lundi 25 mars 2013

Les miroirs fracturés d'Alice ***

Aphorisme. Ferveur. Vocable démodé, oublié, pourtant igné, tel un paysage andalou. À Collioure, loin de Séville et de la femme aimée, meurt le poète Antonio Machado, le corps calciné par l'épuisement. Paysage enlisé dans la douleur. On a lu le dernier roman de Marie-Christine Arbour, Chinetoque.

En septembre, Alice se balade sur Broadway. À Vancouver. Depuis deux semaines, elle passe devant un magasin à la devanture sale. Elle entre et s'achète une barre de chocolat. Elle se dirige vers la caisse, un Asiatique apparaît. Il est « admirablement fignolé, au visage fin et pur. » À partir de cet instant, la vie insipide d'Alice se tisse d'un point d'ancrage qu'elle a volontairement égaré après sa rupture d'avec Doug, un musicien qui l'a déçue. Il n'assumait rien, surtout pas une éventuelle paternité, Alice s'est faite avorter. Il ne vit que pour sa musique. Traductrice, elle a démissionné de la Compagnie " nouvel âge " pour laquelle elle travaillait. En quelque sorte, Alice est brisée.

À mesure qu'elle fera la connaissance de Will, Chinois de famille aristocratique, qui a subi les humiliations de la Révolution, des séquences de son passé surgiront — on pense à un patchwork —, qui s'assimileront aux événements présents. Marches désabusées dans son quartier sordide jusqu'à la boutique délabrée de Will ; des portraits affublés de leurs intimes souvenirs s'animeront, comme pour déconstruire la souffrance. À cinq ans, l'ombre coupable du père, l'affection indéfectible de la mère. Petite fille, la tendresse de son ami Stéphane, enfant « corpulent », moqué à l'école. Il tient des propos d'adulte, il est un génie. À vingt ans, un mois d'amour avec John, qu'elle rencontre chez les Hare Krishna, il veut devenir swani. Partir en Inde. Une aventure d'une nuit avec une femme très belle, traductrice comme elle. Tableaux perçus de Montréal, la distance n'abolit rien contrairement à la mémoire qui peut nous attirer vers le vide. Cinq ans plus tôt, elle a choisi de s'exiler en Colombie-Britannique, donnant suite à l'offre d'un poste de traductrice. Son périple sentimental s'achève après que Doug ait choisi la musique, dédaignant une vie paisible aux côtés d'Alice, tellement prévenante, tellement généreuse quand il s'agit d'aimer un être possédé d'un don inestimable. Elle-même voudrait devenir écrivaine, l'inspiration lui manque. Elle a besoin que l'amour peuple sa maison intérieure pour se consacrer à un art qui lui viendrait uniquement des valeurs intrinsèques de son partenaire. L'autre n'est-il pas un perpétuel printemps nourrissant la nature autour de lui ? Alice est ainsi, une jeune femme de trente-trois ans, incapable de supporter les demi-mesures. Une flamme qui s'alimente au combustible passionnel de la chair.

Les visages du passé se fracturant, Alice aimera Will d'un amour fou. Depuis quinze ans, il est marié à une Chinoise insupportable, a un fils de dix ans. Il écrit et calligraphie de la poésie. Exilé de Pékin, il a américanisé son prénom. Will. Il fait des pugilats pour subvenir aux besoins de son fils dont la mère, avide d'argent, a la garde. Les images douloureuses de l'un et de l'autre se conjuguant, ils apprendront que la vie est une merveilleuse entreprise qu'il faut savoir diriger malgré les aléas jonchant le parcours. Chemin singulier et nocturne, qu'ils saturent d'insolites fréquentations, comme nous n'en rencontrons que dans les romans de Marie-Christine Arbour.

Alice se dépouillera de ce qui l'étouffe, du superflu de son corps jusqu'au corps lui-même, avant d'atteindre l'aspect recomposé d'une femme aimant un homme qu'elle ne veut pas perdre, ce qu'elle a risqué en faisant que les choses de l'art deviennent visibles... Les miroirs s'avèrent des outils de diffraction qui opacifient le mystère d'un être insoumis aux situations trop vite banalisées.

Roman éclaté, histoire déroutante que rythme l'écriture musicalement syncopée de Marie-Christine Arbour. Si on a ressenti un certain relâchement dans l'ensemble de la trame narrative, l'auteure nous ayant habituée à plus de rigueur, son style particulier s'affirme d'un livre à l'autre. Courtes phrases réflexives qui entrecoupent le récit, tel le poète filigrané invitant le lecteur à remonter dans le temps, cette fois avec Alice et sa mère, Will et son fils. Sans oublier Bruce Lee et Espérance, chats de compagnonnage, parents de trois chatons. Alice continuera à traverser les miroirs. Une vocation. L'inconnu n'est-il pas porteur de mots vivifiants, comme elle le croit ?


Chinetoque, Marie-Christine Arbour
Éditions Triptyque, Montréal, 2013, 225 pages

lundi 11 mars 2013

Une odyssée jeannoise ****

On pense aux pays que depuis l'enfance on a traversés. Les vrais, les chimériques. Ceux poursuivis dans les caniveaux, à l'aide d'une brindille pour toute embarcation. Personne ne les habitait. Seule la végétation, comme au premier jour de la Création. Heureuse insouciance, on imitait Dieu ! Depuis, on est devenue adulte, les mondes se sont défaits. Dieu aussi. On a lu le roman d'Yvon Paré, Le voyage d'Ulysse.

Cela se passe avant que les « Bostoniens » fussent venus ériger des barrages qui disciplineront les rivières où, sur leurs rives, le jeune Ulysse et ses compagnons, Petit Renard, les deux tamias, Tomi et Tami, vivront des aventures mythiques. Conseillé par grand-mère Allada, Ulysse a quitté son village natal pour parcourir le monde, rapporter au clan familial ce qu'il aura vu et entendu. Dans sa besace repose le poème épique d'Homère, L'Odyssée. Le paysage est d'eau, les villages se dressent de l'autre côté d'un cours impétueux ou calme, que tous les quatre doivent franchir pour accéder au renouveau des êtres et saisons. Devant, s'étend le grand Lac sans fin ni commencement. Comme un château fort dressant ses remparts qui protégerait ses ouailles d'un éventuel ennemi. D'une probable catastrophe naturelle. Pour vaincre ces avanies, un héros doit se présenter, celui qui remet le monde à l'endroit, réveille une princesse d'un trop long sommeil. Ce noble rôle reviendra à Ulysse qui se confondra aux êtres humains, aux bêtes parlantes, à une nature sauvage, souvent accueillante. Le roman s'avérant débridé, flottant sur la fragilité et la force de ce qui entoure Ulysse, se lit avec enchantement.

Des figures légendaires propres à Homère occupent bellement le récit : Perséphone, Calypso, Énée, Perséide et d'autres interviennent entre contes amérindiens et québécois. La réalité doit beaucoup à l'imaginaire fertile de l'écrivain Yvon Paré, qui ne cesse de composer avec des personnages de son cru. Les images affluent, se transforment, prennent la parole à un moment inattendu. Un oiseau se nomme, la Grande ouananiche dialogue avec Ulysse, Petit Renard, devenu chasseur, s'éprend de Giboulée puis d'Aliquante, Tomi et Tami se font complices intimes. Nymphes, fées, chimères, sorciers et sorcières enjolivent la fiction de leur munificence, parfois, l'altèrent de leur malignité. Des fables malencontreuses narrées par un individu souvent abattu ou agonisant, des « estropiés de l'amour », se dénoueront, allègres, réunissant gentils et vilains, déployant le sens moyenâgeux du terme. D'où l'universalité de l'œuvre.

On s'est pâmée d'admiration face à l'appellation poétique des rivières, à leur fonction baptismale, Ulysse et ses compagnons y lavant la souillure du corps et de l'âme. Les personnages abîmés, victimes d'une blessure inguérissable, telle la plaie sanguinolente du roi Amfortas, y trouvent un réconfort salutaire. Les eaux de la rivière des Ashuapmushuan ne se fendent-elles pas, livrant passage à Ulysse et à son futur peuple qu'il ramène dans sa contrée, le Bout du Monde ? L'amour se nourrit de sentiments éternels, même si la tentation charnelle se fait prépondérante. À chacun son désert, ici la fin d'une histoire s'ouvre sur un recommencement. « Tout est pareil et en même temps différent. » Avec grâce, le sacré et le profane se profilent dans un entendement onirique où aucune époque ne salit une statue, qu'elle soit de sel ou qu'elle représente le visage d'une Madone « peinte par une célébrité des Vieux-Pays ». La terre et le ciel s'affrontent, les nuages déversent leur abondance liquide, l'équilibre de l'univers d'Ulysse en est modifié, le temps a passé, houleux, téméraire. Dans le jardin d'Éden, les mirages foisonnent, angoissants, derrière lesquels une harmonie trompeuse s'apparente aux délices de la chair. Dans l'ultime paradis, Dieu n'a-t-il pas « frappé du revers de la main » ? Il faudra que l'œuvre divine — celle des humains plus dévastatrice — pèse du poids de son fardeau pour qu'Ulysse prenne conscience que son monde personnel et le monde de son village ont changé. Simplement, il a vieilli. La métaphore est superbement évocatrice quand, tel le fils prodigue biblique et homérique, il revient chez lui, à peine reconnu par les filles de ses sœurs. Ne manque que le chien, Argos, si cher à Ulysse, passeur de légendes fabuleuses. 

C'est un grand roman émouvant, sensuel, que nous offre généreusement Yvon Paré. La philosophie heureuse des dialogues, la sagesse des paraboles, le charriage des eaux, la compréhension étonnante des bêtes, la mouvance perpétuelle de protagonistes à l'affût de poètes, de peintres, de dramaturges saguenéens, nous assurent de l'attachement profond d'Yvon Paré pour sa région cernée par les « faiseurs de barrages ». Les eaux ont été corsetées, inondant villages et terres, peut-être noyant fées bienfaisantes, sorciers maléfiques.

Épopée ambitieuse où la mémoire ancestrale orchestre une écriture dense, lyrique, égalant en cela l'amour passionné qu'éprouve Ulysse pour Manouane, l'ensorcelante Innue... Si les mondes se façonnent à l'endroit à l'envers, l'humour tendre, parfois subversif du récit, allège les pas d'Ulysse hors des chemins boueux dans lesquels il patauge avant d'en arriver à une finale grandiose. Le Diable n'est-il pas de connivence avec « ces gens d'une race qui ne sait pas mourir ? » D'emblée, les livres qui nous marquent ne sont-ils pas saints ?


Le voyage d'Ulysse, Yvon Paré
Éditions XYZ, Montréal, 2013, 453 pages



lundi 4 mars 2013

Orgueil et solitude *** 1/2

Mars. Signe astrologique des Poissons. Planète des hommes. Dieu de la guerre. Mois des giboulées. Dans les jardins boutonnent les crocus, les primevères, les jonquilles. Journées où l'on cligne des yeux de plaisir, lentement la neige a fondu. Les allées du parc se dessinent. Les rayons de soleil distillent leur bienfaisante tiédeur. Les vêtements s'allègent, se colorent. Le cœur bat plus vite. On rêve de ce que l'on vient de formuler. On se penche sur le roman de Hélène Vachon, La manière Barrow.

Depuis son adolescence, Grégoire Barrow veut devenir un comédien de renom. Sa voix est d'or mais s'abandonner au personnage qu'il interprète lui fait défaut. Trop parfait, il nourrit une hargne prétentieuse qu'il ne peut dissimuler sous des abords affables. À trente-sept ans, il est contraint à faire du doublage, sa voix y fait merveille. Des messages publicitaires qu'il juge peu louables puis des séries plus valorisantes, sans toutefois satisfaire son désir insatiable de faire du théâtre. Il obtient des petits rôles qui le limitent à être un acteur incapable de faire abstraction de ce qui l'entoure : ses partenaires, le décor. Une sorte d'autocritique intransigeante qui le dessert. Il ne sait s'adapter à plus grand que lui, ni s'absorber dans un rôle. Il ne peut s'oublier. Interpréter Ionesco ou Beckett exige un état de grâce désintéressé qu'il ne pourra jamais acquérir.

Dans sa vie, vont et viennent Sarah, comédienne sans envergure. Lucide et amoureuse. Anne, directrice du studio où il travaille, sa confiance en lui est aveugle. Quand Grégoire commettra un délit, elle attendra qu'il se dévoile, prenant le risque de perdre des contrats. Elle fera diversion en obligeant Grégoire à adapter Odyssée, une série majeure à laquelle il s'oppose, la décrétant médiocre. Deux hommes éprouvés le font sortir du carcan rigide qu'il s'est forgé, pensant protéger son besoin de solitude : son père, ancien luthier, agonisant dans un hôpital, dont le dernier plaisir s'avère une bouteille de vin que lui apporte discrètement Grégoire. Au théâtre, où il aime se réfugier quand plus rien ne va, il se confie à Siméon, vieil homme préposé à l'entretien ménager. Passionné de héros auxquels Grégoire ne sait donner la réplique, il se laisse emporter par un enthousiasme juvénile, Grégoire représentant un idéal théâtral émouvant. Leurs rencontres, brèves et significatives, se dérouleront toujours dans ce lieu fréquenté par  d'illustres fantômes, ressuscités chaque soir par une troupe dont Grégoire ne fait pas partie.

Le monde de Grégoire se restreint à des êtres familiers qu'il traite avec une condescendance orgueilleuse, cultivant dans son jardin les rosiers de sa mère, promenant son chien, se suffisant de ce qu'il est, surtout de ce qu'il n'est pas, Sarah étant le miroir de son échec théâtral. Il faudra qu'un événement fortuit le mette en face d'un étrange comédien de doublage pour qu'il voit clair dans ses agissements, tout en appréhendant les conséquences de la naïveté de son geste. Il a voulu donner un ton scénique à un personnage d'une série ordinaire dont le quotidien quelconque ressemble au sien. Réveiller les mots, les sortir de leur « torpeur », de leur « révoltante légèreté ». Manière Barrow qui, croit-il, l'affranchira de frustrations, de rêves inaccomplis. S'isolant des êtres qu'il n'a su aimer, ne se rendant pas compte de ce qu'il est pour eux, il devra se libérer d'un orgueil qu'il confond avec la réalité.

Il est rare qu'un auteur aborde le milieu des studios de doublage. Hélène Vachon y a bâti une histoire intime, douce-amère. Magie des mots poétiques qu'elle déverse goutte à goutte, tel un poison redoutable, sur les lèvres de Grégoire et d'autres comédiens. Hommage au théâtre qu'elle diversifie d'exquises citations. Elle dépeint aussi les difficultés d'une profession trop souvent confinée à une voix, gommant un être de chair, partagé entre l'envie de s'abriter derrière une ombre rassurante et la nécessité de se faire connaître dans l'entièreté d'un rôle fait sur mesure, ce que Grégoire espère en quittant momentanément le confort dont il jouit. Faut-il parvenir au dépouillement de soi, s'éloigner des siens pour s'acheminer vers des fins — est-ce possible ? — plus humbles ? État expiatoire symbolisé par l'analphabétisme du vieux Siméon, la transplantation des rosiers négligés à cause de trop de fatuité. Grégoire infléchira-t-il son destin en mettant de côté ses inhibitions, comblant son désir âpre de devenir un acteur hors du commun ? Question que ne pose pas Hélène Vachon mais que les entre lignes supposent de réflexion. Roman délectable à lire à notre propre manière.


La manière Barrow, Hélène Vachon
Éditions Alto, Québec, 2013, 175 pages