Avoir suffisamment de lucidité pour se rendre compte qu'à un moment de notre existence, on n'a plus de temps à perdre avec la superficialité des gens et des choses. Ne pas se prendre au sérieux mais ne pas s'ennuyer avec les autres, nos semblables. Ce qui nous est arrivé il y a quelques jours, cette impression de perdre nos heures de labeur et de loisirs avec une personne à l'humour futile. On a pris la fuite. On a lu le roman de Sylvain Larose, Débandé.
Il y a des romans desquels on ignore le décor ambiant, qu'il faut lire et relire au premier degré, sans se poser trop de questions, ne pas chercher à savoir pour quelles raisons un narrateur se comporte à rebrousse-poil, et nous déconcerte. Ce qu'on a ressenti en lisant le parcours d'Éric, professeur d'histoire, rétrograde, vindicatif, vaniteux, qui résiste à tout modernisme pédagogique. Enseignant aux principes draconiens des années cinquante, il morigène ouvertement des professeurs progressistes, des réformateurs qui essaient de se mettre au niveau adolescent de leurs élèves alors que lui, Éric, les traite durement, les bafoue, les humilie. Il fut une époque où cette manière de faire était probante, confortée par le silence assourdissant des élèves, contraints au pouvoir inassouvi des éducateurs. Dans notre société dite moderne, en son temps toute société a été moderne, il n'est pas toujours simple d'épouser des convictions qui n'ont jamais été abordées d'une façon constructive, ni n'ont effleuré des cerveaux rétrécis, des esprits aplatis, par moult années de raisonnement répétitif. Éric est de ceux-là, de ces enseignants qui rejettent une lente évolution. Ils jaugent et jugent les garçons et les filles qu'ils ont sous leur gouverne, évitent de se pencher sur leur instabilité émotive. Éric paiera cher cette attitude réactionnelle quand une étudiante aura le courage de heurter sa rigueur d'un autre siècle. D'un homme qui ne vit que pour une époque révolue où enseigner s'avérait une rigoureuse discipline.
À quelques années de sa retraite, il tient toujours le haut du pavé scolaire, se mettant à dos la majorité de ses collègues, de ses étudiants. Il survit avec la nostalgie d'une éducation ultraconservatrice, son ancienne « gang » ayant eu la sagesse de retraiter, réfractaire aux effets bénéfiques d'une réforme éducative. Cette gang « qui faisait la pluie et le beau temps dans cette école. » Il s'est lié d'une amitié superficielle avec des professeurs plus jeunes, essayant de les rallier à sa cause désespérée, car il y a du désespoir dans son comportement houleux, à son humour caustique. Il aborde la rentrée avec hargne, se référant toujours au passé, usant d'une force ostentatoire, se livrant à d'incessantes bravades qu'il dirige comme un régiment incontrôlable. Enseigner est devenu pour lui un plan de bataille, un combat, « sans autre leader que lui, un chef incontestable. » Chaque chapitre nous le montre dans des situations tendues qu'il crée en se rebiffant injustement contre quelque professeur qu'il traite de gauchiste, soit extrémiste, contre ses classes, contre ses supérieurs. Tout y passe dans ce maelström perdu d'avance : les cours de sexologie, le renfort d'un stagiaire, la prof anarchiste, la corvée des corrections, le camp de vacances... Il ne se plait que dans la controverse, remettant sans cesse en question les droits civiques des élèves. Sa hantise, c'est la discipline, mater les jeunes, leur inculquer une obéissance insidieuse, qui nous rappelle la soumission peureuse, craintive, qu'exerçaient des enseignants infatués, imbus d'un pouvoir intransigeant. L'écrivain dépeint son protagoniste dans des situations grotesques dont il a peu conscience, persuadé de s'en sortir à merveille, de vaincre les audaces innocentes de ses élèves.
On a omis de mentionner que ce récit provocateur, au goût acide, se déroulait dans une polyvalente de Montréal, tout changement étant sujet à discussion qu'Éric compare à de petites victoires, personne ne lui tenant vraiment tête. Son entêtement lui fait accomplir des actions inconsidérées, obligeant la directrice à se dresser contre lui, ses élèves condamnés qu'ils sont à ses manières dictatoriales. Cela ne durera pas, cela sera révélé par le père d'un garçon qu'Éric a insulté précédemment. Par une mère qui a des accointances influentes dans l'école. Par une fille qui l'aura combattu durant l'année scolaire. Il ne s'en remettra pas, l'obligeant à changer hâtivement son fusil d'épaule, la subite pandémie nécessitant une manière technologique d'enseigner...
Roman qui nous a fait sourire, jaune. Dans cette satire, si on a apprécié l'humour grinçant, imaginatif de Sylvain Larose, on n'a pas reconnu l'époque où soi-même on était une étudiante qui devait obéissance et respect à ses professeurs. Il se pourrait qu'ailleurs, puisqu'on est d'ailleurs, l'enseignement laïque différait de celui du Québec. Ce livre nous en a appris de belles sur un professeur récalcitrant, aveuglé par ses années d'expérience, qu'il ne cesse d'évoquer chaque fois qu'il est déstabilisé, menacé. Fiction qui nous a instruite sur la mentalité qui régnait dans certains collèges, lieux préuniversitaires, mis à mal par des êtres qui s'accrochaient insolemment à ce qu'ils furent en des temps colonisés, aujourd'hui presque immémoriaux. Hommes néfastes qui excluent l'harmonie pouvant exister entre l'apprenti inculte et le maître qui essaime son savoir infus. Quoi de plus fragile et malléable qu'un adolescent qui désire nourrir son cerveau, vierge de tout endoctrinement, mais insoumis lorsqu'il s'agit d'ingurgiter des matières parfois obsolètes ? L'adolescence n'est-elle pas le terrain propice aux transformations sociétales, imprégnée de rebellions explosives, constructives ? On le sait, le but de la jeunesse c'est de changer le monde, parfois elle y parvient. Le temps éphémère de l'enseignement juvénile s'avère déterminant, sans que des professeurs rétifs au progrès réformateur en rajoutent, se noyant dans le miroir terni de leur enseignement de jadis, n'ayant plus cours à l'ère de l'informatique. Ce qu'apprendra Éric quand il devra enseigner à distance mais qui ne changera nullement ses convictions erronées, une élève se faisant la justicière impitoyable de sa faille essentielle, une arrogante discipline qui le dessert, ne l'autorise plus à diffuser son savoir, redite ennuyeuse depuis des années...
Débandé, Sylvain Larose
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2021, 192 pages
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Commentaires: