lundi 3 mai 2010

Comme des mains impuissantes *** 1/2

On lit, on entend tellement d'atrocités sur le monde dans lequel nous vivons, qu'il est reposant de se préserver de tout séisme humain. Pour ce faire, on écoute George Gershwin, on fréquente les musées, on se réfugie dans des livres qui en valent la peine. Ainsi, les nouvelles du premier recueil de Camille Allaire, intitulé Celle qui manque, nous persuadent, une fois encore, de l'extrême vulnérabilité de l'être humain.

Textes sensibles, comme des mains serrant un objet fragile. Ils décrivent en deux ou trois pages des instants de vie douloureux, essoufflant chaque personnage lorsqu'il lui faut écarter l'idée d'un malheur possible. Cela ne dure pas longtemps, mais suffisamment pour que les êtres apprivoisés échappent à celui ou celle qui raconte. La nouvelle éponyme, Celle qui manque, donne la parole à une galeriste ; elle se souvient de sa mère en préparant une exposition sur son œuvre. Dans la même veine, nous suivons Gabrielle jusqu'à Barcelone, partie à la recherche de son père. Elle se questionne sur le déroulement de leur première rencontre. Plus loin, une jeune femme désemparée par l'indifférence de ses semblables se croit inutile dans la société qu'elle fréquente. Un seul regard d'intelligence lui procurerait quelque importance. L'éternel conflit mère-fille se ligue Contre Linda. On ne saurait nommer toutes les tentatives que déploient les protagonistes pour éviter la noyade. Les expériences acquises, ces " choses de la vie " agréables mais qui, selon les événements, tournent au cauchemar. Une narratrice « dévastée, dévastée, dévastée », se rappelle le bonheur qu'elle a vécu avec un homme, qui soudainement l'a quittée sans autre forme d'explication que la venue d'une femme bousculant l'ordinaire d'années trop tranquilles.

Dans ce patchwork de nouvelles, nous ébahit l'habileté de Camille Allaire à dépeindre les affres d'hommes et de femmes blessés par une flèche empoisonnée, telle une balle perdue tuant un innocent. L'art de la synthèse habite l'auteure en même temps que d'heureuses trouvailles poétiques adoucissent le sort peu enviable des acteurs qu'elle met en scène. On a aimé que le texte Deux ou trois livres soulage la blessure du narrateur qui, à la suite d'une rupture, déménage, abandonnant une imposante bibliothèque. Détachement des objets quand un pétale de l'existence tombe et fane. La tristesse qui nous sépare nous amène au chevet d'une vieille femme que veille sa petite-fille. Celle-ci imagine la jeunesse rebelle de sa grand-mère voguant par delà les mers, pour rejoindre son amant. Un voilier miniature l'accompagnera dans sa mission périlleuse. Entre tes lèvres et les miennes, dénonce les réflexions amères d'une jeune femme qui n'en peut plus de rencontrer un ami de qui elle est amoureuse. Brusquement ou le geste fatal d'un homme qui a failli commettre un crime sur la femme aimée. Les couleurs se sont emmêlées jusqu'à devenir rouge sang dans sa tête lorsque « tout a explosé. » Plusieurs textes, évoqués d'une manière subtile, laissent le choix au lecteur d'envisager une issue qui lui serait personnelle, peut-être plus paisible.

Au hasard des pages, on s'est arrêté sur les errances de personnages en proie à des tremblements stupéfiés. Comment tolérer le désordre existentiel, et surtout s'en remettre, quand des calamités sordides submergent un quotidien lisse comme une plage de sable blond ? Tôt ou tard, la plage se transforme en un désert hostile où grouillent des bêtes reptiliennes, symbole du malheur risquant de nous abattre. Les nouvelles de Camille Allaire suscitent des mirages trompeurs dans l'âme  d'individus déstabilisés, les condamnant aux tourments après les avoir sevrés de bonheur.

C'est un superbe premier recueil que nous offre Camille Allaire. Écrits avec des mots simples, composés de courtes phrases, ces textes concis rassemblent des situations tellement humaines que leur réalité déconcerte. Si la magie empruntée à la fiction donne au recueil force et assurance, la part imaginaire n'empiète jamais sur les interrogations que, l'air de ne pas y toucher, l'auteure pose. On souhaite que Camille Allaire récidive sans tarder, en sachant combien l'art de la nouvelle se tresse de mots essentiels, de pages nourries du talent, plus que prometteur, d'une auteure qui n'en est pas à ses premières armes.


Celle qui manque, Camille Allaire
Éditions Triptyque, Montréal, 2010, 96 pages