semble ne pas se terminer. Se projettent aussi Chloé et Lola, deux amies qui partagent un appartement près de chez elle. Le corps, sa manière de le traiter, renvoie la narratrice à une époque où, avec Leo, elle vendait des bijoux, l'assurant que lors de temps antiques les hommes se maquillaient, se tatouaient. Les parures charnelles l'obsèdent, paysage vaniteux nécessaire pour survivre à une jeunesse qui s'étiole. Les femmes du monde africain qu'elle ne cesse de vêtir, de dévêtir de parures colorées, qu'elle-même porte. Noémie, amie d'adolescence, qu'elle perd de vue, trop fatiguée de son périple, pour la reconnaitre, « tenter de rattraper, peut-être un instant d'intimité. »

Superficialité de l'existence que pour remplir, elle comble de réflexions soutirées de plusieurs livres de Nelly Arcan, toujours s'attardant sur les autres, telle l'amie Kiev, mère de jumeaux, en couple avec Alexis. Cela se déroule rarement en solitaire, les effets d'une société à peine décrite, illustrent sa manière d'agir envers Leo, amant rebelle qui l'angoisse quand il s'absente, comme peaufinant son rôle de futur père attentionné. Aller-retour des sentiments, comme il est de saine coutume chez un couple amoureux. La chair évoquée par le regard parfois agacé ou inquiet de la narratrice, celle-ci très observatrice, ne se prête à aucun jeu personnel, elle s'accuse de honte, d'une culpabilité toute féminine, se retrouvant piégée dans les affres de l'écrivaine Nelly « en quête de reconnaissance ». Qu'elle reniera avant de se laisser aller à délirer dans les couloirs obscurs de l'université. Femmes qui la guident à travers cent interprétations d'un roman esthétique, sans qu'aucune morale n'encombre les intentions littéraires de l'écrivaine, Karine Rosso. C'est peut-être intentionnel que, semblables à la narratrice, nous nous perdions dans les méandres passionnels d'une jeune femme proche de l'inconscience, spectatrice des incertitudes de ses compagnes, de la folie de Nelly Arcan, cette dernière manquant d'air pour remonter à la surface de la vie. Si l'existence, croit-elle, se banalise, elle se crée un monde enviable, peu conventionnel, en fabriquant des bijoux, en les vendant dans les couloirs du métro, dans d'autres lieux insolites. N'a-t-elle pas mis au monde une enfant qu'elle élève avec un amour exacerbé, comme tant de mères ?

Roman-essai très représentatif des éditions Hamac, comme on le mentionne au début de cette balade hors des sentiers battus. Déambulations d'une jeune femme qui ne sait pas toujours où elle embarque, ni débarque, mais c'est aussi une profonde réflexion sur la fragile force des femmes, sur le refus de pratiquer une vie linéaire où l'ennui serait mortel. Endroit et envers de la féminité. Lucide et intelligent apport d'un récit échevelé comme les pivoines printanières, axé sur le corps mortel, déparé de toutes ses grâces. Nelly Arcan n'a-t-elle pas écrit cette phrase révélatrice du parcours de Karine Rosso : Les femmes, de toute manière, n'avaient jamais le corps qu'il faut. Miroir formant et déformant. Maigreur et rondeur que subit la narratrice à mesure qu'elle-même devient miroir, exaltant les yeux scrutateurs de Leo. Et plus nous pénétrons dans la fiction, et plus le désir de s'autodétruire de la jeune femme se dilue avec les dernières crasses de l'hiver. Elle nomme la sève printanière, une grève étudiante, le regard doux de Leo, jusqu'à se souvenir d'une ancêtre héroïque qui était peut-être sa grand-mère. Le récit défie le temps, soudant fleuves et montagnes. Effilochant, comme on le fait d'une quenouille, les écrits de Nelly Arcan, mais aussi rendant un tendre hommage aux femmes qui se reposent éternellement sur les rives boueuses de tous les continents.


Mon ennemie Nelly, Karine Rosso
Éditions Hamac, Montréal, 2019, 185 pages

lundi 2 mars 2020

L'ombre empathique de don Quichotte *** 1/2

Ce qui nous frustre, ce sont les nuances de la langue française dont personne ne se sert. Pour nous, ce sont les non-dits d'une histoire, ou les silences intentionnels détectés entre les lignes. Ce qui fait que le langage écrit ou parlé reste à l'état brut jusqu'à commettre des impairs. Comme on dit souvent, l'interprétation d'un ouvrage est personnelle, mais nous devons respecter les lois élémentaires d'une langue. Ne pas céder aux modes langagières. On parle du roman d'Alain Beaulieu, Visions de Manuel Mendoza.

Après avoir lu, coup sur coup, deux romans qui demandaient une exigeante attention réflexive, on a apprécié la facilité talentueuse avec laquelle l'écrivain Alain Beaulieu a concocté une histoire linéaire, à saveur de deuil et de regrets. De donquichottisme. On s'est reposée en voyageant avec le docteur Manuel Mendoza qui, après le décès subit de son épouse, Gabriela, imagine un pan de sa vie auquel il n'a jamais eu accès. Lui est médecin-chirurgien dans un hôpital, elle, dirigeait une petite maison d'édition dont il ignorait les moindres ressources et aléas. Sans que ce détail soit précisé, la fiction se déroule en Amérique du Sud : les gens y mangent du cochon d'Inde, s'affublent de prénoms aux accents chantants. On aime les suggestions, à condition qu'elles enrobent suffisamment le récit pour ne pas que s'écroule l'échafaudage, telle une maison sans fondations. L'architecture étant solidement étayée, nous nous laissons emporter par les fabulations de Manuel Mendoza, mi-cinquantenaire, accablé par la mort soudaine de sa conjointe. Homme conciliant, attentionné, un brin donquichottesque, momentanément débordé par la perte de ses habitudes, si un médecin peut se targuer de se complaire dans la monotonie du quotidien. Désemparé, il se remet entre les mains de ses enfants : sa fille et sa compagne, son fils et sa belle-fille, tous deux père et mère de famille. Sa préoccupation première sera de prendre en main la maison d'édition de Gabriela, faire preuve de curiosité envers une profession pour laquelle il n'éprouve aucune attirance, comme s'il palpait des abstractions qui lui échappent, invisibles. Il devra faire confiance à quelques individus pittoresques qui l'aideront dans ses apprentissages, ceux-là convenant très vite qu'il n'est pas fait pour cet univers, aujourd'hui plus ou moins virtuel. On a l'impression que, semblable à ses enfants qui s'inquiètent de ses agissements impulsifs, emmêlé dans sa souffrance, Manuel Mendoza erre dans des indécisions qu'il est incapable de mettre en ordre. Les collègues de Gabriela qu'il doit réconforter, les manuscrits qui s'entassent, les auteurs à joindre, le ramènent sans cesse vers son épouse, jusqu'à la culpabilité. D'où son émotivité empoignante lorsqu'à la suite d'une réunion familiale, il annonce que la maison d'édition n'est pas à vendre, il va la diriger. Il abandonne la médecine. Scepticisme étonné des enfants, surtout de sa belle-fille Maria, qui s'avère la lectrice assidue de la tribu.

C'est un manuscrit surprenant, écrit sous pseudonyme, découvert et lu par le directeur littéraire, Juan Palomar, jeune homme rêveur, passionné de livres et de Gabriela, qui le recommandera à Manuel : il doit absolument en prendre connaissance. Ce qu'il fera en biais, assommé par ses nouvelles responsabilités. Finalement, il le confiera à Maria en qui il a toute confiance. À partir de ces péripéties qu'il lira avec effarement, il est persuadé qu'il s'agit d'une parcelle de la vie de Gabriela. Désirant en avoir le cœur net, plus par frustration que par nécessité, il se rendra dans les Terres rouges, région austère de son épouse, située à l'autre bout du pays. Là, il se heurtera au mystère du manuscrit rédigé par sa conjointe, authentifié par sa belle-fille. Un seul indice, à vingt ans, se consacrant à ses études en archéologie, en accord avec son amant, Gabriela a subi un avortement puis, elle est partie quelques mois en Syrie faire des fouilles sur un chantier. L'intrigue se noue dans la tête ébranlée de Manuel Mendoza, et ce sont de fortes et très belles pages écrites, dépeintes par Alain Beaulieu. Il arrive qu'un profond chagrin, inconsolable, déforme une réalité déjà précaire après qu'un deuil a bouleversé un être humain, combien vulnérable.

Sur ces terres stériles, paysage montagnard abrupt, qu'habitent des femmes et des hommes rudes, la misère, une sourde rancœur revancharde, occupent une place dans le cœur de familles éprouvées, elles aussi témoins de leur propre histoire qu'attestera la rencontre de Mendoza avec une jeune fille à la recherche d'un avenir plus équitable. Le médecin poursuivra sa route, son opiniâtreté à élucider les tribulations de Gabriela lui faisant perdre de vue l'essentiel de ce que le présent lui offre de secourable. Cela ne durera pas, cela sera une révélation qu'il n'avait pas prévue, qui le ramènera vers la maison familiale. Comme souvent, lors d'un événement impossible à contrôler, ce sont les regards extérieurs qui prennent une importance jusque-là ignorée. La vie d'autrui, et la nôtre, n'est-elle pas hallucinatoire ?

Roman mettant en relief la fragilité des êtres, leurs contradictions. Leurs doutes. Leur entêtement à vouloir modifier le cours de leur périple personnel. Honorable récit où le malheur tend une main complice aux déshérités de ce monde, ici, signalé par des injustices socio-politiques dont sont victimes les Sud-Américains, leurs revendications manifestées sous forme de grèves, contestations qui s'assoupissent puis recommencent à faire des victimes. L'histoire de Manuel Mendoza s'avère un souffle d'air frais et réconciliateur dans ce paysage aride, le style dynamisant le texte, l'humour constamment présent, dressent des personnages truculents comme nous en rencontrons peu dans une seule existence. Une sorte de magie inexplicable englobe le livre, peut-être celle du bonheur, en même temps qu'Alain Beaulieu manipule habilement ses créatures, l'écrivain rend un bienveillant hommage au monde complexe de l'édition...

 
Visions de Manuel Mendoza, Alain Beaulieu
Éditions Druide, Montréal, 2020, 336 pages