lundi 20 décembre 2021

Un homme qui a juré de s'éblouir *** 1/2


Nous voici pénétrés d'une saison différente. Le soleil décline, les jours raccourcissent, les orangés se dépouillent de leur rutilance estivale. On jette un clin d'œil désabusé du côté des vêtements, nous disant que le coton et la laine feront bientôt place au lin et à la soie. Le chauffage grogne dans les radiateurs, on entrouvre les fenêtres, on ne les ouvre plus. Déconvenue attristée du temps qui nous rappelle à l'ordre des saisons. On a lu le roman de Maxime Mongeon, Cette vie qui n'est pas la tienne.

Depuis plusieurs semaines, on est dans la foulée des livres qui contiennent beaucoup d'émotions nostalgiques. Livres intériorisés, d'où peut-être cet épanchement de sentiments trop longuement retenus, par le procédé de l'écriture. Il suffit de s'en aller vers des lieux ignorant nos habitudes pour que la vulnérabilité de la mémoire altère nos certitudes. Ce qui arrive au narrateur du roman de Maxime Mongeon qui, las de son existence monotone, profite d'un élan de tendresse sensuelle envers sa femme, Céline, pour lui annoncer qu'il va faire un voyage qui l'éloignera d'elle et de leurs fils. Ce qu'elle approuve pleinement, ayant saisi le désarroi de son compagnon, qui cherche autre chose en lui. Ou ailleurs. Ailleurs qui ne sera jamais nommé mais dépeint quand il prendra pension dans un café-hôtel, loin de la ville, proche de la mer. Nous sommes prévenus de la violence du climat politico-social. C'est l'armée qui dirige sauvagement l'île, les meurtres neutralisant la vie de ceux qui résistent. Règne l'omerta, ce que comprendra le narrateur quand il essaiera de parler de l'assassinat d'un homme, commis à son arrivée.

Préambule obsessionnel dont se sert le narrateur pour nous confier que son voisin, Sam, s'est noyé dans sa piscine. Accident, suicide ? Sam était un écrivain méconnu, auteur de plusieurs essais négligés par la critique. Bouleversé, le narrateur a emporté quelques livres de Sam sur l'île, une part de sa correspondance, se souvenant de ses infractions dans sa maison, autorisées par le fils. C'est un fil d'Ariane que le narrateur utilise, enfermé dans sa propre grotte pour nous faire part de ses intériorités de cinquantenaire désenchanté. Les êtres qu'il côtoie, ceux du café-hôtel, ont fait le choix de s'installer sur l'île corrompue pour échapper à quelque modernisme qu'ils jugent néfaste, contrairement à lui qui a toujours manqué de courage pour satisfaire ses nécessités, comme celle d'écrire, s'étant contenté de conformisme. Il y a Alexandre, le chef de cuisine, jeune homme au regard plein de bonté, avec qui il crée un silencieux lien cordial. Maria, femme à tout faire, que le narrateur admire, « telle une reine dont la modestie irradie. Elle possède cette démarche à travers laquelle le sort du monde semble jeté. » Mais il y a surtout le botaniste, « grand gaillard aux lunettes rondes » qui répertorie toutes les espèces de plantes, avec qui il se liera malgré lui, le botaniste ayant saisi la débandade mentale du voyageur. Son état gravement dépressif. D'autres, marginaux, comme Pierre et sa femme Francine. Le narrateur, entre ses contemplations sur le magistral paysage océanique, s'enferme dans sa chambre à lire les essais de Sam, sa correspondance. Dans un calepin ordinaire, il prend des notes, mentionne sa relation bancale avec sa femme, Céline, la mort de Sam qu'il a sorti de la piscine, regrettant amèrement de ne pas lui avoir accordé plus d'importance, leurs conversations se limitant à celles d'un bon voisinage. Il s'enfoncera de plus en plus dans un remords inconcevable, mêlant sa vie et son désir d'écrire, ignorant que Sam se penchait sur le sort du monde, le sien se limitant à son couple, ses fils, son travail. Traumatisé par le décès de son voisin, il se rendra chez un psychologue, pensant disséquer sa souffrance mais le spécialiste semble décontenancé par les propos de son patient, inapte à diriger sa vie, à donner un sens à ses désirs embrouillés dans une démission prématurée, dépassé qu'il est par ses rêves émiettés, par ce qu'il désirait entreprendre alors que Sam, veuf, se démenait pour le mieux avec les mots, ses vérités profondes. Le narrateur donne l'impression de vagabonder dans un rêve enfantin d'où est exclue toute forme de maturité. Il ne choisit pas, influençable, il subit. Il se baigne dans l'océan avec Alexandre, boit des bières offertes par Pierre, patron de l'hôtel. Rien de consistant n'émane de sa retraite, oubliant même de donner de ses nouvelles à sa femme. On dirait que la sentence qu'il énonce contre lui dans la maison de Sam, qui donne le titre au roman, contient ses problématiques, ses refus à faire partie du monde. À l'affronter dignement. Ses réminiscences portant sur ses proches sont effleurées, telles ses relations avec ses collègues de travail. Se délie douloureusement l'existence cauchemardesque d'un homme qui se pense victime d'un songe inaccompli, la vie ne tenant qu'à un fil noué de ses surprenantes déconvenues.

Il faudrait citer des pages entières de ce magnifique récit, pour mettre en relief la poésie qui découle des réflexions du narrateur, conjuguées à la voix de l'écrivain Maxime Mongeon, qu'on a lu pour la première fois. Découverte littéraire impressionnante qu'il eût été impardonnable de négliger parmi les livres de cette fin de saison. L'histoire pathétique de cet homme demande une certaine exigence de lecture mais plus on l'accompagne dans ses contradictions, plus on se demande ce que peuvent lui apporter les personnes qui, comme lui, se laissent aller aux bienfaits de l'île, loin de l'armée meurtrière, loin des menaces qu'il a subies à l'aéroport. Portrait, car c'en un, d'une existence refoulée au centre de ses manques vitaux. C'est un jeune inconnu qu'il a regardé fixement dans les yeux, alors qu'il aurait dû baisser les siens, sur les conseils du botaniste, qui se fera le justicier de ses imprudences velléitaires. Se jetant dans une piscine imaginaire d'où il sera peut-être sauvé par une pensée fulgurante vers Sam. Le botaniste qui aura lu son calepin, confidences que le narrateur aurait dû évoquer à voix haute, le défaisant de ses erreurs humaines ramassées d'une œuvre qui le dépersonnalise, le réduit à l'état d'un homme qui a construit son enfer dans une île empoisonnée de ses rebelles, « paradis désolé qui m'avale tout entier. » N'est-ce pas la signature d'un homme qui refuse toute présence, se réfugiant dans des « petits bouis-bouis » lieux où il se sent réellement vivant, se contaminant lui-même de ses rejets, de ses peurs, de ses outrances ? Dans une solitude exacerbée par la beauté du paysage qu'il ne sait partager, seulement dépeindre, comme si les mots n'avaient aucun pouvoir sur les fatidiques illusions qu'il s'est créées pour accéder à une vie qui lui a échappé, se désespérant de sa brièveté, du peu d'attention qu'il lui a concédé, vie que nous ne pouvons jamais recommencer...


Cette vie qui n'est pas la tienne, Maxime Mongeon

Leméac Éditeur, Montréal, 2021, 135 pages

lundi 13 décembre 2021

Les ingrédients nécessaires à toute construction ****


Ce qui m'agace profondément, nous dit D. d'un ton irrité, ce sont les personnes qui, dans Facebook, se montent une page avec les images cherchées et publiées par d'autres. Curieuse et généreuse, elle fouille dans Google pour passer le temps et continuer à s'instruire. On abonde dans son sens, on a fermé la porte à de soi-disant " amis-es ", ne voulant pas contribuer à leur paresse. On commente le roman de Maxime Raymond Bock, Morel.

Depuis longtemps, on n'avait lu les aléas et avantages qu'apporte la reconstruction d'une ville à partir de voix d'hommes, d'une en particulier, qui se répercutent inlassablement dans un monde en transition. Édifiée de bois, de briques ou de pierres, selon l'autonomie économique des quartiers, Montréal va se moderniser d'une manière gigantesque. Béton, acier, autres matériaux, qui classeront la ville parmi les métropoles avant-gardistes. À quel prix humain, à quel éclatement familial, à quels deuils, sera rénovée la cité, sertie alors dans sa petitesse réconfortante, dans sa modestie protectrice, dans son indigence camouflée ? Témoin de ces nouvelles infrastructures auxquelles il a participé, Jean-Claude Morel, retraité, vivant seul dans son petit appartement, se remémore ces années de labeur esclavagiste, de misère mais aussi de bonheur modeste avec sa femme Lorraine et la venue de leurs cinq enfants. Narrateur infatigable qui s'attarde sur ce temps révolu qu'il ne peut oublier, Morel a fait partie des artisans qui ont sacrifié leur vie et leur santé pour que les Montréalais, et les touristes, s'imprègnent de la ville livrée aux charmes artistiques de ses édifices. Sorte de défrichement rarement fixé ailleurs que sur des documents officiels. Qu'en est-il de la petite histoire étouffée par la grande ?

Ce jour de 1991, Jean-Claude Morel attend la visite de sa petite-fille Catherine, annoncée par l'une de ses filles. Il ne l'a jamais rencontrée, elle symbolise une famille qui s'est bâtie en même temps que Montréal. Durant cette attente, de nombreux souvenirs vont assaillir la mémoire d'un homme dont le corps est cassé, victime de tous les efforts, physiques et mentaux, qu'il a dû fournir sur des chantiers de fortune ou officiels, comme ceux du métro, de la Place-Ville-Marie, plusieurs qui ont brisé sa santé. Ouvrier anonyme, après tant d'aventures humaines qui ont forgé ses amitiés, ses amours, il se dit chanceux de vivre tranquille, dans « son petit loyer au deuxième de Jeanne-D'Arc. » Pourtant, il devra quitter ce havre,  averti par une lettre du propriétaire. Sa vie a été ainsi, faire ses bagages à des moments inattendus. Sa mémoire remonte le temps, on l'écoute, guidée par la plume pénétrante et percutante de l'écrivain, dénonçant des décennies qui ont emprisonné Morel dans les restrictions de l'époque desquelles il se contentait, drainées par la force des choses. En 1951, quand l'histoire commence, il a quinze ans, son père s'est écroulé sans vie sur le prélart de la cuisine. L'adolescent ne sait quoi faire de ce corps manchot, bouffi, il ne ressent « ni tristesse ni peur. » Cet homme avait aimé sa famille sans effusion, comme lui-même aimera ses enfants. L'adolescent grandit, travaille, éprouve les premiers émois de la sexualité, les rites de l'amitié, les difficultés à s'imposer dans un monde où la famille et le travail dressent des murs inébranlables. Enfant du " Faubourg à m'lasse ",  quartier qui sera détruit, il ne pouvait que poursuivre une route parsemée de lourdes peines, d'humbles joies. Il se mariera avec Lorraine, aura cinq enfants, dont la dernière fille naitra handicapée, mourra à cinq ans d'une méningite. Excès d'un sentiment paternel qu'il ressentira violemment, une des causes de son divorce d'avec Lorraine quand les enfants seront élevés, éduqués. Le niveau social diffère, les enfants devenus adultes se créeront un univers où l'aisance matérielle s'allie au confort que rapporte l'argent. 

De la jeunesse étriquée à la vieillesse lucide de Jean-Claude Morel, à l'abattage du vétuste Montréal à l'apogée de la nouvelle métropole, on constate avec effarement et admiration que ces deux vies, l'une bétonnée, l'autre de chair blessée, s'interpellent comme s'il était naturel que la conciliation se fasse dans une forme de paix, de beauté physique et mentale entre les deux monstres. Monstruosité du destin de deux entités, l'une, périssable, le corps de Morel qui n'en peut plus de ses souffrances hypertrophiées par d'incessants combats qu'exigent les premières nécessités d'un ouvrier journalier. L'autre, de ciment et d'acier, qui, cinquante années plus tard, présentera des replâtrages qui ne seront jamais achevés. Le ciel de Montréal se troue de grues auxquelles plus personne ne prête attention. Après son divorce, la vie de Morel se détériore, il se laisse aller à d'interminables regrets, l'alcool fortifiant ce sentiment toxique qu'est la solitude rameutée à la suite d'un échec. Le logement est vide, le restaurant plein, une serveuse avenante, Monique, se présente qui prend Morel en main, lui donnera dix ans de son existence, les deux ont un passé commun : famille et désenchantement. Souffle vivifiant, salvateur entre eux, que les enfants de Monique étoufferont lorsqu'après le décès de leur mère, il videront l'appartement, ne tenant pas compte de la présence de son compagnon qui les regarde le dépouiller, gommant dix années d'entente affectueuse. Détail que l'on mentionne avec émotion, des peines et des joies soutirant des pages sublimes, poétique tendresse, à l'écrivain, dont l'écriture, vaguant d'une situation à une autre, nous vaut des heures mémorables de lecture. On ne peut qu'écrire une synthèse de ce magnifique roman, pointer des yeux de longues scènes éloquentes, récit classique proche des objectifs d'illustres écrivains, tel Victor Hugo, celui-ci décrivant avec passion les lésions de monuments à panser. Ici, pas de noms illustres à nommer mais l'anonymat grouillant de milliers d'ouvriers qui sont morts, le corps criblé de blessures internes, externes, inguérissables. 

Peu de temps reste à Morel pour profiter de son petit deux pièces et demie, avant d'entrer dans la résidence Hochelaga-Aird. On le suit en compagnie de sa petite-fille Catherine durant une balade qui les emmène près du pont Champlain, en perpétuelle rénovation. Morel se souvient encore, avec un certain détachement qui lui fait envisager une réconciliation avec son fils André, père de Catherine. Le livre de Maxime Raymond Bock, cinématographique — qui osera ? — est saturé de sentiments, de sensations, qui se sont appuyés sur la pauvreté exacerbée du quartier, sur des moments heureux que chacun pensait éternels. Sur la vie, sur la mort. Sur la séparation qu'engendrent des années d'accoutumance. Le livre regorge de ces conditions humaines, de ces émotions grandioses qui nous font regarder Montréal avec plus de considération, nous disant qu'il serait honorable de penser à ces hommes et ces femmes qui ont vibré au rythme effarant de la transformation de la ville. De celle de Jean-Claude Morel. Des refoulements, des colères, des sueurs et des larmes, des naissances et des enterrements, autant de scènes pathétiques maitrisées dans ces pages parfois amères. D'innombrables ingrédients nourrissent le talent de l'écrivain Maxime Raymond Bock, composent un roman que chaque Montréalais devrait lire en se souvenant d'hommes et de femmes anonymes qui ont souffert, sont morts pour assurer leur bien-être citadin. Mettre sur pied une ville forte, autrefois fragilisée par ses infrastructures trop souvent incendiées...


Morel, Maxime Raymond Bock

Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2021, 336 pages


 

lundi 6 décembre 2021

Où sont passé les violons sirupeux d'antan ? *** 1/2


On aime ces dernières journées automnales, flirtant avec la variété infinie des tons orangés. On voudrait que cela dure, mais un tel souhait serait figer le temps qui, lui, n'a que faire de nos nostalgies estivales. Ce matin, quelques flocons de neige délestaient notre esprit de souvenirs où le sable et l'océan se pâmaient, unissant le solide et le liquide de leur condition terrestre. On a lu les nouvelles de Julie Bouchard, Férocement humaines. 

Il est rare qu'un dicton populaire nous vienne à l'esprit après avoir refermé un livre. Ce qui nous est arrivé à propos d'une écrivaine qu'on ne connaissait pas. On s'est dit avec humour que les sanglots sirupeux des violons n'étaient pas dans ses choix musicaux. Pas de détours, elle va droit au but. Plutôt surprenante cette lucidité à ce point aiguisée chez une raconteuse d'histoires de femmes " mal prises ", en particulier. Un brin désinvolte, sourire au coin des lèvres, elle a dû s'en donner à cœur joie en rédigeant ses récits, les encombrant d'accessoires et de suppositions. Un prologue les annonce, tel le premier acte d'une pièce de théâtre qui identifie acteurs et actrices enrôlés dans l'éphémère d'un soir. Et quand le rideau se baisse, la pièce a été jouée, tragiquement ou plaisamment. On se fie à la musique polyphonique qui rythme les intrigues fracassantes de femmes hasardeuses, accompagnées de loin de près par l'auteure, celle-ci s'en affranchissant rarement...

D'emblée, les yeux se fixent sur une situation fictionnelle ou réelle, mettant en scène une femme qui, dit la légende, fut une lutteuse acharnée, défendant âprement le droit de ses compagnes à monter sur le ring, lieu de combats qui n'appartenait qu'aux hommes. Nous sommes dans les années soixante-dix au Québec, l'Église et l'État s'insurgent encore contre les femmes. Depuis, le temps a passé, les femmes ont gagné bien des causes, Vivian Vachon a vieilli, s'est retirée du ring. En cette fin de journée de 1991, elle roule pour rentrer chez elle, dans la maison familiale. Sa fille dort sur la banquette arrière. Vivian s'emploie à recréer des images de son enfance, alors qu'un camion, venant en sens inverse, conduit par un jeune homme en état d'ébriété, essaie de doubler une Lada. Sa vue, brouillassée par l'alcool, distingue mal la distance de la voiture qui arrive en face. La collision avec Vivian Vachon sera inévitable. Dans cette tragique nouvelle, et les suivantes, seront mentionnés les événements politico-sociaux de l'époque, tels des points de repère nécessaires à la narration. Jusqu'au vent, souffle chaud sur la peau, jusqu'au parfum de Paulette, un soir de Noël. Ces fragrances, vent et volutes mêlés, d'un récit à un autre, rassemblent des protagonistes victimes de difficultés imprévisibles et sournoises. Les intérieurs d'Edna et de Jackie, ou quatre femmes d'un âge certain, qui jouent aux cartes, se questionnent sur leur veuvage. Elles utilisent les méthodes habituelles pour dormir en paix, laisser la peur de côté. Une seule regrette son mari, s'ennuie de lui. En parallèle, une femme, Jackie, comme pour témoigner du mal-être de ses compagnes, appelle son mari, Jim, qui bricole dans le garage, pour l'avertir que le repas était servi. Cheminement au bord d'une frontière illusoire invisible qui fait que toutes les cinq auront, à un moment donné, fréquenté une « auberge-spa de style victorien », rendez-vous désenchanté qui sera mentionné autour d'une partie de cartes. Toutefois, l'intention de Jackie est de parler à Jim, leur situation maritale rongée par le temps ne peut durer ainsi. Vaut-il mieux être veuve ou mal assortie, semble interroger l'auteure qui, se libérant d'une question sans réponse, nous entraine vers une aventure de grand-route. Nina a entendu, un soir à la télé, une mère éplorée demander de l'aide pour retrouver le corps de ses deux enfants, tués par leur père deux ans plus tôt, avant qu'il se suicide. Nina, lasse de son travail chez Winn Dixie Grocery, derrière une caisse enregistreuse, prend la décision de parcourir le nord de l'Ohio avec son chien Ricky, pour retrouver les deux corps. Ou comment enterrer, sans jeu de mots, sa propre solitude en s'apitoyant sur celle des autres. La route est une étourdissante échappatoire.

Dans certaines de ces fictions, un élément indéfinissable nous rappelle l'écrivain Jack Kérouac, celui-ci arpentant les États-Unis pour chercher ce qu'il ne trouva jamais, alors que les protagonistes de Julie Bouchard usent des kilomètres pour améliorer une existence qui semble loin de les satisfaire. L'écrivaine sème d'innombrables indices, tels des cailloux de Poucet, pour ne pas se retrouver au point de départ, partir signifiant que, terminé le périple, il faut rentrer chez soi. Boucler une boucle qui ne nous a gorgés que d'un minimum de rêves. Pas toujours à la grandeur de nos espérances. L'humain ayant des comptes à rendre à soi-même, la nouvelliste lui laisse la part belle, l'invitant à un spectacle allégorique où les femmes ont joué leur dernière pièce, plus ou moins salvatrice. Cependant, quelques-unes en meurent, comme Paola, critique de cinéma, qui peu à peu perd la mémoire, finit par se jeter du haut d'une balustrade malgré l'attention soutenue de son mari. Clairvoyance ultime pour accomplir un geste désespéré. Une autre, Pénélope, membre d'un site de rencontres, place une annonce à son avantage, puis, emportée par une pulsion enfantine, conclut qu'elle n'est pas Fanny Ardant ! Innocent quiproquo qui lui causera bien des ennuis après qu'un homme, Bruce, l'a rencontrée dans un café. Après qu'une femme, s'infiltrant chez elle, l'a menacée d'un pistolet, après que deux Gérard, l'un fictif, l'autre réel, ont joué un rôle secondaire, que deux Pénélope se sont manifestées étrangement. La Pénélope qui nous intéresse apprendra que l'amour peut s'inspirer d'un policier qui a de beaux yeux, de grandes oreilles, de jolies fesses... Complexité avenante d'une fiction qui rappelle que nous sommes toujours la proie de notre identité, que sans elle, nous ne sommes que sujets anonymes. 

George Hamilton au fond du ravin, récit intériorisé qui nous ramène à Vivian Vachon, victime elle aussi d'un jeune conducteur en état d'ébriété. Mortellement blessée au fond du ravin, George se souvient de son mari, le supplie de la libérer de ce carcan mortifère, ignorant que son mari la trompait depuis vingt ans. Est-ce à dire que des blessures corporelles inguérissables nous protègent contre des blessures muettes de l'âme qui ne sauraient nous garder en vie ? La réconciliation avec elles-mêmes, femmes tourmentées menées hardiment par leur " Pygmalionne ", telles des marionnettes au bout de leurs ficelles, contient dans le texte final. Pièce théâtrale qui agite des ombres et des lumières, projetant sur le devant de la scène trois écrivaines qui sont mortes hors de leur temps, défigurées par la souffrance de vivre, Virginia Woolf, Sylvia Plath. Par la souffrance de la maladie, Marie Uguay. S'inscrivent dans cette démarche émouvante des confidences propres à la nouvelliste, qui pénètre dans un miroir magique, là où se débattent quelques  femmes, nulle d'entre elles n'étant à l'abri de situations imprédictibles même si les apparences démontrent l'inverse. 

Fulgurances desquelles renaissent ces femmes férocement vivantes après avoir pris le risque de s'éblouir. Recueil atypique qu'il faut lire, ne serait-ce que pour faire connaissance avec deux ou trois nouvelles desquelles on n'a pas parlé. L'une, pathétique, Sue et Cindy à Split Landing, fin juillet, lauréate du prix de la Nouvelle de Radio-Canada, en 2020. Des textes intenses, marginaux, appuyés par des êtres de même calibre, qui gravitent autour de possibilités qu'il n'est pas toujours simple d'accepter, ni de résoudre. Julie Bouchard prenant ironiquement la main de ses personnages, elle les accompagne, les repousse, les aide. Femmes souvent échouées au bord du ravin de leurs déboires personnels, elles ne s'y enlisent pas, se redressent, n'éprouvent pas la nécessité de se différencier. De rouler au-delà de distances permises pour s'incarner autres qu'elles ne sont, les avatars de leur existence se chargeant d'ouvrir et de baisser le rideau du théâtre humain...


Férocement humaines, Julie Bouchard

Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2021, 152 pages


lundi 22 novembre 2021

L'union heureuse du mot et de l'image *** 1/2

 


Publier un tableau s'avère une enchère imprévisible. On ne choisit rien au hasard, mais selon les humeurs du moment, des circonstances qui se prêtent à une image plutôt qu'à une autre. Bien souvent, les saisons ont leur mot à dire, on ne peut les soustraire à nos préférences du jour. L'étonnement nous déconcerte quand notre choix tombe à côté de nos prédictions. On a lu les nouvelles d'Emmanuel Bouchard, On s'est promis de chercher ailleurs.

On connait la sensibilité extrême de cet écrivain, dont il enrichit ses recueils de nouvelles. On les a toujours appréciées, notre blogue se faisant le témoin averti d'hommes et de femmes que l'auteur dirige, aux prises avec une existence problématique, parfois sans issue. Réflexions interrogatives résumées en quelques pages, ne résolvant rien ou si peu. Comme quoi il n'est pas toujours nécessaire d'en rajouter pour creuser la souffrance humaine. Cette fois, dans son dernier recueil, le nouvelliste nous a réservé une très alléchante approche. Il a combiné ses récits aux céramiques de sa sœur, sculptrice, Myriam Bouchard. Riche idée qui fait de cet amalgame un heureux mariage entre le mot et l'image. Et ce qui fascine, c'est la question qui se pose : qui a suivi l'autre, les textes du frère portant en eux l'énergie de l'iconographie de la sœur. La nouvelle qui ouvre le recueil nous met face à la rancœur d'une femme pour son conjoint, celui-ci se nourrissant d'une hargne tyrannique qu'il exerce sur elle jusqu'à la morbidité. Le vase qu'elle a récupéré dans l'atelier où elle travaille lui servira d'arme du crime. C'est la pire combinaison qui soudera la chair flasque et le grès rugueux, au point qu'après avoir accompli son œuvre destructrice, le vase deviendra lisse. Règlement de compte d'une existence ratée, fort inusité. La plupart de ces fictions se prêtent à plusieurs interprétations, rares sont les fables autant claires que celle citée précédemment. Ce qui nous amène à la nouvelle Résonance. Dans une tour à bureaux, un inconnu est parvenu à se faufiler jusqu'au centre de la place où se tient une immense sculpture. Du haut des étages les employés l'ont aperçu, qui font appel à la sécurité. L'homme semble dément ou fasciné par la « masse bigarrée, ouverte en son centre comme un volcan. » Dans cette béance, l'homme plonge la tête, pousse des plaintes, des cris, des onomatopées puis, le gardien de sécurité s'approchant, pose une main rassurante sur son épaule. Désir de faire corps avec l'objet, que personne ne peut définir. D'où le besoin de se confondre à ce qu'il représente, une masse informe dans laquelle la matière charnelle et minérale s'absorbe. 

On dirait que les sculptures influencent le comportement des protagonistes, aimantés vers elles à un moment effaré de leur existence, ouverts les uns et les autres à des failles insoupçonnées. Comme Andréanne qui, lors d'un voyage en Espagne avec son mari, lui avoue dans l'atelier d'une céramiste, qu'elle veut un enfant. Étrange résonance qui causera bien des surprises, les trois sculptures expédiées par l'artiste à leur domicile québécois. Leurre ascendant dont Andréanne et son mari sont victimes, chacun se demandant ce qu'ils ont fait de leur vie. La matière minérale aurait-elle plus de force vitale que la chair périssable ? Même brisée la céramique réagit alors que la chair se meurt. De longues mesures presque silencieuses creusent leur vulnérabilité sur le destin de deux hommes qui vivent depuis longtemps ensemble. L'un est compositeur, mais depuis quelques mois, son cerveau s'est vidé d'une inspiration intense qui atteindra son paroxysme lors d'une soirée chez des amis. Il est des éclatements qui se manifestent irréparables, tel le vase de grès accompagnant le récit. Entaillé sur ses côtés, ébréché sur ses bords, au risque de s'y empaler. Ce qui arrive au compositeur soudainement aride, empalé sur ses silences créatifs. Les nouvelles jointes aux sculptures tremblent sur leurs propres bases. Fêlures, ébranlements, brisures, sonnent une fin en soi, la céramique témoignant de la fragilité vulnérable de l'être humain.

En parallèle comme pour se rebiffer, refuser l'échec ou la dépendance à cet état d'appartenance, un narrateur intervient fermement, se faisant le subordonné de sa sœur pour transporter ses œuvres loin du froid, du gel, qui s'en viennent. Ainsi, il nous fait part de son parcours d'une voix fortement appuyée, se mettant au diapason des artefacts qui ont joué un rôle déterminant sur les êtres de chair modelés par l'écrivain. Gestes des mains qui composent, qui manipulent l'argile. Nécessité de se montrer audacieux, le narrateur voulant prendre le contrepied des êtres de papier qu'il a créés, les guidant à peine dans leur désarroi. Tel Benjamin, céramiste qui s'est fait sévèrement jugé par un critique acerbe, un pair ambitieux détesté par les artistes, qui s'intitule critique d'art. Benjamin modèle un « grand bol » pendant que le censeur va et vient dans la salle où travaille le sculpteur. Il nous fait part des sensations qu'il éprouve, son amertume se transformant en colère au point de frapper l'argile jusqu'à ce que le matériau éclate et s'émiette. Sentiment d'échec que l'écrivain utilise pour intensifier sa responsabilité pour l'œuvre sororale. Complice admirateur, il n'hésite pas à devenir personnage avec ses mystères, ses allusions, sa force narrative, ses manières de contempler un triangle de céramique rejeté par le fleuve. Courant d'où jamais l'artiste ne se dissout, s'inventant lui-même sa propre histoire. 

Dans une résidence luxueuse une vieille femme se suicide de crainte de devenir folle, se souvient sa fille en recollant les morceaux d'une porcelaine. Une autre, plus jeune, a offert à son amoureux une sculpture pour son anniversaire. Palpitante fiction qui nous fait pénétrer dans la sensualité exacerbée du narrateur, l'objet s'avérant un grand poisson, une barque, où pulse le désir de l'amant pour sa compagne. Peut-être est-ce pour révéler le voyage subit à Paris, au sud, dans une maison où « tout est en bois, à l'intérieur comme à l'extérieur. » Retour symbolique, presque imaginaire, dans la demeure pour y entreposer les œuvres confiées au narrateur. Maison collective où les céramiques des artistes du village voisinent celles de la sculptrice. Si l'artiste déploie un désir d'unité et de cohérence, il en est de même pour l'écrivain dont la force d'écriture se mêle à l'iconographie tant admirée, célébrée, exaltée, de toute la tendresse fraternelle. Nous-même, on ne peut que recommander ce magnifique recueil où les images et les mots communient en un ultime cheminement vers l'ailleurs que l'écrivain et la céramiste se sont promis...

On ne pourrait fermer ce livre sans féliciter le photographe, Guy Couture, du travail remarquable qu'il a réalisé en mettant en lumière les céramiques de l'artiste Myriam Bouchard.


On s'est promis de chercher ailleurs, Emmanuel Bouchard

Les Éditions Hamac, Montréal, 2021, 152 pages



lundi 15 novembre 2021

Incendier le passé pour qu'il renaisse de ses cendres ****


Pluie, soleil. Ciel terne qui incite à la mélancolie d'une saison sur le point de se terminer, une autre, plus sinistre, de prendre la relève. On a l'impression que ces retours imperturbables des éléments terrestres nous tiennent par le bout du nez, gouvernent nos humeurs un tantinet maussades quand une grande main céleste invisible recouvre le bleu du ciel d'une ribambelle de nuages annonciateurs de la morte-saison. On commente le roman de Claude La Charité, Autopsie de Charles Amand.

Après avoir lu ce livre, à petites doses, savourant les citations qui nous ouvrent d'étranges portes sur le décès d'un mystérieux personnage, que de questions se posent. Questions à peine discernables, comme si on était restée à l'intérieur de la fable. On a remonté le cours du temps dans un pays qui n'était pas le nôtre, ignorant le remue-ménage, parfois chuchoté, de douteuses manifestations altérées. Cela se passe en 183-, une nuit caniculaire du mois d'août, à Saint-Jean-Port-Joli. Un homme a été la proie des flammes lorsqu'un incendie s'est déclaré dans sa « misérable cabane ». Sera retrouvé son corps momifié par la chaleur. Incident banal si cet homme n'était pas le protagoniste du premier roman canadien-français, L'influence d'un livre, signé Philippe Aubert de Gaspé fils, publié en 1837. Pour notre grand plaisir de lectrice, l'écrivain et professeur universitaire Claude La Charité a cru bon d'en écrire une suite pour signifier, avec raison, combien le Québec était alors inspiré diaboliquement : sorcières, loups-garous, fictions litigieuses, appuyant nos dires. Il existait bien une littérature canadienne-française au XIXe siècle qu'aujourd'hui le Québec se réapproprie, la considérant comme son bien culturel. Piégée dans un imbroglio de suppositions, la mort de Charles Amant ne figure-t-elle pas aux sources même d'une fabuleuse énigme ? Est-il vraiment mort dans l'incendie, ou bien est-ce un meurtre, une mort surnaturelle, la victime ayant été alchimiste ? Sa femme étant décédée, sa fille mariée, il vivait seul. Avec ses amis les livres. Homme original, énigmatique, il n'en fallait pas plus, ni moindre, pour qu'une enquête soit ouverte. C'est M. T. L. B.*** désigné par le magistrat de Québec qui devra démêler cet écheveau truffé de superstitions sataniques. Le transport du corps de la victime dans la salle de dissection, à Québec, est d'une ironie drolatique qui allège la gravité morbide de l'entreprise, telle une entrée en matière, annonciatrice de faits improbables. L'enquêteur doit visiter Amélie, fille de Charles Amand, pour l'informer de la mort de son père. Il apprendra que pour obtenir la fille, son mari, médecin, avait offert au père une pile de livres dont le contenu sera dévoilé au fur et à mesure de l'enquête, révélant les goûts littéraires peu orthodoxes de Charles Amand. De la bouche du mari d'Amélie, M. T. L. B.*** apprendra aussi que Charles Amand était l'homme d'un seul livre, Le petit Albert, ouvrage de recettes infernales, qu'il butinait en pratiquant des rituels conjuratoires avec un volatile. Jusqu'à vouloir transmuer de vils métaux en argent, alchimie équivoque que seul un paysan mercantile soutient, ce que n'était point Charles Amand, l'argent ne l'intéressant que si nécessaire.

Dans ce conte jubilatoire, qui se perçoit tel un sujet de lecture contemporaine, chaque chapitre nous emporte avec M. T. L. B.*** faire la connaissance de curieux personnages, hommes et femmes, qui se sont entretenus avec le défunt, les livres gardant leur ambigüité, s'ouvrant se refermant sur bien des questions effleurées, rarement révélées, de crainte de se faire passer pour un impie. Ce que dissimule l'enquêteur, son impiété. Interrogations demeurant en l'état larvaire, les conditions de l'Église d'alors s'avérant redoutables. Que de clins d'œil ostentatoires, que de glissements langagiers alimentent les occupations de Charles Amand, jugées extravagantes, en même temps que des forces moins occultes, plus pragmatiques, régissent ses sibyllines croyances. Un meurtrier n'encombre-t-il pas déjà la route de l'enquêteur, jusqu'à le confondre ? De personnages pittoresques en personnages rationnels, on suit l'enquête de M. T. L. B.***, celle-ci, en apparence, menant à peu, mais sous ce peu, semblable au vide que la nature réfute, on pénètre dans le microcosme d'une société exacerbée, les contraintes de l'Église attisant les désirs inassouvis des humains, soit une malsaine curiosité. Ces derniers éprouvant la nécessité d'un être supérieur qui se pavane au-dessus de leur tête, comment ne pas faire intervenir le diable en personne ?  Si le corps de Charles Amant sera disséqué au plus profond de ses os cendreux, sa personnalité trouble le sera davantage, ceux et celles qui l'avaient connu lui octroyant des vertus discutables, des lâchetés inconcevables, la foule étant propice à tirer de hâtives conclusions téméraires. D'ailleurs, M. T. L. B.*** qui devra rendre compte de son enquête au magistrat et aux habitants de Québec, ne pourra qu'admettre son impuissance face au manque de preuves attestant un meurtre naturel ou surnaturel, le curé, lui, en faisant une affaire de croyance. S'entremêlent dans ce livre surprenant, qu'on a lu avec délectation, tel un conte fantasmagorique, plusieurs visages et silhouettes frelatés, pourrait-on dire, le diable se présentant parfois sous la forme d'un témoin handicapé. Celui-ci démontrant la capacité des hommes à dénoncer ce qui n'existe pas. L'imagination humaine serait-elle œuvre du diable ?

Roman à clefs, et elles sont nombreuses, énumérées généreusement par l'écrivain, qui théorise savamment sur ce que fut la vie colonisée au Québec à une époque charnière de son histoire — les Patriotes sont en scène, filigranés —, la révolte s'amplifie dans les têtes fatiguées, outragées par un État qui, interminablement, se fait le complice d'une Église rétrograde. S'insèrent parmi ces avatars d'ordre patriotique et dogmatique, la condamnation de Philippe Aubert de Gaspé père pour malhonnêteté étatique, le décès prématuré du fils, victime d'alcoolisme. C'est avec une véridique passion pour la culture universelle, dans ce cas particulier québécoise, que Claude La Charité remet les pendules du temps révolu à l'heure juste. Son érudition fait mouche, son audace à écrire la suite d'un ouvrage manifeste ne se limitant pas à nous séduire mais à nous instruire d'une manière absolument convaincante et ludique. Il y avait tant à exprimer des contradictions de cet homme allégorique, servant de tremplin à la littérature québécoise moderne. La psychologie nécessaire à l'enseignement déteint sur les affirmations clairvoyantes de l'écrivain, qui use de l'habileté indulgente d'un professeur s'adressant à des étudiants récalcitrants. Si le roman se révèle une source de renseignements désignés sous le terme de clefs, qu'on a clenchées après avoir savouré les déboires de feu Charles Amand, l'apport de ces clefs n'est pas qu'un atout délibérément glosé mais une continuation de ce roman intelligent. On a refermé le livre avec l'impression de nous être divertie sans jamais nous lasser d'un jeu subtil de lecture, nous initiant à la bénéfique magie d'une érudition qu'on ne possède pas. On ne peut que remercier Claude La Charité de s'être fait le chantre élogieux de la sorcellerie au XIXe siècle au Canada français, de laquelle on ignorait le moindre clin d'œil connivent, révérencieux...


Autopsie de Charles Amand, Claude La Charité

Les Éditions de l'instant même, Longueuil, 2021, 164 pages

 

lundi 8 novembre 2021

Une amitié où les fleurs et la mort se côtoient *** 1/2


D. nous dit qu'à son âge, l'avenir ne compte plus. Chaque jour se conjugue au temps présent, trop rapidement. Le souffle est court, le corps tremblant, les jambes sont lourdes. On l'écoute sans répliquer, on a l'habitude de ses divagations à deux heures du matin. Heure fragile autant qu'elle, qui vacille au rythme de son corps que contredisent les pulsions effervescentes de son existence. On a lu le roman de Danielle Trussart, Tuer le temps. 

Romans de tête, romans de cœur. Il nous arrive parfois de les classer dans cet ordre, réalisant que ces dernières semaines, les livres à connotation intellectuelle nous ont offert de surprenants récits où le cœur s'investissait en deçà de la tête. Récits cérébraux qu'on ne dédaigne pas, bien souvent interprétés dans l'intimité imaginaire de l'écrivain-e. On a donc éprouvé un grand bien-être en parcourant l'histoire de Claire, concoctée intelligemment par une auteure qu'on lisait pour la première fois. Peu habituée à savourer autant de sentiments découlant d'une profonde amitié, on s'est laissé aller à la complicité entre deux femmes qui profitaient du répit de la maladie de l'une pour sortir l'autre de ses personnages élaborés dans son chez-elle, à Montréal. L'histoire est bellement humaine, ce qui n'est pas toujours facile : parvenir à ce degré de détachement de soi pour se consacrer à ses semblables. Une femme retraitée, Claire, autrefois psychologue, atteinte d'un cancer généralisé, demande à son amie d'adolescence, Marianne, de passer son dernier été avec elle dans sa demeure familiale, près de Charlevoix. Marianne, qui écrit un roman, est peu tentée de perturber ses personnages, et elle-même, en séjournant à la campagne. Mais par amitié pour Claire, elle cédera à ses instances de malade condamnée. Ce qui nous vaut un séjour nostalgique dans « l'immensité du dehors » en compagnie de ces deux femmes, renouant avec deux amis de Claire. Fernand et Jacinthe. En filigrane se tient Simone, le grand amour de Fernand, qu'il a laissé s'échapper durant sa jeunesse, répondant à son attirance irrépressible vers d'autres espaces. Ces acteurs seront dépeints avec beaucoup de poésie par Marianne, à travers le regard compassé et sensible de l'écrivaine, Danielle Trussart. Dans ce parcours humain se profile la mère de Marianne de qui elle évoque la jeunesse altérée,  sa maladie et sa mort. Claire s'est liée avec des êtres marginaux comme pour se retrouver en elle-même, miroirs exubérants que soupçonne Marianne quand Fernand et Jacinthe évoquent des réminiscences qui ont trait à leur passé d'homme et de femme amochés par la vie. Autour de ces âmes blessées, s'épanouit la nature, bienveillante, où les fleurs symbolisent des moments de grâce, des moments où la vie ne tient plus qu'à un fil. La maladie flétrit lentement le corps épuisé de Claire, sur la table se fane un gros bouquet de fleurs sauvages. Les pétales, un à un, tombent, ramassés par Marianne, jetés dans la première neige, avant de fermer la porte de la grande maison. De retourner chez elle, le cœur lourd d'un deuil...

Tuer le temps est une manière de le prendre pour regarder autour de soi. Entrer dans l'intimité d'individus que nous connaissons peu. Marianne négligera son roman, trop occupée à relater les souvenirs qui l'assaillent à propos de son adolescence partagée avec Claire. À l'école, celle-ci, éprise de liberté, disait étouffer dans le paysage champêtre que limitait la cour de récréation, contrairement à Marianne qui se sentait à l'aise dans le repère des murs citadins. Marianne, indulgente, opposée à la personnalité turbulente de Claire, celle-ci révoltée contre les jours qui lui restent à vivre. Des petits riens la rassérènent : ouvrir une boite empilée de photos sur lesquelles elle se penche, se souvenant ou inventant ce que furent ces instants privilégiés. Ainsi, elle voyage du passé au présent, et inversement, appréciant la retenue de Marianne qui, ayant parfois besoin de se distancier, se retire dans sa chambre ou rejoint Jacinthe dans un « vieux chalet rafistolé que camouflait une haie échevelée et haute [ ... ] » Poétique façon de donner le ton à une femme que l'existence a malmenée, décrivant ses heurts avec les humains mais aussi la réconciliation avec la présence occasionnelle de petites bêtes sauvages, la cueillette d'une écorce, d'un caillou. Si on s'attarde sur ces détails c'est qu'ils nous valent des pages intenses d'une apparente simplicité, comme pour conjurer le mal invisible qui dévore le corps de Claire. Se repaitre d'un lieu presque intemporel, feutré, nécessaire à Marianne pour mieux affronter les questions désespérées de Claire que la maladie ronge. Même les allées et venues des oiseaux dont elle recherche la terminologie, s'avèrent une manière de conquérir un morceau du monde, d'agrandir son domaine sans effusion de sang, sous le regard attendri de Marianne qui l'observe se laisser prendre à son jeu.

Roman des révélations pudiques, des gestes affirmés de la part de Marianne, qui vagabonde entre les êtres et la nature. De l'immobilité de Claire qui, elle, voyage dans le passé à coups effrénés de la mémoire momentanément infaillible. Mais surviendra un drame qui fera éclater ce semblant d'ordre paisible, affaiblissant les uns, affranchissant les autres, la solitude ayant le goût âpre de l'abandon. Carl, le compagnon de Claire, qui lui rend visite chaque fin de semaine, la ramènera dans un hôpital montréalais, sa souffrance exigeant des soins appropriés. Marianne attendra patiemment le verdict fatal pendant que le bouquet de fleurs sauvages se fane. Fiction émouvante, transpirant de tendresse, subtilement architecturée, capturant le souvenir d'une mère disparue, sans cesse abordée. Récit qui nous fait penser à un volcan subitement éveillé dont la lave coule dans une vallée florissante, ici, de larmes. Il n'y aura plus qu'à fermer la porte, emportant avec soi les plus précieuses de nos attentes, de nos humbles richesses acquises durant une saison où s'entremêlent l'or des humains contenu en eux et de tous les paysages, intérieurs, extérieurs. Dernier geste touchant de Marianne, cette porte qu'elle clôt en partant, que soulignent quelques mots endeuillés mais aussi un retour possible vers la ville, là où se conjuguent, silencieux, le chagrin et la sérénité.


Tuer le temps, Danielle Trussart

Lévesque Éditeur, Montréal, 2021, 150 pages

lundi 1 novembre 2021

Quand la rigueur éducative sème le désarroi *** 1/2


Avoir suffisamment de lucidité pour se rendre compte qu'à un moment de notre existence, on n'a plus de temps à perdre avec la superficialité des gens et des choses. Ne pas se prendre au sérieux mais ne pas s'ennuyer avec les autres, nos semblables. Ce qui nous est arrivé il y a quelques jours, cette impression de perdre nos heures de labeur et de loisirs avec une personne à l'humour futile. On a pris la fuite. On a  lu le roman de Sylvain Larose, Débandé.

Il y a des romans desquels on ignore le décor ambiant, qu'il faut lire et relire au premier degré, sans se poser trop de questions, ne pas chercher à savoir pour quelles raisons un narrateur se comporte à rebrousse-poil, et nous déconcerte. Ce qu'on a ressenti en lisant le parcours d'Éric, professeur d'histoire, rétrograde, vindicatif, vaniteux, qui résiste à tout modernisme pédagogique. Enseignant aux principes draconiens des années cinquante, il morigène ouvertement des professeurs progressistes, des réformateurs qui essaient de se mettre au niveau adolescent de leurs élèves alors que lui, Éric, les traite durement, les bafoue, les humilie. Il fut une époque où cette manière de faire était probante, confortée par le silence assourdissant des élèves, contraints au pouvoir inassouvi des éducateurs. Dans notre société dite moderne, en son temps toute société a été moderne, il n'est pas toujours simple d'épouser des convictions qui n'ont jamais été abordées d'une façon constructive, ni n'ont effleuré des cerveaux rétrécis, des esprits aplatis, par moult années de raisonnement répétitif. Éric est de ceux-là, de ces enseignants qui rejettent une lente évolution. Ils jaugent et jugent les garçons et les filles qu'ils ont sous leur gouverne, évitent de se pencher sur leur instabilité émotive. Éric paiera cher cette attitude réactionnelle quand une étudiante aura le courage de heurter sa rigueur d'un autre siècle. D'un homme qui ne vit que pour une époque révolue où enseigner s'avérait une rigoureuse discipline. 

À quelques années de sa retraite, il tient toujours le haut du pavé scolaire, se mettant à dos la majorité de ses collègues, de ses étudiants. Il survit avec la nostalgie d'une éducation ultraconservatrice, son ancienne « gang » ayant eu la sagesse de retraiter, réfractaire aux effets bénéfiques d'une réforme éducative. Cette gang « qui faisait la pluie et le beau temps dans cette école. » Il s'est lié d'une amitié superficielle avec des professeurs plus jeunes, essayant de les rallier à sa cause désespérée, car il y a du désespoir dans son comportement houleux, à son humour caustique. Il aborde la rentrée avec hargne, se référant toujours au passé, usant d'une force ostentatoire, se livrant à d'incessantes bravades qu'il dirige comme un régiment incontrôlable. Enseigner est devenu pour lui un plan de bataille, un combat, « sans autre leader que lui, un chef incontestable. » Chaque chapitre nous le montre dans des situations tendues qu'il crée en se rebiffant injustement contre quelque professeur qu'il traite de gauchiste, soit extrémiste, contre ses classes, contre ses supérieurs. Tout y passe dans ce maelström perdu d'avance : les cours de sexologie, le renfort d'un stagiaire, la prof anarchiste, la corvée des corrections, le camp de vacances... Il ne se plait que dans la controverse, remettant sans cesse en question les droits civiques des élèves. Sa hantise, c'est la discipline, mater les jeunes, leur inculquer une obéissance insidieuse, qui nous rappelle la soumission peureuse, craintive, qu'exerçaient des enseignants infatués, imbus d'un pouvoir intransigeant. L'écrivain dépeint son protagoniste dans des situations grotesques dont il a peu conscience, persuadé de s'en sortir à merveille, de vaincre les audaces innocentes de ses élèves. 

On a omis de mentionner que ce récit provocateur, au goût acide, se déroulait dans une polyvalente de Montréal, tout changement étant sujet à discussion qu'Éric compare à de petites victoires, personne ne lui tenant vraiment tête. Son entêtement lui fait accomplir des actions inconsidérées, obligeant la directrice à se dresser contre lui, ses élèves condamnés qu'ils sont à ses manières dictatoriales. Cela ne durera pas, cela sera révélé par le père d'un garçon qu'Éric a insulté précédemment. Par une mère qui a des accointances influentes dans l'école. Par une fille qui l'aura combattu durant l'année scolaire. Il ne s'en remettra pas, l'obligeant à changer hâtivement son fusil d'épaule, la subite pandémie nécessitant une manière technologique d'enseigner...

Roman qui nous a fait sourire, jaune. Dans cette satire, si on a apprécié l'humour grinçant, imaginatif de Sylvain Larose, on n'a pas reconnu l'époque où soi-même on était une étudiante qui devait obéissance et respect à ses professeurs. Il se pourrait qu'ailleurs, puisqu'on est d'ailleurs, l'enseignement laïque différait de celui du Québec. Ce livre nous en a appris de belles sur un professeur récalcitrant, aveuglé par ses années d'expérience, qu'il ne cesse d'évoquer chaque fois qu'il est déstabilisé, menacé. Fiction qui nous a instruite sur la mentalité qui régnait dans certains collèges, lieux préuniversitaires, mis à mal par des êtres qui s'accrochaient insolemment à ce qu'ils furent en des temps colonisés, aujourd'hui presque immémoriaux. Hommes néfastes qui excluent l'harmonie pouvant exister entre l'apprenti inculte et le maître qui essaime son savoir infus. Quoi de plus fragile et malléable qu'un adolescent qui désire nourrir son cerveau, vierge de tout endoctrinement, mais insoumis lorsqu'il s'agit d'ingurgiter des matières parfois obsolètes ? L'adolescence n'est-elle pas le terrain propice aux transformations sociétales, imprégnée de rebellions explosives, constructives ? On le sait, le but de la jeunesse c'est de changer le monde, parfois elle y parvient. Le temps éphémère de l'enseignement juvénile s'avère déterminant, sans que des professeurs rétifs au progrès réformateur en rajoutent, se noyant dans le miroir terni de leur enseignement de jadis, n'ayant plus cours à l'ère de l'informatique. Ce qu'apprendra Éric quand il devra enseigner à distance mais qui ne changera nullement ses convictions erronées, une élève se faisant la justicière impitoyable de sa faille essentielle, une arrogante discipline qui le dessert, ne l'autorise plus à diffuser son savoir, redite ennuyeuse depuis des années...


Débandé, Sylvain Larose

Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2021, 192 pages

 

lundi 25 octobre 2021

La vie en rouge, ses joies, ses mélancolies *** 1/2


Si la chaleur va et vient, colle encore à la peau, façonne des brouillards matinaux, elle n'en est que plus appréciée. Contrairement à d'autres personnes, on n'attend jamais la fraicheur de l'automne, les feuilles qui jaunissent, meurent lentement sur le sol de terre ou le sol asphalté. On aime que chaque matin nous branche à l'énergie du soleil, à sa lumière, belle comme un sursaut de joie. On commente les nouvelles de Lyne Richard, Prismacolor no 325.

Il nous est difficile d'échapper aux charmes diversifiés de la nouvelle, ces fables souvent brèves se qualifient d'une finale inattendue, qui nous laisse pantoise. Il faut énormément de talent et d'habileté pour cerner ces histoires qui se résument en quelques pages, suspendues sur leurs cordes à linge. Clin d'œil au précédent recueil de cette écrivaine, poète et romancière, qui nous a donné l'envie de poursuivre notre lecture interrompue par le passage du temps inspiré. On s'est donc attardée dans les allées mélancoliques tracées par des protagonistes qui, parfois, se recoupent agréablement. Comme si la nouvelliste, magnanime, désirait apporter quelques moments de joie, d'espoir, à des humains malmenés par la vie. C'est parfois tragique, irréparable, ces femmes et mères qui souffrent de ne pas se suffire à ce qu'elles pourraient être. Comme les nouvelles Prismacolor no 325, d'où le titre du recueil, Un rouge qui dévore, L'odeur des roses, La chute. Ce sont souvent les enfants qui témoignent du malheur déboussolant les " grandes personnes ". Pourtant, il suffit que l'un d'eux ait une idée salvatrice pour que refleurissent dans le cœur de ces femmes qui se croyaient égarées, un rayon de soleil, un carré de ciel bleu. Les nuages, lentement, se sont dilués. La petite librairie gratuite, fabriquée par Mathias, qui a perdu sa mère dans un accident de voiture, aimé inconditionnellement de son père, s'avère un havre de paix où passent et reviennent filles et garçons dont la mère a échoué misérablement dans des intentions de bien-être. On y retrouve Amélia, la sienne s'est ouvert les veines dans la baignoire, Emmanuelle, subjuguée par la beauté maternelle. Mais l'espoir, petite fleur poussée entre les pavés, ne manque jamais de se montrer chaque fois qu'un fait inespéré éloigne ces femmes du noir de leur existence, ici on devrait mentionner la puissance du rouge. Sang, larmes, solitude. Mais aussi solidarité dans ce monde en partie pris en main par des enfants, représentant l'innocence du présent dans lequel ils se démènent, se reposant hâtivement non sur le deuil de leurs proches, mais sur le rêve qu'offrent des histoires écrites noir sur blanc. Ressource que les adultes utilisent rarement, se complaisant dans l'imbroglio de leurs affres.

Si les protagonistes se réconcilient avec eux-mêmes, grâce à l'initiative généreuse d'un enfant, il est indéniable que quelques-unes de ces brèves histoires sont un hommage au livre, au bienfait qu'apporte la lecture, telle une eau nous désaltère à sa source. Toutefois, d'autres fictions se suffisent à elles-mêmes, comme Un amour aussi nu, Un autre cœur, La cour à scrap, l'une de nos préférées. Ce jeune homme qui ne vit que pour réparer des voitures, démonter, remonter leur moteur, se révèlera un génie de la mécanique. Réalisme réconfortant dans cet univers de lamentations bien souvent féminines. La boue aura un goût de fruits, ou le premier amour retrouvé à un âge avancé. Des réminiscences qui incitent à vivre au-delà des mésententes du passé, telle cette femme qui se souvient de sa voisine, amoureuse éperdue d'un obscur chanteur populaire qui a détruit ses illusions, elle en est morte. En parallèle, la narratrice admet qu'elle n'a su aimer « paisiblement ». Une marée de bleu, l'échec d'un homme face à ses tubes de couleur, qui pensait pouvoir peindre mais dont l'inspiration lui fait défaut. Peut-être une métaphore de l'existence manquée, filigranée dans ce recueil. La douceur de Julie, Le bénévolat, deux femmes, l'une écrivaine, l'autre bénévole, se laissent emprisonner dans les dédales sans issue de leur existence aux prises avec des êtres de papier, ou avec les sentiments pathétiques d'un homme qui supplie sa femme de ne pas le quitter. Il y a un air de refus dans ces textes sulfureux de placidité, des femmes qui n'adhèrent pas au bonheur simple révélé par de petites choses, la vie ordinaire ne leur suffisant pas. Ordinaire et banale, Le lit king confirment ce que l'on avance. Des femmes prêtes à beaucoup pour raccommoder l'usure de leur couple. Deux textes qui nous ont touchée consacrés à de jeunes enfants victimes de la violence, de l'indifférence sociétale, éléments actuels avec lesquels nous devons composer. Comme dans un tableau de Lemieux, Delphine et Marco. 

De cet abondant recueil — vingt-sept textes le composent — quelques nouvelles nous ont échappé, on mentionne l'amour immense que contiennent ces fictions. Une tendresse jamais démentie submerge les intentions de ces êtres de chair qui s'évertuent à sauvegarder leur reste de dignité pour s'offrir une deuxième ou troisième chance, ménageant les possibilités qui s'offrent à leur bonne volonté. Bien que nous soyons fabriqués pour le bonheur, une profonde amertume mélancolique imprègne hommes et femmes occupant ces lieux de papier, nous demandant si l'avenir se rapporte aux enfants qui ont la vie devant eux, déroulant leur propre actualité. On ne peut terminer notre écho virtuel sans faire cas de l'harmonique écriture de l'écrivaine, de ses trouvailles poétiques, sensibles et palpables. Prismacolor de l'existence, toutes les couleurs ouvrent leur éventail pour nous assurer que ni le noir, ni le gris, ne ternissent plus qu'il ne faut la panoplie de nos joies, de nos certitudes expiatoires.


Prismacolor no 325, Lyne Richard

Lévesque Éditeur, Montréal, 2021, 165 pages

 

lundi 18 octobre 2021

Quand la malbouffe se fait justicière *** 1/2


Nous voici dans un mois qu'on aime. Doucement, les jours raccourcissent, l'air n'est plus tout à fait le même. Août, mois des petits fruits, mois où on hésite entre soie et coton. C'est aussi l'anniversaire d'une personne qui nous est chère, qui transforme nos gestes et paroles en déploiement de tendresse. Cela ne dure pas, cela tient du rêve, mais cela fait partie de nos fantasmes. Qui n'en a pas ? On a lu le roman de Fanie Demeule, Mukbang. 

On sera toujours de cette génération transitoire, qui a rangé la machine dactylo pour apprivoiser l'ordinateur. Un pied chaussé confortablement dans l'écorce de la Terre, l'autre piétinant malaisément la démesure du cyberespace. Pour s'en convaincre une fois pour toutes, on a lu le récit fort passionnant, terriblement dérangeant, pour ne pas dire stupéfiant, mais traité avec humour, d'une écrivaine plus curieuse et plus audacieuse qu'on l'est. Agrémenté de codes QR dont la complexité nous fait fuir, on les a contournés pour des raisons d'ignorance. On est entrée dans l'histoire d'une jeune femme, Kim Delorme, dont la relation avec sa mère a échoué depuis l'enfance. À quoi s'intéresse-t-elle ? À rien de vraiment humain, elle trouve des compensations affectives dans les pages innombrables, jusqu'à l'infini, de sites virtuels. Sa cousine, Jen, sa presque sœur, lui fera découvrir Youtube, ce sera l'engouement. Elle échappe aux admonestations sévères de ses parents, défend la médiocrité de ses notes scolaires. À dix-huit ans, elle quitte sa famille, s'installe dans un studio, travaille momentanément dans une pharmacie. Affable, professionnelle, passionnée et intègre, elle est appréciée de l'employeuse, des clientes. Mais de plus en plus dépendante du monde cybernétique, il vient à elle sur commande, comme elle le mentionne, en toute innocence et beaucoup de naïveté. C'est bien connu, la passion annihile les meilleurs sentiments quand il s'agit d'en savoir davantage. De fil en aiguille plutôt négative, Kim se conformera aux dires douteux d'une voyante-chamane virtuelle qui l'encouragera à se différencier des autres. Suivant un  régime alimentaire contre-indiqué, elle ne sent plus la faim, ni la fatigue ni la solitude. Ses cheveux tombent par poignées, signe de l'énergie angélique qui a gagné son corps, croit-elle. Kim est prête pour la prochaine étape de son ascension, petite ne rêvait-elle pas de voler, de toucher le ciel ? Elle crée et enregistre sa première vidéo, confiante de conquérir Youtube.Vidéo basée sur la nourriture végétalienne. Elle a du succès, elle reçoit des commentaires élogieux qui l'entraineront à sa perte, quand elle fera la connaissance en ligne d'une certaine Misha Faïtas, prétendument autochtone, qui pratique goulument le mukbang. Phénomène alimentaire qui vient de la Corée du Sud, consistant à avaler le plus de nourriture possible devant la caméra, peu importe la qualité. En Corée, manger est une solide tradition familiale qui, à la suite de l'éclatement social, a pris une ampleur déconcertante, manger seul s'avérant une source de stress. 

Malheureusement, Kim n'est pas de taille à se mesurer à ces défis insensés. Provoquant Misha Faïtas, elle annonce à ses supporters qu'elle va ingurgiter un nombre inconsidéré de calories pour être reconnue comme l'étoile du mukbang québécois. Certains la déconseillent, d'autres l'encouragent. Même Misha Faïtas lui fait la part belle en la reconnaissant comme sa rivale, déclarant qu'elle ne lui veut aucun mal. Évidemment, l'aventure soutenue par Kim finira tragiquement, nous la verrons mourir devant l'écran lorsqu'elle ingurgite une quantité indécente de mets coréens qu'elle s'est fait livrer dans la soirée. Traqué par la surabondance, son estomac a éclaté. Une chirurgie ne servira à rien. Son cœur a lâché. C'est un tel choc que les vidéos mukbang seront interdites sur Youtube. Décision juridique qui a été prise pour la sécurité mentale des utilisateurs et des téléspectateurs, ces gavages gargantuesques n'étant que piètres et répugnants spectacles. L'histoire de Kim n'est pas terminée pour autant. Morte, elle joue un rôle justicier envers sa mère, envers le restaurateur où elle a commandé son dernier repas gargantuesque. Envers Misha Faïtas, rôle qu'elle insufflera étrangement à son père, envers Jen, sa cousine. Ces personnages sont-ils vraiment responsables de la chute de Kim, nul ne peut le savoir. Kim était une introvertie qui entretenait une colère contre sa mère depuis l'enfance, colère suicidaire que même après sa mort, elle fera rejaillir spectralement sur ses partenaires.

Le récit, qu'on ne sait trop comment libeller, s'avère un témoignage contre la malbouffe, concocté intelligemment par Fanie Demeule, ne jugeant à aucun moment le sort des êtres dont elle tient les ficelles, sans complaisance. Ils sont tous fragiles, vulnérables, prêts à être avalés par le monstre cybernétique. Ceux et celles qui se laissent aspirer par ses tentacules redoutables, se vident de leur composition organique avant de se transformer en loques. Telle Jennifer, la cousine de Kim, aux apparences équilibrées, fille sportive, aux goûts modérés. Fanie Demeule, observant et dirigeant les avatars mortels de Kim, conseille, déconseille à la fois les manières de s'y prendre pour ne pas se laisser happer par ce gouffre démoniaque d'où vivants et morts ne règlent aucun de leurs rêves. Y sont mentionnés les buts de ces algorithmes, capables de détruire leurs adeptes en les axant sur la motivation, la relaxation, sur l'aspect émotionnel de leurs rapports avec leurs semblables. Sur une troublante psychologie déjà démontrée de la part d'internautes utilisant Youtube sobrement. Plus intéressée par la vie réelle que par le numérique, on a échappé à cet esclavage dont on ignorait l'existence. Livre déconcertant, nécessaire — on n'ose parler de fiction — , pour démontrer qu'en tout, les excès, l'immodération, sont des nourritures malsaines jusqu'aux symptômes mortifères. Symboles de la malbouffe internationale qui n'ont rien à voir avec la gastronomie qui chatouille avec délices les papilles délicates et gourmandes de l'un de nos plaisirs terrestres.


Mukbang, Fanie Demeule

Éditions Tête Première, Collection Tête dure

Montréal, 2021, 222 pages

 

lundi 4 octobre 2021

Entre famille et guerre, ne jamais se soumettre *** 1/2


Rivage océanique. Ce qu'on souhaite en ce moment où le thermomètre commet un accès de folie météorologique. Par contre, on sourira quand nous relirons ces lignes, regrettant peut-être de les avoir écrites, le temps estival étant si bref. Mais c'est ainsi qu'est fait l'être humain, rarement satisfait de ce que la nature lui procure. On dirait que nos corps renient parfois ce que le cerveau accumule de courtes joies climatiques. On a lu le roman d'Astrid Aprahamian, Les montagnes noires.

Tout d'abord, on remercie notre libraire de nous avoir recommandé ce premier roman. On ne connaissait pas l'auteure, tout juste l'éditeur. Et c'est toujours une joie de découvrir un livre qui vaut la peine qu'on y séjourne pendant quelques jours. Pourtant, ce n'est pas une histoire rose que relate l'écrivaine, migrante arménienne, arrivée au Canada dès son plus jeune âge. Le point central en est une fillette de huit ans sur qui repose le temps qui passe. Temps qui oppose Margo à sa mère, à sa sœur ainée. Frustrée de son inaction alors qu'elle est médecin-chirurgienne, elle voudrait se rendre utile, aider l'Arménie à conquérir son indépendance. Margo a vécu une dizaine d'années à Moscou avec Igor. Liaison qui a fait preuve d'harmonie avant de se détériorer dans un trivialité décevante où l'alcool et les filles jouaient un rôle destructeur. N'en pouvant plus de cette dégradante situation, Margo revient en Arménie, à Erevan, avec sa fille, Vasya. Mais sa mère exigera beaucoup d'elle et de sa petite-fille si elles veulent réintégrer la maison familiale. Le voisinage n'est pas plus indulgent envers Margo, au point qu'elle finira par se culpabiliser. C'est à un ancien amoureux, Tatoul, à qui elle confie vouloir rejoindre un groupe d'hommes, en Artsakh, qui se bat contre les troupes russes. Avec la complicité de Tatoul, elle rejoindra le mouvement dashnak, parti politique qui avait construit l'Arménie après le génocide « pour ensuite se faire bannir par les bolchéviques. »

La complexité de la situation politique en Arménie étant embroussaillée d'un historique déroutant, on est reconnaissante à l'écrivaine d'en avoir explorer qu'un fragment pour venir à bout de son roman. Et pour notre compréhension. Elle situe son action et ses péripéties deux ans avant l'indépendance de l'Azerbaïdjan, soit en 1989. Dans la famille arménienne de Margo, la vie quotidienne est quasiment collective, beaucoup d'hommes et de femmes, parents et amis, vont et viennent, prenant souvent à témoin la fillette de Margo, celle-ci ayant rejoint les soldats dans les montagnes. Parallélisme entre la vie familiale et les combats qui entrainent la médecin-chirurgienne Margo dans des situations dramatiques. Toutes les horreurs qui sommeillent dans le cœur humain lorsqu'il s'agit de combattre un ennemi s'avèrent identiques. Villages incendiés, tortures humiliant les hommes, viols éhontés des femmes. Fuite d'un peuple mortifié pour retrouver un abri, une raison décente de vivre, essayer de s'épanouir à nouveau. L'auteure en profite pour soulever quelques points cruciaux dans une Arménie conservatrice. Les traditions font encore rage dominante. La naissance d'un garçon est privilégiée, le rôle tyrannique des hommes envers les femmes. Et les femmes qui ne facilitent pas la tâche quand une fille tombe enceinte, comme ce fut le cas de Margo quand elle s'est enfuie d'Everan pour Moscou, chassée sournoisement par sa mère, méprisée du voisinage. Matriarcat obscurément établi, parfois discutable. Margo ne reviendra que huit ans plus tard, réalisant qu'elle a peu de générosité à attendre de la part de sa mère, professeur universitaire en astrophysique. Malgré ce qu'il lui en coûte de quitter le cocon familial, de devoir laisser sa fille à ses sœurs, malgré la précarité dans laquelle survivent les soldats, elle y trouvera un certain équilibre. Des amitiés se nouent avec les hommes, avec une infirmière qui la seconde. Il y aussi le commandant, un enseignant qui, peu à peu, s'éprendra d'elle. Ce groupe d'idéalistes finira par réaliser son rêve, l'indépendance de l'Arménie, au prix de nombreuses vies, sacrifiant leur jeunesse et ses illusions dans la souffrance, les privations, la solitude. La mort révélant à ses proies leur dépouillement originel.

Si on ne peut relater entièrement cette histoire de guerre et de paix contemporaine, on en résume les impressions qu'elle a fait naitre lors de notre lecture. Car il s'agit bien d'impressions sensitives qui nous ont imprégnée en lisant ce magnifique premier roman, ambitieux et vulgarisé clairement d'événements politico-sociaux qui ne sont pas encore réglés entre l'Arménie, la Russie, l'Azerbaïdjan. La haine et l'amour se côtoient, les traditions bousculées par des femmes courageuses comme Margo, qui pense avant tout à la génération de sa fille. Idéaux familiaux et patriotiques se recoupent, les chapitres s'intercalant, leur lumière et leurs ombres ne manquant pas de nous interpeler dans une sombre ou lumineuse réalité, qu'on voudrait parfois tout autre. Rien n'étant parfait, surtout pas l'élaboration d'un premier roman aussi dense, on aurait écourté quelques scènes familiales, qui empiètent sur la présence volontaire et rayonnante de Margo réfugiée dans le camp des hommes, ceux-ci arpentant les montagnes, au risque de leur vie. Refuge dans lequel elle se valorise, oubliant les griefs de sa mère, de sa sœur ainée qui, à son tour, portera un enfant illégitime...

Courageux premier livre, en partie fictif, dont on a admiré l'écriture balzacienne quand l'écrivaine dépeint montagnes, forêts et vallées, protégeant physiquement les hommes, leur apportant une poétique mais illusoire réconciliation. Astrid Aprahamian sait très bien de quoi il est question quand nous cherchons où poser les yeux pour apaiser la colère, la souffrance, deux comportements insupportables qui tiennent lieu de quotidien aux compagnons de Margo. Cependant, il est dommage que l'éditeur n'ait pas porté à bout de bras le talent irréfragable de cette écrivaine qu'il faudra compter parmi les plus prometteuses...


Les montagnes noires, Astrid Aprahamian

Les éditions Poètes de brousse, Montréal, 2021, 440 pages

lundi 27 septembre 2021

Les couloirs de l'existence, et leurs moisissures ****


On nous demande parfois d'où vient notre discipline pour publier régulièrement nos recensions littéraires. On ne sait quoi répondre, on croit simplement que l'amour des livres nous mène, telle une carotte au bout de son bâton. Pareillement pour les tableaux et d'autres artefacts qui enrichissent nos loisirs, y trouvant matière à être bien avec soi-même. On commente la novella de Donald Alarie, Sa valise ne contient qu'un seul souvenir. 

Comme on l'a mentionné récemment, il n'est pas nécessaire qu'un livre allonge un nombre excessif de pages pour repérer en lui un chef-d'œuvre. On le lit, on s'en repait jusqu'à le connaitre presque par cœur. Alors, on laisse se décanter la fable qui nous a subjuguée, on essaie de l'analyser un tant soit peu à l'aide d'un papier et d'un crayon. On aime jouer avec la plume, griffonner nos idées échevelées, grimper au sommet de nos convictions, puis en redescendre aidée de nos doutes... C'est en brouillonnant qu'on a abordé la fiction de l'écrivain Donald Alarie, qu'il est inutile de présenter, sa signature suffisant à justifier son immense talent. Récit angoissé d'un jeune garçon qui se souvient d'un jour de pluie tandis qu'il invente des jeux avec ses autos dans un couloir sombre de la maison familiale. Dans la pièce d'à côté se tiennent sa jeune mère et sa grand-mère. Le père et le grand-père travaillent, l'un enseigne, l'autre « s'active dans le bruit des machines entêtées. » Cet autre attend la fin de la journée pour retrouver l'enfant qu'il vénère. Des anecdotes imprévues mettent en relief l'incident qui s'est produit ce jour-là, comme celle d'assister à la mort de la grand-mère, celle d'un jeu dangereux que la mère a interrompu. Ce jour-là, un inconnu se tient sur le balcon, il tourne le dos au garçon. L'enfant ne peut qu'en parler aux deux femmes, la jeune et la vieille, qui discutent dans la cuisine à propos du repas du soir. La jeune sait qui il est, « un homme rencontré il y a quelques années, avant la venue de l'enfant. » C'était dans un parc paré des joies de l'été, événement qu'elle conserve jalousement en elle. Rôle ambigu de la part de l'inconnu et de la jeune fille, celle-ci se remémorant les premiers baisers, les premières caresses. Émotions confuses qu'ignore la grand-mère qui juge l'homme comme « un pestiféré des grands chemins ». La chaleur de juillet commet bien des mirages qui, sous la pluie, n'ont plus leur raison d'être. Peut-on dire plus communément, un silencieux amour de vacances ? Discrétion que l'époque exige. Dans le couloir, la jeune femme sourit à l'inconnu, lui, répond à son sourire. Aucune parole, le secret s'alourdit des contraintes imposées par les années cinquante au Québec. Années plombées dans la servitude. L'enfant n'est pas dupe, ses questions n'obtiennent aucune réponse, ce qui cisèle l'image qu'il s'est construite du " revenant ". 

Dans un couloir de la maison familiale, un garçon s'invente des histoires en manipulant deux autos, attend que la pluie cesse pour retourner à ses jeux extérieurs avec ses camarades. On comprend qu'il est enfant unique, que la solitude lui pèse. Sensibilité à fleur d'épiderme, la silhouette presque incongrue de l'inconnu se réfugiant sur le balcon un soir pluvieux d'automne, le hantera toute sa vie, incapable de mettre un nom sur ce fantôme tangible. Depuis, la grand-mère et la mère sont mortes. Témoins de la présence de l'homme, comment les interroger ? L'enfant parle peu, sa vie ne lui appartient pas encore. Plus tard, ayant grandi, il nous fera part de sa découverte des livres. De son amour immodéré pour les histoires, sa réclusion dans un petit local loué pour savourer les livres à satiété. L'attrait momentané des bars. Trois femmes ont traversé sa vie, trois amoureuses lui assureront quantité de bonheur aujourd'hui effacé. Mais quand l'orage s'en mêle, il revoit tout du sombre jour dans le couloir. Traumatisme lancinant, ce souvenir contenu dans une valise déterminera son existence entre l'écriture salvatrice et la banalité inévitable des journées qui se suivent...

Concision du style, en même temps que l'énigme de l'identité de l'homme ne rassure pas le narrateur. Chuchotements constants adoucissant le secret qui ne sera jamais révélé, peut-être à cause du sourire complice entre la mère et l'individu, de l'intuition belliqueuse de la grand-mère, sensations perçues dans le regard anxieux de l'enfant. Tout ceci est narré en filigrane, en demi-teinte, telle une promenade dans une ville pluvieuse dont Patrick Modiano manierait les fils invisibles. Car la fable s'insole inconsciemment, dirons-nous, d'un écrivain fascinant, profilant ses protagonistes dans le flou urbain d'incessants mystères, hommes et femmes à la recherche de leur passé, d'une identité légitime à peine mentionnée. Ce n'est pas la première fois, que lisant un récit de Donald Alarie, des brumes opaques, des villas ruinées, des personnages évanescents, architecturant les romans de l'écrivain français Patrick Modiano, se dessinent dans notre esprit admiratif de ces deux écrivains authentiques. Voyage de la mémoire qui ne parvient pas à se plier à la monotonie journalière, comme si garder un secret en soi signifiait un certain refus à voir plus loin. « Inutile de visiter des pays lointains, toutes les saisons ont pour lui un caractère automnal. Toutes les tentatives de départ le ramènent au lieu originel. Sa valise ne contient qu'un seul souvenir. » Faire du surplace en imaginant ce que la mémoire enfantine ou adolescente contient de voix fabulatrices, d'échos multiples, propres à la dilution du temps qui ne tient pas compte des interprétations que cause l'usure de nos ruminations. Ce qui nous fascine ce vagabondage dans le gris de certains lieux désertés d'êtres qui ont préféré prendre la fuite. Ou disparaitre sans tracer une empreinte. Comment les remodeler intacts, nos souvenances ayant recours à des subterfuges pour mieux enrayer nos téméraires volontés...

Ce récit séquentiel sème ses cailloux sur son chemin pour mieux nous emporter là où le narrateur essaie de nous rassurer sur les suites de son existence. Cheminer là où il est impossible de revenir vers l'arrière, ne reste plus que des filaments où le temps s'étire, parfois délire. On se demande si l'inconnu surgi un soir de pluie n'est pas le précurseur nécessaire à créer une nouvelle œuvre. Sans cet homme aux contours sinueux, aurions-nous eu le privilège de faire connaissance avec le nouveau conte d'un écrivain qui n'a plus grand-chose à prouver ? Bien que chaque œuvre soit un recommencement au pays de nos merveilles, essentielles à la foi que nous exploitons de l'existence. Novella qui transcende le talent de Donald Alarie mais dit si peu de la présence de l'inconnu qui a bousculé les rêves éculés d'une jeune femme, les intuitions agressives d'une plus âgée, déconcerté les deux hommes de la maison. Malmené un enfant, qui a fini par grandir, par cultiver ses frayeurs embuées pour en extraire l'ambroisie, généreusement offerte par l'écrivain à ses lectrices et lecteurs...


Sa valise ne contient qu'un seul souvenir, Donald Alarie

Les Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2021, 78 pages

lundi 20 septembre 2021

Sous la force des événements, se déposséder *** 1/2


La chaleur s'en est venue, puis elle est repartie. On n'aime pas ces allées et venues climatiques qui déconcertent notre épiderme. On aime la démarcation stable des saisons, un été qui ne bouge pas d'un iota, nous fait admirer ses tons de vert, nous fait sentir ses odeurs de terre, de trèfle, nous fait craindre le fracas des orages. Caprice du temps, agitation du monde qui, semblable à l'été, s'avère audacieusement fluctuant. On commente le roman de David Turgeon, L'inexistence. 

Pouvons-nous avancer que le déroulement de ce récit occupe un pays imaginaire, qui, dans la réalité, ressemble à beaucoup d'autres, subissant des renversements spectaculaires au point d'oublier quels sont les individus qui les ont traversés. Des interrogations fébriles attisent une dose de curiosité, nécessaire quand on est journaliste, photos à l'appui qui font découvrir des vies d'autrefois à jamais disparues, n'en reste que des bribes glanées par-ci par-là. Argumentation que formule l'historienne Sabine Oloron, observant la photo de quatre jeunes gens, trois hommes et une femme, prise, il y a longtemps, dans un café fréquenté par des artistes. Qui ont-ils été, que sont-ils devenus ? Si l'identité de trois d'entre eux lui est connue, qui est ce jeune homme qui se nomme Carel Ender ? Il travaille dans un ministère, a deux frères et une sœur, son père possède des usines de ciment. Esprit théâtral, désir d'écrire, Carel Ender fréquente un essaim d'artistes qui réside à La Devinière, demeure achetée par une riche héritière, peu loin de Privine, ville inquiétée par le nouveau pouvoir en place, la langue et la culture disparaissent sournoisement. Ville qui, cet après-midi-là, nous fait rencontrer le jeune homme qui rentre chez lui, dans une maison trop grande, édifice patrimonial que lui a offert son père. L'action se déroule bien avant les ordinateurs, bien avant les commodités technologiques qui gèrent l'existence de chacune et chacun. Dans cet empire opprimant survit une communauté qui n'est pas sans rappeler les groupes ethniques repliés sur eux-mêmes, propres aux grandes villes migratoires. Carel Ender appartient à cette collectivité menacée par des impératifs socio-politiques de l'Empire. Sera dépeinte sa personnalité à travers les yeux conformistes de sa famille, à travers la complicité timide du sous-directeur avec qui il travaille. Par le camarade Jean Faber, organisateur politique, qu'il rencontre occasionnellement lors de réunions de comité. Carel Ender porte en lui une nonchalance mélancolique, héritée du manque de considération affective quand il était enfant. Ses frères sont des hommes d'affaires, le père, incompréhensif envers ce troisième fils si différent, reléguera ce dernier rejeton aux bons soins de la mère. 

Les rapports aux femmes de ce jeune homme influençable, commencent bien mal avec une tante qui le soudoie sexuellement pour placer son fils de dix-sept ans au ministère. Plus tard, les yeux noirs de Nina Fischer, journaliste réputée, le fascineront au point de ne l'aimer que de loin. On dirait que toute approche humaine lui est  insupportable, dérangeant des rêves inatteignables. Mais les événements politiques allant de mal en pis, Carel Ender devra faire face à une terrifiante réalité qui n'est plus une mise en scène comme il se plait à l'édifier pour justifier sa présence dans une existence falsifiée. Chaque rencontre, chaque invitation, le bouleversent, créent des sentiments mitigés en lui, qui renforcent son état d'individu inconfortable dans le microcosme d'une société en péril. Confronté à la multitude de ses façades théâtrales qu'il livre aux autres, croyant se mettre à leur diapason. Dans cette vie effleurée seront abordés les thèmes de l'immigration, de l'intégration, de la religion, des réfugiés, préoccupations actuelles que Carel Ender ne pourra ignorer après un séjour de deux ans dans un sanatorium en raison d'une santé extrêmement fragile. Il a perdu son emploi, le sous-directeur a pris sa retraite, plus que jamais le pouvoir soustrait les minorités à ce qu'elles représentent, soit à peu de chose en regard du pouvoir totalitaire qui s'installe et s'impose. Que fera Carel Ender, sinon retrouver les artistes à La Devinière, après que Jean Faber l'aura entrainé dans une situation critique. Parcours en vélo dans la neige et le froid, ne trouvant sur place que des êtres sur le point de se réfugier loin de la guerre qui vient d'éclater. Silhouettes humaines qu'éclipse déjà la certitude de ne plus jamais se revoir. 

Dans cette vie aux abords fades, balisant les rencontres insolites que fait Carel Ender, le jeune homme a laissé un souvenir inoubliable en établissant au ministère des fichiers qui préfigurent « le développement des approches quantitatives », une correspondance échangée avec un ami pendant son séjour au sanatorium, qui cerne une nouvelle dimension de sa personnalité inconnue de sa famille et de ses proches. Roman qui nous a captivée, nous demandant où, après chaque guerre, chaque déportation, se logeaient les survivants oubliés de l'Histoire. Que d'existences effilochées dans le désordre du temps qui finit par s'assoupir. Cette histoire, loin d'être fictionnelle, sa finale surtout, nous a rappelé l'intransigeance sordide du pouvoir quand il prend possession d'un pays déconfit par l'échec de ses convictions. Métaphore que représente l'historienne Sabine Oloron, victime d'un cancer qui a récidivé. Son mari la regarde, consterné par son visage creusé, s'écriant que tout ceci est une tragédie. Finale en deux mouvements, nous ne savons trop de quelle tragédie il s'agit, englobant très certainement l'étrange destin de Carel Ender et le sort injuste réservé à l'historienne.

Auteur de plusieurs livres dont l'un qui nous avait particulièrement touchée, Le continent de plastique, David Turgeon se définit comme l'un des écrivains contemporains des plus intelligents, qu'on lit et relit avec moult sentiments contradictoires. Ses histoires, en partie véridiques, trament ce qu'il faut de cohérence grâce à un phrasé, pouvons-nous avancer, poétique mais réaliste, se teintent d'une éclaircie bienfaisante pour en protéger des traces anciennes, qui ne seront plus que bribes évanescentes après notre disparition terrestre. N'est-ce pas plutôt de notre vivant que nous devenons inexistants ?


L'inexistence, David Turgeon

Le Quartanier Éditeur, Montréal, 2021, 224 pages

 

lundi 13 septembre 2021

Se repaitre de ses déboires au pays d'accueil *** 1/2


Après avoir ouvert les yeux pendant onze mois, on les ferme pour prendre un peu de repos, profiter de l'été trop court. On ne tolère que le sucré-salé des fragrances dans le parc ou au bord d'un lac, d'une plage. On lit et on écrit, paupières closes, tant pis pour les incohérences, on aime que l'esprit vagabonde loin du tout convenu. Laisser-aller désordonné qui nourrit nos rébellions retenues. On a lu le roman de Francine Minguez, On meurt d'amour, doucement.

Premier roman, première surprise insoupçonnée de la fin de la saison printanière, cette incursion d'une immigrante chilienne dans son passé de jeune femme mariée puis divorcée, mère d'un fils, durant sa trajectoire québécoise. La réflexion de l'écrivaine est soustraite de la facilité que d'autres auraient rejetée avant de piétiner un sentier bordé d'épineux souvenirs. Si souvent exploité le thème de la séparation quand ouvrant le livre, on n'était pas au paroxysme de notre enthousiasme. Le temps estival ne nous convainc pas toujours du meilleur de nos choix, c'est peut-être un bien pour aborder des récits négligés, la pile nous offrant moins de titres pour assouvir notre curiosité de lectrice assidue. Le roman dont nous délayons le sujet en un flot verbal nous emporte vers l'intériorité d'une femme qui, en surface, n'a pas grand-chose à disséquer de ses blessures causées par un homme à qui elle avait juré l'éternité, non devant quelque représentant officiel mais en elle-même, l'amour et ses tentacules l'ayant enroulée dans la sécurité de l'avenir. Cette femme s'appelle Daniela Flores, elle a quitté le Chili avec Roberto et leur fils, après le coup d'État des forces armées chiliennes, en 1973. Elle écrit depuis des années pour s'évader, peut-être pour ne plus s'identifier à l'amoureuse de Roberto quand, l'accompagnant au métro en voiture, il lui avoue qu'une autre femme est entrée dans sa vie. Une étudiante. De l'université où, après plusieurs charges de cours, il a été promu professeur. Commence alors pour Daniela un chemin de croix dans le pourquoi incompréhensible de cette trahison. Dans les sentiments ambigus qu'elle éprouve maintenant pour cet homme qu'elle ne cessera jamais d'aimer malgré quelques aventures pour elle, des dispersions du cœur pour lui. Au Chili, elle était une chanteuse montante « au talent prometteur. » Ce qu'elle ne cherchera pas à accomplir à Montréal, elle a choisi d'élever leur fils Francisco, encaquée dans un état financier précaire. Au moment de la quitter, Roberto lui a promis que six mois plus tard, ils feront le point, ils devront se parler. Vacuité du temps qui passe, qui ne veut plus dire grand-chose alors que Daniela doit prendre sa vie en main. Délai qui expirera sans que Roberto lui ait révélé quoi que ce soit de prévisible. Aucune promesse envers elle pour cimenter un avenir auquel elle ne croit plus, auquel elle ne tient plus. Elle doit enfouir ses racines dans les tréfonds de sa culture, résolue à apprendre la langue du pays d'accueil. 

Dans le récit de cette femme abîmée, exténuée, prédomine un immense sentiment de pudeur, il faut savoir lire entre les lignes, Daniela s'exprimant en paraboles. Un homme l'agressera sauvagement, plus tard, un accident fera qu'elle continuera à vivre en boitant. Ainsi les années se déroulent, Robert allant d'une femme à l'autre. De l'une d'elles, Marlène, il aura trois fils, trois demi-frères de Francisco. Cependant, Marlène refusera de le soigner quand il aura un cancer. C'est Daniela qui jouera le rôle de l'infirmière aimante même si tout sentiment amoureux ne commande plus ses agissements. À travers la voix de l'écrivaine, Daniela nous parlera beaucoup de l'écriture nécessaire pour qu'elle y trouve un bienveillant équilibre. Équilibre qui forgera sa lucidité face aux événements implacables qui ont tué sa jeunesse. En témoigne Sylvie, une amie d'autrefois, à qui elle débite les fatras de l'existence, sans acrimonie, simplement, leurs vies ont été différentes. Choyée pour l'une, bousculée pour l'autre. On ne dira jamais assez l'importance d'avoir connu moindre pour se mesurer à de possibles cataclysmes. Après mille travaux qui lui assurent maigrement le pain sur la table, surtout pour son fils, elle a trouvé un emploi précaire au collège où elle enseigne l'espagnol. De son côté, Roberto fait preuve d'une autoritaire jalousie, Daniela refusant d'accepter les démarches qu'il entreprend pour que son avenir soit plus stable. S'adressant à Roberto, elle évoque ce qui les sépare, leur rattachement intime à une classe sociale différente, son refus à elle de l'irresponsabilité, elle a « le désir presque natal de servir, d'être utile, de nourrir [ ... ] de pétrir le pain. Penser aux autres. » Si Roberto, au fond d'elle-même, a déserté la place qu'il occupait au Chili, d'appartement en appartement, elle ne le perdra pas de vue. Sa détresse vieillissant elle aussi, Francisco étant devenu architecte aux États-Unis, le voyant peu, c'est une vieille femme de soixante-sept ans qui conserve des reliques pour le plaisir d'entendre s'exclamer Audrey sa « fausse petite-nièce ». Mais surtout elle écrit, il n'y a que ça pour elle, cet acte d'écrire qui résume toutes ses actions. Écrire, c'est être en mouvement, c'est marcher toujours, affirme-t-elle par la plume tellement poétique, fluide, d'une écrivaine talentueuse qui mériterait plus de considération pour ce premier roman intelligent, s'engouffrant dans la souffrance d'une femme qui a rebâti son existence sur des pierres branlantes. De temps à autre, s'alignent des notes philosophiques, d'une clairvoyance aiguisée, comme si se reflétait devant l'écrivaine, l'immigrante qu'elle aurait pu être, Roberto se faisant le chantre précipité, angoissé, de ce qu'il a subi à Santiago. 

Bouleversant premier roman, qui se situe, tout juste, entre fiction et réalité, accentuant l'apport du quotidien, qu'il soit chilien ou québécois. Nous pourrions clamer que ce récit, duquel on ne dit pas tout, est un hymne à l'écriture, que l'inconstance de Roberto n'est qu'un prétexte à en soutenir le rythme, contrastant entre la fidélité du geste d'écrire et le comportement instable de cet homme. On se laisse emporter par la beauté des propos de l'écrivaine en mettant de côté ce que lecteur découvrira de l'intensité fragmentée des souvenances que nous pouvons modifier, arranger, quand un manque, tel un corps amputé, fait vaciller nos certitudes, parfois éléments moraux qui nous rassurent. Quoi de plus banal que d'affirmer que ce court roman est un bonheur de lecture, qui se meut dans l'essentiel de nos failles pour essayer d'en mesurer la profondeur, rêver d'une possible réconciliation ? Le bref épilogue, tel un contrepoint de la vie cernée par l'écrivaine Francine Minguez, s'avère la finitude exaltée de deux existences destinées l'une à l'autre. Ce qui unissait Roberto et Daniela se résume en quelques mots émouvants. « Et c'était infrangible, incassable, inattaquable. » Mais aussi à la merci des intempéries existentielles.


On meurt d'amour, doucement, Francine Minguez

Les éditions de L'instant même, Longueuil, 2021, 122 pages