mardi 26 avril 2011

Une forêt de mots *** 1/2

Dans l'euphorique bousculade d'un prochain déménagement, on a mis les romans de côté. La lecture de textes, signés de plusieurs auteurs, convient mieux à notre concentration distraite. On a choisi de lire la dernière livraison de la revue MOEBIUS. Les arbres sont la thématique de ce cent vingt-huitième numéro. Généreuse idée en attendant leur ombre bienfaisante. Qu'elle soit réelle ou fictive, peu importe. On aime que les événements existentiels nous offrent un arbre, même virtuel, contre lequel s'appuyer.

Avant de nous promener au cœur de nouvelles ou de poèmes, on mentionne la richesse originale de l'ensemble des écrits. Les aimant particulièrement, on a été sensible à ce que les arbres inspirent de passion, de méditation, de réconfort. L'humour parfois, telle l'ombre rafraîchissante de hauts noyers ou d'érables, y tient une place privilégiée, nous rappelant qu'un peu de répit plane autour de nos essoufflements. Relief ou frontière, l'exceptionnel poème de Michel Garneau écarte les branches d'une forêt dense. Sylvie Massicotte donne la parole à une jeune femme intriguée par des bribes de conversations échangées avec sa mère, lui révélant à mots couverts l'identité de son père. L'arbre invisible prend ses racines au fond de deux pertes : celle d'une femme abandonnée, celle de sa fille privée d'un père inévitablement idéalisé. Caroline Montpetit nous révèle Les deux amours d'Éloi Sinclair : les livres et les arbres. Ce qui vaut au lecteur l'affectueuse description d'un homme épris de la matière, le narrateur se souvenant des meubles que fabriquait son père, des livres qu'il lisait. Amalgame touchant qui s'intensifie quand, à la mort du père, Éloi taille dans un « grand tronc de bouleau [...] une urne funéraire. » La chair, matière ultime, se nourrira éternellement de la terre. Jean Royer enseigne les mystères de l'arbre et de ses ombres, comment voyager en sa compagnie, comment enfin « un chant nous apaise et nous rassemble au fond du silence. » Conclusion après cette longue traversée d'espérance : « Il nous faut l'amour. » Louise Warren prolonge le  poème de Royer, en décrivant la musique des branches, leur cartographie où « se lève le squelette du monde », la joie que procure l'arbre à travers la personne aimée. François Leblanc situe sa nouvelle à l'échangeur Griffith, durant sa réfection. Un jeune inspecteur lui donne des ordres « comme un chien qui jappe » tandis qu'il évoque son frère Paul, agonisant à l'hôpital. Ce dernier a étudié la biologie et les sciences de l'environnement, Francis aimerait lui faire admirer ce qui l'entoure, surtout un arbuste qui s'est enraciné au « creux d'une  inaccessible anfractuosité dans la structure de béton [...] » Lutter pour la vie, lutter contre la mort.

Il nous sera malheureusement impossible d'énumérer tous les textes qu'on a aimés parmi le nombre. La nostalgie émanant de la courte nouvelle de Julie Fauteux, l'humour décadent de Laurence Côté-Fournier, la réflexion d'un homme qui a chuté dans une forêt, entendue par Jonathan Bernier. La nouvelle symbolique, Sèves, signée Camille Proulx. Il serait dommage d'en dire davantage, chacun y trouvera son compte. Mais le récit qui nous a enchantée, mêlant prose et poésie, est celui d'Anne Guilbault, Tout a commencé avec les arbres. En quelques pages, en un style élégant, combien humain, pour ne pas dire réaliste, l'auteure a su faire la synthèse du passage désenchanté sur terre d'une femme à son point de non-retour. Prenant son passé à témoin, elle se remémore un « érable argenté ». L'ayant situé en un instant vital de son existence, la narratrice conclut : « Tout finira avec les arbres. » Les pierres, elles-mêmes, n'ont plus de paroles, ce qui la confine dans « l'attente de cette chambre blanche. » Une nouvelle remarquable, tant par le style authentique que par son esthésie palpable.

Il y a longtemps qu'on n'avait lu le numéro d'une revue littéraire aussi intense, rigoureux, diversifié. Une pléiade d'auteurs confirmés, d'autres, plus jeunes, se joignant à eux, enrichissent un déjà impressionnant et magistral  répertoire. L'illustration de la page couverture, détail d'une œuvre de Clarence Gagnon, apporte la touche finale pour le parfaire.


Revue MOEBIUS, numéro 128
piloté par Bruno Lemieux
Montréal, 2011, 172 pages

lundi 18 avril 2011

Sept étoiles en perdition *** 1/2

Flottent dans l'air des fragrances printanières, on imagine les premières jonquilles et autres fleurs saisonnières. Derrière la vitre, le soleil se fait plus chaud sur les branches, plus vif dans le ciel. On respire des odeurs de terre, on ouvre goulûment les poumons, les narines, on s'enivre d'une énergie neuve, comme si, durant l'hiver, on s'était racornie entre murs et congères. On savoure ce répit en lisant le roman de Hella S. Haasse, La course aux étoiles.

L'histoire se situe en 1930, à Amsterdam, avant les atrocités de la Deuxième Guerre mondiale. Chacun fête la Saint-Nicolas alors que Casper-Jan van der Sevensterre, vingt-deux ans, journaliste en panne d'inspiration, se lamente dans un café minable. Le lendemain, il doit remettre un article au rédacteur d'un journal, qui, l'ayant menacé, lui donne une dernière chance. S'il ne lui apporte pas un récit publiable, il devra se chercher du travail ailleurs... Excédé, affamé, Casper-Jan se laisse distraire par les bâillements du garçon appuyé sur une jambe, « à côté d'un poêle qui ne fonctionnait pas. » Il s'endort...

Quand il arrive à la pension où il demeure, la logeuse, Mme Suur, le rabroue vertement. Nous sommes le 5 décembre, son locataire n'a toujours pas payé le loyer. Il ne sait comment la calmer quand, miracle de la Saint-Nicolas, il voit sur le perron un « gros paquet enveloppé de papier brun » qui lui est adressé. Après bien des récriminations de la part de Mme Suur, il monte enfin dans sa chambre. Fébrilement, Casper-Jan défait le colis et, sous un monceau de papier brun, il découvre un « petit rouleau rigide et une petite boîte ronde. » Excité, il déroule le parchemin, y lit un mystérieux poème où sont mentionnés les noms de sept provinces et de sept étoiles. Ensuite, il ouvre l'écrin : sur de la ouate rose, repose une étoile en grenat à sept branches, d'un rouge sombre qui chatoie sous la lumière. Les pierres, serties dans un large anneau d'or, sont agrémentées de lettres que l'usure du temps a rendu presque illisibles.

Que se passe-t-il dans la tête d'un jeune homme sensible, imaginatif, quand il n'a rien à perdre ? Il ne pensera qu'à chercher l'expéditeur de l'envoi. Mais avant, il doit écrire son texte, l'apporter au rédacteur qui, évidemment, le refusera. Le récit est trop beau, irréel, il s'inspire de l'étoile et du poème. Entre-temps, piquée par la curiosité, Mme Suur n'aura pas manqué de rendre visite à son locataire et malgré l'opiniâtreté de Casper-Jan à lui cacher le contenu de la boîte, elle sera parvenue à l'ouvrir. Stupéfiée, elle redescend en informer son mari. Quand le malheureux journaliste rentre chez lui, il est décidé à mettre l'étoile au clou, à essayer de la vendre. Derrière la porte, des voix échauffées lui parviennent, celle de Mme Suur, de son mari, d'une troisième personne. Tel un indice maléfique, l'étoile que possède Casper-Jan sera volée, remplacée par un bijou semblable appartenant à sa logeuse. À partir de cette deuxième étoile, celles-ci ne cesseront de se multiplier, de se démultiplier. Des personnages plus ou moins sympathiques se courseront les uns après les autres. Il y a tante Arabella, vieille dame cupide et naïve ; Maria, amoureuse de Jacky, qu'elle soupçonne de la tromper avec Titia, sa complice. Quirina Pelleboom, extra-lucide obèse. Mme Suur et son mari. De différents individus encore, masqués, démasqués, au fur et à mesure que les étoiles passeront de mains en mains. Après une succession d'incidents tombant à propos, tous se retrouveront dans le domaine de tante Arabella, presqu'île où sur un cadran solaire est gravé un signe indiquant un trésor...

Le roman a été écrit par Hella S. Haasse en 1949 et publié en feuilleton dans le quotidien amstellodamois Het Parool. Chaque épisode, transformé en chapitres, rebondit magistralement de situations insolites en événements édifiants. Roman où les protagonistes ne se détestent pas vraiment, le doute aplanissant leur rancune. Casper-Jan, candide, romanesque, est « issu de très bonne famille, quoique sans le sou, hélas », sorte de don Quichotte galvanisé par les aventures inattendues qui le poursuivront jusqu'à un dénouement insoupçonnable. De nombreuses péripéties font de cette intrigue sentimentale, fourmillant de merveilleux et d'humour, une halte jubilatoire et reposante dans le parcours effréné d'une littérature universelle toujours en mouvement.

 À lire, pour oublier l'hiver qui prolonge sa mauvaise humeur. Nous tiendrons la main de Casper-Jan, compagnon fictif, idéaliste, amoureux de la vérité. Obscur journaliste, combien enjoué, agréable. Sans hésiter, nous embarquons avec lui dans un univers où les étoiles se transforment en papillons multicolores. Décor de papier, certes, mais bellement dressé pour nous  transporter sur les ailes d'un dragon fabuleux que Casper-Jan van der Sevensterre ne dédaignerait pas...

On mentionne l'heureuse traduction d'Annie Kroon.


La chasse aux étoiles, Hella S. Haasse
traduit du néerlandais (Pays-Bas) par Annie Kroon
éditions Actes Sud / Leméac, Arles / Montréal, 2011, 403 pages

lundi 4 avril 2011

Un hymne à la tendresse *** 1/2

On est étourdie par les séismes qui bousculent le monde, par les soubresauts de la planète : guerres abjectes, catastrophes naturelles, menaces nucléaires. Plus proches de soi, de discrètes situations ne semblent avoir aucune portée, tant elles se ternissent à l'ombre d'innombrables discours médiatiques. Qui et que faut-il croire pour se faire une idée convenable de la souffrance de milliers d'innocents ? On ignore cette question à laquelle on reviendra, après avoir terminé de lire le roman de Guy Genest, Bordel-Station.

Été 1955. Jean-Pierre, étudiant en droit, dix-neuf ans, est envoyé par son père dans un chantier forestier, au nord de La Tuque, vacances qui l'aideront à payer ses études. Quand il descendra du train, au centre de nulle part, il n'aura qu'une envie, faire demi-tour. Personne pour le recevoir, personne pour l'accueillir. À force de marcher, il parviendra jusqu'au magasin général fermé pendant l'été. L'hôtel, « énorme maison carrée, en briques rouges, vraiment incongrue au milieu d'une forêt », abrite madame Rose, grosse femme, mère maquerelle. Ses deux " filles ", Lili et Carole. Célestin, au rôle indéfini. La maison insolite a valu à la petite gare le surnom de Bordel-Station. Conseillé par Lili, Jean-Pierre arrivera au camp, y fera la connaissance d'Émeri Dugal, sexagénaire, gardien du chantier. Celui-ci aime boire quand il le faut, il aime aussi les jeunes prostituées. Sous son aile bienveillante, Jean-Pierre aura droit à des leçons un peu moralisatrices sur l'amour, sur la vieillesse, précisons, sur la condition humaine. De nombreux non-dits chuchotent plus qu'ils instruisent sur la nécessité de vivre là où nous nous sentons en accord avec nous-mêmes. Pudique mais loquace, Émeri initiera son protégé à son désir de faire l'amour une première fois. Ce dernier, tellement obnubilé par son éducation puritaine, ne sait choisir entre les deux femmes : Lili franchement offerte à tous les hommes — n'est-elle pas l'amante occasionnelle du vieil Émeri ? —, Carole, inhibée, se terre dans un silence douloureux que chacun respecte. Célestin mettra le doigt sur la plaie en révélant à Jean-Pierre des morceaux d'une existence où la peur domine. Des événements inattendus précipiteront la fin de l'été sans que le vacancier ait fait un choix. Bientôt, il devra retourner à ses études, à sa famille conformiste.


Le ton individuel, le style classique de l'auteur sont empreints d'une profonde tendresse unissant les protagonistes. Comment ne pas s'attacher à ces hommes, à ces femmes en se projetant dans une époque où la pudibonderie attisait toutes les appétences, qu'elles aient été d'ordre sexuel ou social. Il est clair que Jean-Pierre, gouverné par un attachement purement filial, ne deviendra pas notaire. Prédisposé à une vie distincte dont il n'avait pas conscience, il aura fallu ce passage initiatique — la complicité d'un vieil homme, la générosité d'une vieille maquerelle, le désintéressement de deux filles — pour que son avenir soit bouleversé. Jean-Pierre est dans l'âme un homme fidèle, vertu qui en nos jours virtuels n'exprime plus grand-chose. Nous avons l'impression, en lisant Guy Genest, que le jeune homme ne considère pas le sexe tel un commencement mais telle une fin en soi. Celle de l'adolescence trop longtemps étirée entre études et amourettes. Ne fréquente-t-il pas une étudiante que deux mois estivaux vécus dans un lieu atypique rayera définitivement de sa mémoire. Sans remords, ni regret, il mentionne ce détail, comblé de l'amitié spontanée dont l'abreuvent les habitués du chantier. Sentiment rude et cru qui fera de lui un « homme bien différent de celui [ qu'il avait pensé ] devenir en choisissant le droit pour carrière. » Personne ne change sous prétexte d'un dépaysement physique ou mental. D'un séjour campagnard auprès d'originaux. Un incident imprédictible nous ramène à ce que nous étions véritablement. Nous savons combien d'êtres humains ont raté leur vie à cause de passions meurtries, de projets refoulés, à une ère où chaque geste impudique se mesurait à l'aune, où la moindre pensée sulfureuse condamnait à l'enfer un esprit crédule...

 Il serait dommage de dénier ce roman, de ne pas le sauvegarder en temps et lieu, tel un objet rare. Contempler très loin devant soi est bien sûr légitime, mais le futur ne s'inspire-t-il pas du passé avant tout ? L'avenir ne se nourrit-il pas d'expériences périlleuses provoquées par une inextinguible jeunesse ? Roman nostalgique s'il en est, d'où peut-être le débordement amoureux exacerbé du narrateur qui, quarante-cinq ans plus tard, se remémore ces " heures précieuses ", s'interroge sur la bonté de madame Rose, sur la misère de Célestin et de Carole, sur l'inassouvissement de Lili et d'Émeri. Jean-Pierre aura bourlingué, aimé à outrance, son « cœur » épinglé à quelques visages disparus ou sur le point de capituler devant l'insurmontable. À sa manière aussi, il se sera dépris de toute ambition professionnelle pour donner un sens à ce qu'il a présumé être vrai.

On aime qu'un tel homme ait existé. Que des femmes et des hommes aient eu le courage de s'encanailler pour enrubanner leur propre philosophie. On aime qu'un écrivain, en l'occurrence Guy Genest, nous rappelle au désordre de quelques gens d'autrefois.


Bordel-Station, Guy Genest
XYZ éditeur, collection « Romanichels »
Montréal, 2011, 184 pages.


 


Bordel-station, Guy Genest
XYZ éditeur, collection « Romanichels »
Montréal, 2011, 184 pages