lundi 16 décembre 2019

Aubade pour cinq femmes ****

On reçoit des livres dédicacés avec une déférence amicale, qui nous touche énormément. Des essais, de la poésie, deux genres qu'on lit peu, ceux-ci n'alimentant pas notre blogue. On ne pourrait tenir le rythme, mais lire à nos moments perdus, si des moments se perdent, essais et poésie se retrouvent en excellente compagnie dans l'une ou l'autre de nos bibliothèques. On commente le roman de Annie-Claude Thériault, Les Foley.

Autant l'écrire de suite, c'est un magistral opus que nous offre l'écrivaine. Quand nous lisons une histoire d'une telle qualité intellectuelle, nous avançons sans restriction que c'est un cadeau que nous recevons. Sans mettre à mal la discrétion évidente de l'auteure, on a mauvaise conscience de devoir avouer qu'elle était pour soi une inconnue. On entend parler de livres moins conséquents, qui, parfois, nous tombent des mains, tant leur banalité s'inscrit dans les humeurs capricieuses des modes.

Le destin aléatoire de cinq femmes qui s'emboitent les unes dans les autres, telles des poupées gigognes, allant de l'Irlande au Nouveau-Brunswick. De la grande famine irlandaise au dix-neuvième siècle jusqu'à des jours moins rigoureux canadiens au vingtième siècle. C'est Laura, biologiste, qui décrit, par la voix d'adolescentes, l'existence de ces femmes insoumises, prêtes à survivre dans des conditions inhumaines, fomentées par la nature aride ou par l'inertie aberrante des hommes. La grand-mère irlandaise, Eveline Foley, sur laquelle s'appuie l'ensemble du récit, après avoir envoyé son fils, ses deux petits-fils en Amérique, avait compris que les hommes ne survivraient pas à cet exil. Ce sont des hommes, ils n'y arriveront jamais, avait-elle déclaré résolument. Leitmotiv qui se répercutera d'une intrigue à une autre, ordonnant ainsi la chronologie. Part avec eux, Ann Foley, petite-fille qui fera demi-tour, ne pouvant abandonner sa grand-mère, ses deux tantes et son pays. Elle choisit de s'inscrire dans la survie familiale, relatant pour quelles raisons elle préfère la misère rurale à l'incertitude d'une Amérique déifiée. Le rire tonitruant de la grand-mère clora le récit, se répercutant dans la suite irlandaise et canadienne. Un fil, rarement exploité, dirigera le cheminement intrépide de ces femmes. Les doryphores qui empoisonnent les champs de pommes de terre. « Une bête à patates », affirmera Nelly Foley, narratrice albinos de dix ans. « Toute petite, toute maigre, toute frêle, toute fragile et si blanche ». Elle est dépendante de son grand frère qui, à la suite d'un accident dans la grange, devra porter une jambe de bois. Alcoolique irrécupérable, il ne pense qu'à hurler, cogner, tuer. Nelly profite d'une crise éthylique de Frank pour se venger. Sous le regard incompréhensif de Cinq-Cennes, le « gueux du village ». Des années plus tard, se campe Nora Foley, treize ans, que son père, Patrick Foley, conduira en pension, cette fois au Nouveau-Brunswick. Elle s'interroge sur la décision paternelle, ne s'expliquant pas pourquoi la vieille Riordon, une voisine, ne continuerait pas à lui « faire l'école à la maison. » Des non-dits transcendent le désarroi de Nora, revenant doucement à la réalité quand elle comprend ce qui est arrivé à son père. Une religieuse, sœur Jeanne, viendra à la rescousse de la fillette, celle-ci se laissant aller à des souvenirs embellis de la présence de son père, du frère jumeau de ce dernier, John, qui est mort. Du grand-père James, qui se souvient de sa mère, Eveline Foley. Une onde neigeuse de sensualité imprègne la voix d'Ellen Foley, qui vit avec sa mère dans une cabane forestière, quand elle narre de quelle manière elle a sauvé du froid un inconnu, Nathol, pris dans un piège, ce qu'ignore sa mère, qui n'est autre que Nora Foley, autrefois pensionnaire dans un couvent. S'insinuent des indices alimentés des coléoptères, qui deviennent obsessifs chez la mère d'Ellen. C'est le récit explicité par la jeune Clara Foley qui en dévoilera la cause.

Les histoires s'imbriquent avec magie, portées par une écriture presque physique, comme si nous pouvions toucher, caresser, les moindres particularités dessinant un environnement souvent hostile, influençant les humeurs des protagonistes, ces femmes sensitives élaborant autour d'elles une mystérieuse alchimie lyrique, aidées de la plume magistralement poétique de l'écrivaine, Annie-Claude Thériault. Après ce parcours initiatique, essaimé du courage de petites filles qui grandissent avec lucidité, nous retournons à Laura, débarquée sur l'île de Miscou, Nouveau-Brunwick, jetée là après avoir commis une grave faute professionnelle. Embourbée dans l'étendue des tourbières, elle nous instruit de la plante, la Sarracenia purpurea, mentionnée au début du livre, splendide métaphore de la fragilité et de la force de l'être humain, oscillation confortée par Nelly Foley. Plante qui croît dans un milieu hostile, marécageux. Accostage où s'abandonnera Laura, quand ces femmes, tels des fantômes dans sa mémoire, s'enivrent des odeurs de la tourbe, des oignons, des carottes. De la sauce au caramel. Et d'autres odeurs parfumant constamment les maisons. Douceurs faites, nous dirons, pour atténuer la solitude incommensurable de ces femmes, confrontées à l'ignorance brutale des hommes, ou pire, à leur impuissance à lutter contre la « guigne ». Laura, elle-même, n'échappera pas au pouvoir du passé, quand elle découvrira dans une tourbière un gros coléoptère que sur les conseils de son vieux et unique collègue, Jules, elle apportera à une dénommée Clara, qui lui révèlera ses origines, soit l'histoire de la première Eveline Foley. À travers son rire tonitruant, à travers les tourbières écarlates. À travers la surprenante beauté sensorielle d'une narration, toujours renouvelée à partir du regard fervent de la fillette qui l'exprime. On a l'impression que, inlassablement, le grand rire de la première Eveline Foley envahit le récit, le confie à Laura Foley, son identité révélée par sa collègue Clara.

Roman tourbillonnant, terriblement sensible, intériorisé, que nous avons apprécié pleinement, tant pour son histoire surréaliste, parce que lointaine dans le temps et l'histoire officielle, que pour les échappatoires pudiques des adolescentes, se mouvant sur des scènes où la tendresse échappe à leur entendement, l'inventant comme nous le faisons avec une personne qui s'est dérobée à nos regards indulgents. Spectacle dont nous ne nous lassons pas, les mots essentiels suffisant à composer un hymne à la beauté, comme le souligne Annie-Claude Thériault quand Laura contemple, apaisée, le « rouge éternel » des tourbières. Laura ne se révèle-t-elle pas la fille manquante qui, rendue à ce qu'elle n'a jamais été, ne se miroitera plus jamais dans la Sarracenia purpurea ? Ne met-elle pas un terme à la tragique fatalité affectant cinq femmes intemporelles, à la manière de la grand-mère du premier récit, qui mourait après avoir ri de toute son âme ? « Ça a été son dernier rire. »


 
Les Foley, Annie-Claude Thériault
Éditions Marchand de feuilles, Montréal, 2019, 295 pages

lundi 9 décembre 2019

Femmes orientales d'hier et d'aujourd'hui *** 1/2

On n'a pas d'idée pour nourrir notre prochaine introduction. Ce n'est pas que tout va bien dans le monde, mais on ne voudrait pas redonder. Peut-être que de ne pas avoir d'idée, c'est déjà en avoir une. Regardant par la fenêtre, on aperçoit un morceau de ciel gris, on baisse les yeux sur la canopée mordorée du parc, cela vaut la peine de se taire. Ce qu'on fait. On a lu le roman de Nassira Belloula, J'ai oublié d'être Sagan.

Après avoir terminé la lecture du récit de Myrna Chahine, on s'est plongée dans un roman qui pourrait être une continuité du sien. Chahine effleure les conditions vitales féminines au Liban, Belloula met cartes sur table sur les conditions identiques des femmes algériennes. Différence de style aussi. La première relate d'un point de vue extérieur, la seconde intériorise jusqu'à créer de nombreuses métaphores qu'il n'est pas toujours simple d'élucider. Son héroïne, comme nous disons, reçoit une lettre d'un ancien professeur de français, qui fut son amant trop aimé, trente ans plus tôt. Désarroi compréhensible d'Angélique Malek qui a traversé bien des vicissitudes à cause de cet homme, dont elle n'avait plus de nouvelles. Il est parti sans explications, la délaissant à sa souffrance de jeune étudiante de dix-sept ans. Pourquoi cette lettre ? La narratrice, aujourd'hui vieillie, semble ne pas très bien en comprendre la teneur. Comme pour reprendre un fil qui s'est brisé brusquement, elle remonte le cours du temps. Se revoit petite fille dans un « jardin d'Éden », accompagnée d'un oncle dont les agissements troubles la déconcertent. Elle se confiera à sa mère qui la dédaignera, la fera passer pour folle. Prétendra qu'un djinn la possède. La mère ne donne de valeur équitable qu'à ses quatre fils, « qui lui avaient assuré un rang social bien enviable. » Celle-ci a été belle, favorite pendant des décennies des désirs de son mari qui, soudain, la rejette pour une deuxième épouse plus jeune. Pour la mère, c'est un drame, son miroir lui renvoie un visage creusé de rides. Ne séduisant plus son mari, elle se met en tête de marier ses fils, d'être une belle-mère cruelle. Tyrannique. Une très juste réflexion de l'écrivaine résume la situation maritale des hommes de son pays, « Les hommes ne prennent pas d'âge, ils prennent de l'appétit. » C'est plus tard qu'interviendra le professeur. Sevrée d'affection, l'écolière de quinze ans s'attachera à lui, risquant son honneur pour répondre à ses avances. Elle se remémore le cours où il lui a offert le premier roman de Françoise Sagan, Bonjour tristesse. Subjuguée par la pensée de l'écrivaine, elle ne pouvait que se référer à ce livre pour situer son amant dans le temps et l'espace. Que s'est-il passé entre eux ? Tant d'années se sont écoulées, Angélique a mis au monde un enfant qui, après l'accouchement, lui a été retiré. Une tante, complice de la mère, lui affirmera que le nouveau-né était mort à la naissance. Trois mois plus tard, elle était mariée à un jeune homme qui ne vivait que pour ses études, il veut devenir  chirurgien. Indifférence réciproque, les deux jeunes gens cohabitent en une sorte d'harmonie froide et clinique. Ce sera pour Angélique l'occasion de se tourner vers l'université, de retrouver son enthousiasme perdu pour la littérature, depuis son plus jeune âge, elle veut écrire. En quelques lignes, elle révèle son identité. Essayer de renier Angélique, l'adolescente brimée, elle se fie plutôt à ses deux prénoms arabes, Hiziya et Soltana. Elle vit à Boston, après quelques années à Paris. Sa biographie, dit-elle, ce qui laisse un flou à la lecture de ce récit, elle qui n'a jamais su oublier ses dunes, à Biskra.

C'est un livre où le sang et les larmes symbolisent la détresse des femmes orientales avant qu'elles aboutissent à une révolte jointe à celle des hommes. Si ces derniers luttent pour des raisons politico-sociales, les femmes revendiquent une autonomie absolue. Seront-elles entendues ou bien retourneront-elles dans l'ombre, moins visqueuse cependant, du rôle qui leur a été assigné, soit d'être des épouses et des mères irréprochables, statut référentiel pour qu'elles obtiennent une moindre importance. Angélique-Hiziya évoquera sa honte de ne pas avoir compris les souffrances de sa mère qui, à quarante-cinq ans, répudiée par son mari, se vengeait en quelque sorte de la jeunesse de sa fille, courtisée par des hommes insatiables. Déchue après deux tentatives de suicide et une fugue, par une grossesse hors mariage, dont elle n'avait pas tout à fait conscience, Angélique ne pouvait qu'être damnée par le clan familial, par la société environnante. La lettre du professeur dont le contenu ne nous sera confié qu'entre les lignes apportera des éclaircissements sibyllins sur la naissance de l'enfant.

Il a fallu beaucoup de courage à Nassira Belloula pour divulguer cette histoire, oscillant entre vérités et mensonges. Entre rêve et réalité. Angélique avoue que le professeur a tué ses illusions, ne lui reste de cet homme tant aimé que ses « battements dans les tempes. » Découle de ce sentiment trompeur, excessif, qu'elle a éprouvé, une immense détresse dont elle ne s'est jamais remise. L'oncle, le professeur, la mère, le père, n'ont rien saisi de la petite et jeune fille qu'ils ont bafouée en la trahissant à tous les âges de ses métamorphoses. L'intériorité du récit agit comme un voile pudique réconciliateur, reléguant les souvenirs d'Angélique-Hiziya dans un monde où le désert, si proche de Biskra, se meut lentement, immuable. Subjuguant celui ou celle qui le découvre une première fois. Témoignage romancé bouleversant, telle une mise à nu, qui obscurcit les fictions manigancées par des hommes d'un autre siècle, dans lesquelles trop de femmes orientales ont trouvé la mort, comme seule issue à leurs malheurs. Courage de l'écrivaine, certes, mais aussi nécessité d'affirmer que la honte — mentionnée aussi dans le récit de Myrna Chahine — a fait son temps destructeur. On se demande si le roman à succès de Françoise Sagan ne fait pas rempart aux propos véridiques d'Angélique Malek, tel un prétexte à renouer avec des années égarées dans un univers oscillant entre deux espaces contrastés. Celui des manques, celui de la réconciliation avec soi-même.

Livre intimiste du corps en colère, de l'esprit surmené par des contraintes exacerbées, du cœur privé de l'amour maternel. De toute tendresse. Durant des siècles l'histoire pathétique de ces femmes s'est répétée, aliénant chaque fille à un rôle asservissant de soumission, dès qu'elles ont raisonné. À lire pour faire place à une réalité plus conforme au monde actuel, bien qu'il ne soit pas idéal, mais aussi pour apprécier les élans enthousiastes de l'écriture féministe de l'écrivaine et journaliste, Nassira Belloula, sous forme de révolte impuissante et de souvenances dérangeantes.


J'ai oublié d'être Sagan, Nassira Belloula
Hashtag Éditions, Montréal, 2019, 111 pages

lundi 2 décembre 2019

Émigrer pour le pire puis pour le meilleur ***

On a des humeurs grinçantes ce matin, on ne sait trop pourquoi. Est-ce le passage de l'été chaleureux à l'automne échevelé, qui agit sur nos images mentales ? Des morsures hivernales remplaceront bientôt cette saison incendiaire, endormiront les odeurs des feuilles mortes. Décomposition de paysages en attendant mieux. On a lu le récit de Myrna Chahine, La jeune fille qui venait d'ailleurs. 

D'origine libanaise, Ryma, la narratrice, nous convie à ses difficultés d'adaptation en France quand, avec sa mère, ses deux frères et sa sœur, elle a quitté son pays en guerre. Le père est resté momentanément au Liban. Ryma a huit ans, innocente et fragile, elle ne prend pas très au sérieux ce périple qui ne présage aucun retour immédiat. D'emblée, elle nous informe des obstacles réservés aux filles libanaises. Aucune dérogation à la morale n'est permise, les filles, moins bien considérées que les garçons, sont soumises à des contraintes conformées depuis la nuit des temps. Les mariages arrangés, l'obéissance sans condition aux hommes de la famille. Les lamentations incessantes de la mère, sa préférence pour ses deux fils au détriment de ses filles. Le père, généreux et loyal, ayant compris que Ryma est différente de ses trois autres enfants, intervient peu dans les décisions irrévocables de la mère. C'est avec beaucoup de réticence qu'il devra céder aux exigences des villageois qui jugent sa fille ainée, Sana, trop libérée. Il devra sévir devant ces hommes asservis aux coutumes ancestrales. Pour l'honneur, comme cela se pratique encore aujourd'hui. Après que les deux garçons, adolescents, sont recrutés par la milice, les parents décideront de s'exiler en France. Ryma est à l'âge « où partir voulait aussi dire revenir. » Bien des années auront passé quand elle reviendra au Liban, à Beyrouth.

L'arrivée en France se fera durant l'été 1984. C'est un membre de la famille qui les accueillera chez lui à Albi. Une tante arrive à son tour qui s'occupera de la fillette. Une tante qui mourra subitement. Ryma en est chagrinée, elle craint sa mère, nerveuse et colérique, qui ne tolère aucun sentiment affectif. Ni amoureux. Les a-t-elle connus elle-même ces sentiments ? Elle a aimé un garçon de son âge mais a dû épouser l'homme imposé par ses parents. Tempérament « volcanique » de la parenté maternelle. Plus tard, Ryma, réglant ses comptes, accusera un oncle et sa mère d'avoir traumatisé son enfance, celle de sa sœur et de ses frères. Ryma, qui ne parle pas français, se réfugiera dans une bibliothèque publique où elle trouvera « une bibliothécaire aux allures de déesse. » Ce sont des heures de félicité que cette femme et les livres lui apporteront. Médusée, elle rentre à l'appartement avec tristesse, toujours sous le regard soupçonneux de la mère. L'inscription à l'école, les moqueries de ses camarades, l'incompréhension de quelques-unes des institutrices. Le père, resté au Liban, lui manque. Elle lui en veut de les avoir abandonnés. Ce n'est qu'un 1985 qu'il rejoindra sa famille. Après bien des déceptions, des anecdotes se résumant aux premières amitiés, aux humeurs atrabilaires de la mère, tous les cinq émigreront au Québec en 1987. Deuxième déracinement que Ryma ne souhaitait pas, la France étant devenue son nouveau chez-soi. La mère refusera toujours la nationalité française, « d'intégrer une société où elle avait vécu le mépris et le rejet. » C'est un frère de la mère qui les hébergera dans le Vieux-Longueuil. L'oncle cohabite avec la grand-mère de Ryma, qui mettra toujours un point d'honneur à favoriser ses deux frères, les filles devant se subordonner aux moindres volontés masculines. Ce qui agace profondément la fillette, les deux frères étant eux-mêmes gênés du comportement de la vieille femme. À sa décharge, la mère a toujours défendu à ses deux filles de s'occuper de travaux domestiques, obsédée qu'elle est par l'apport socio-culturel des diplômes. Elle les oblige à étudier sans relâche. Sana, la sœur ainée, qui a rencontré un amoureux quittera le foyer familial plutôt que de céder aux exigences maternelles, celle-ci lui ordonnant de rompre avec cet homme plus âgé qu'elle.

Tous les récits, brefs et lucides, desquels on ne mentionne que des bribes, sont axés sur les traditions, sur les thèmes éducatifs et divertissants du nouveau pays. Myrna Chahine les narre avec beaucoup de sincère enthousiasme, sur fond de révolte, parfois de tristesse, quand meurt sa meilleure amie québécoise. Mais la mort rôde, suggérant plus de gravité à la narration jusque-là spontanée, l'auteure ayant su mettre en valeur la jeunesse de la fillette et ses frustrations. Celle-ci ne comprenant pas toujours les agissements de son entourage familial et ceux de son pays d'adoption. Depuis son arrivée au Québec, la chrysalide enfantine s'est transformée en une jeune fille avide de tout apprendre des humains. Les amis, les professeurs. Les premiers émois sensuels. Cependant, la cellule familiale sera tragiquement affectée, presque démembrée, quand l'un des deux frères mourra brusquement d'un anévrisme. La mère menace de se tuer puis, à la suite d'une lettre reçue du patriarche de la famille, elle s'envole pour le Liban. Autre période de la vie de Ryma qui devra encore subir les injonctions rétrogrades de la mère. Devoir épouser un homme choisi par celle-ci et la famille.

Mais le jeune homme en question se fera le complice de sa soi-disant future épouse. Lui et Ryma savent que les temps ont changé, chacun ira de son côté continuer sa vie, gérer les péripéties de l'existence. Aujourd'hui enseignante. Myrna Chahine a dû éprouver un grand bien-être après avoir rédigé ces histoires biographiques. Leur donnant un air de fable. Depuis la migration des années quatre-vingt, bien des événements douloureux se sont déroulés, les guerres constantes ayant chassé de leur pays d'origine des hommes, des femmes et des enfants. Les routes tortueuses de cultures différentes ont ouvert les esprits, dessillé les yeux de part et d'autre. Le livre généreux de Myrna Chahine devrait faire naitre un sentiment apaisant dans le cœur d'êtres humains transhumant vers des mondes dont ils devront s'affranchir avec le désir profond de continuer à vivre pour le meilleur et non pour le pire.

La jeune fille qui venait d'ailleurs, Myrna Chahine
Collection « Première Impression »
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2019, 220 pages

lundi 18 novembre 2019

À chacune, à chacun son bout du monde ****

On a ralenti sciemment le rythme de nos publications. Réalisant qu'on avançait en âge, on a fait place à des sources d'intérêt, négligées ces dernières années. On court les galeries, on arpente plaisamment la ville, on s'attarde là où les arbres nous tendent leurs branches de verdure. Par contre, on a délaissé plusieurs événements littéraires, nous disant que la littérature se porterait bien sans notre présence qui, souvent, chuchote son ennui à notre oreille. On commente le roman de Hélène Rioux, Le bout du monde existe ailleurs.

Récit parmi les plus complexes et les plus achevés de l'œuvre de cette écrivaine et traductrice, reconnue depuis de nombreuses années dans le milieu et hors milieu littéraire. L'histoire se déroule en quelques jours, sur un bateau de croisière nommé " Le bout du monde ". Qu'en est-il de cette appellation, déguisée parfois en une subtile métaphore ? Quelques pages à saveur théorique ouvrent les portes d'une scène théâtrale où plusieurs protagonistes sont venus soulager leur angoisse existentielle ou alléger quelque déception amoureuse. Ils sont partis, sachant qu'un retour aux sources est inévitable. De voyageurs passionnés lors d'époques nanties de fabuleuses découvertes, ils se sont réduits en de touristes ordinaires, telle Marjolaine, serveuse puis cuisinière dans un banal restaurant montréalais depuis une quinzaine d'années, socialement appelé " Le bout du monde ". Comment cette femme simple et naïve a-t-elle pu s'offrir pareil périple ? Un flash, surgi de sa mémoire blessée, la fera se remémorer cette soirée où son patron l'a informée de son renvoi, majoré d'une prime de départ alléchante à la clé. Comme cela arrive, une nouvelle flamme embrase l'existence de Jean-Charles Dupont. Louison a décidé de moderniser l'estaminet en un restaurant branché. Point de jonction du roman de Hélène Rioux. Marjolaine ne peut éviter les différents passagers se démenant avec le temps qui découle, ne résoud rien. Toutes et tous gravitent autour d'elle, trainant avec eux le poids de leurs travers passés et présents. Un couple désemparé, leur fille, Daphné, a été enlevée puis assassinée par un psychopathe, qui se manifestera au moment le plus inopportun. Un poète, à l'inspiration stérile, se prête aux corvées des cuisines pour payer sa croisière. Deux hommes jouent inlassablement aux échecs. Un professeur de littérature retraité, une libraire de livres d'occasion, ne se quittent pas, discutent de sujets livresques qu'ignore Marjolaine. Une célèbre écrivaine à l'inspiration tarie. D'autres qui fourmillent dans les parages de l'ancienne serveuse, accablés qu'ils sont, chacun drainant une histoire dissonante. Une semaine sur un bateau se dirigeant vers une île grecque se veut jouissive quand elle s'avère insouciante, ce qui ne s'accorde pas ici aux humeurs nostalgiques des croisiéristes. À terre sont restés des proches de Marjolaine, mari, enfants, famille et amis, qui ne comprennent pas la raison de sa retraite solitaire. Ils doivent composer avec son silence, Marjolaine ne sachant utiliser internet. Ce monde, prisonnier volontaire d'un océan agité, comme si le bateau symbolisait soudainement la dérive mentale dans laquelle cette mini-société hétéroclite se recoupe, devant la subir jusque pied à terre.


Il est inévitable que ces nomades improvisés se croisent lors de promenades sur le pont, aient souvenance de quelques calamité commune, fassent connaissance ou se terrent dans un silence imprégné de vérités avortées. Le présent pour Marjolaine, c'est le boui-boui " Le bout du monde " qui se transforme en un chic restaurant, qu'elle n'aura pas le courage d'affronter, croit-elle, une fois à terre. Il y a aussi le destin misérable de Raoul Potvin, chauffeur de taxi, qui boit trop, mène une existence indigne depuis la mort de sa femme. Rejeté de tous, il rejoindra son bout du monde dans de terrifiantes conditions. Le poète, lui non plus, n'échappera pas à la pesanteur de sa stérilité intellectuelle. Recoupements surprenants, ces êtres étant à la poursuite de leurs propres démons quand les fantômes surgissent et les hantent. Que de trahisons livreront une part de vérité, rien n'étant immuable. Cette vertu philosophique ne se base-t-elle pas sur ce que nous faisons d'elle ? Soit une illusion supplémentaire pour conforter nos erreurs, nous rassurer pour mieux vivre loin du remords.

L'intérêt captivant du roman — qu'à une époque révolue on aurait qualifié de mœurs — s'étaye à grand renfort de squelettes historiques, comme ceux de Christophe Colomb, découvreur supposé de l'Amérique du Nord, de Hernan Cortés, conquérant redoutable de l'empire aztèque. Les ossements de Rodolphe de Habsbourg, son suicide à Mayerling avec Marie Vetsera. Tant d'autres emplissent les pages, fils conducteurs controversés, leurs exploits évoqués avec ce que l'histoire officielle a bien voulu nous céder de ses douteux mystères. C'est là l'intelligence de l'écrivaine, Hélène Rioux, qui n'affirmant rien, amalgame vivants et morts, extirpe d'un univers ostentatoire des vérités erronées, soutirées de leur trompeuse et légendaire destinée. Le bout du monde n'est-il pas universel, l'éternité et ses turpitudes, un monde restreint, une « oubliette », perçue tel un rendez-vous avec des âmes délestées de leur poids charnel ? Mais jamais, la fiction, grandiose, savamment dosée d'un savoir acquis de longue date, d'un humour à la fois primesautier et caustique, ne s'éloigne de faits actuels, souvent filigranés.

Roman qui se lit à courtes lampées, chaque séquence — on préfère à chapitre —, nous confronte à des situations insolites. Houleuses. Tant terriennes qu'océaniques. Nous éloignant sans complaisance de la lecture linéaire à laquelle nous sommes habitués. On n'en attendait pas moins du talent poétique et lucide de Hélène Rioux qui, laissant peu de place aux sentiments mièvres et conventionnels, nous fait nous questionner sur la navigation de notre bateau de plaisance personnel. Notre retour réel ou fictif sur une terre où le premier pas, tangible, incertain, ne nous ramène-t-il pas aux origines de nos méfaits, nous obligeant à dénouer les causes qui ont engendré tant de malentendus avec nous-mêmes ? Toutes formes d'agonies résultant de nos refus ou de nos égarements.  Tels Daphné et Raoul Potvin, l'une victime d'une trop confiante jeunesse, l'un abimé d'un deuil trop lourd à porter. On ne suggère que ces deux-là, le récit étant dense, la narration intense, il serait fâcheux d'en divulguer l'abondante fenaison humaine.


Le bout du monde existe ailleurs, Hélène Rioux
Leméac Éditeur, Montréal, 2019, 237 pages

lundi 11 novembre 2019

Qu'elle est belle la forêt ! *** 1/2

Les élections au mois d'octobre. Après bien des promesses de part et d'autre, soit beaucoup de mensonges proférés sans scrupules, l'histoire à nouveau va se répéter, comme elle le fait inlassablement depuis des siècles. Moult gouvernements dirigés par de vieux acteurs corrompus sont depuis peu à la merci d'une jeunesse noble qui n'accepte plus les compromissions. On les soutient s'ils doivent changer le monde. On commente le roman de Gabrielle Filteau-Chiba, Sauvagines.

On aime les livres qui nous dépaysent, nous apprennent autre chose que les déambulations oisives dans la cité où nous vivons, n'envisageant la forêt que pour s'y distraire, s'y reposer. Nous oublions que des femmes et des hommes l'entretiennent, risquant parfois de faire de sordides rencontres. C'est ce qui arrivera à la narratrice, Raphaëlle Robichaud, agente de protection de la faune, protagoniste intense de ce très poétique et passionné récit. Nous faisons la connaissance de cette quarantenaire quand elle acquiert une chienne husky, une bâtarde dont personne ne veut. Raphaëlle vit dans une roulotte au-delà de Rivière-du-Loup, « une érablière abandonnée au pays des hors-la-loi derrière laquelle j'ai caché ma roulotte. » « Une tanière de tôle tapie dans l'ombre. » Elle définit son ascendance par sa ressemblance avec son aïeule mi' gmaq, Raphaëlle si différente de ses frères et sœurs, blonds aux yeux bleus. Elle supporte mal la société humaine, ne se plait qu'avec les coyotes, les ours et autres animaux de la forêt boréale. Les oiseaux et leurs chants. Les arbres qui la protègent et la secourent. Elle n'a qu'un seul ami, le vieux  Lionel, garde-chasse à la retraite, « un écologiste enflammé ». Préservant sa solitude dans un chalet rustique à Saint-Bruno-de-Kamouraska. Son rôle d'agente de la faune implique qu'elle surveille les braconniers qui posent des pièges sans ne respecter aucun règlement. Un soir, Coyote, sa chienne, ne revient pas, Raphaëlle, inquiète, part à sa recherche, se doutant qu'un piège l'emprisonne dans ses crocs d'acier. Bouleversée, elle découvre un site de braconnage. Partout des collets et des carcasses, l'œuvre d'un braconnier « fêlé » qu'elle se jure de démasquer. En colère, sa chienne sauvée, elle se rendra en ville recueillir quelques renseignements discrets.

Ce que Raphaëlle apprendra d'une femme apeurée la laissera perplexe, cette femme lui remettra un carnet qu'elle pensait lui appartenir. Sans hésitation, Raphaëlle le lira, subjuguée par l'écriture intime d'une dénommée Anouk Baumstark, qui vit seule dans une cabane, proche du chalet de Lionel. Raphaëlle la recherchera pour lui remettre son carnet. Un matin, elle trouve des « empreintes de bottes à crampons », plus tard, sur sa fenêtre, « un câble de métal torsadé, croûté de poils et de sang séché. Un collet. » Bravade insolente commise pendant qu'elle dormait. Raphaëlle se souvient des paroles pleines de sous-entendus de la femme en ville. Elle doit débusquer le rôdeur, son nom s'insinue dans sa mémoire. Marco Grondin, qui a déjà des antécédents suspects. Plus tard, elle découvrira une caméra, l'homme a accumulé des photos d'elle quand, nue, elle prend une douche installée hors de sa roulotte. Une autre fois qu'elle s'est absentée, une peau de coyote, fraichement tué, recouvrira son lit. Sa porte a été forcée. Angoissée, elle se réfugiera chez Lionel à qui elle racontera les méfaits du chasseur. Une terrible vengeance sera mise sur pied pour piéger le trappeur qui provoque Raphaëlle de manière incontrôlée, tue les bêtes, traque les femmes...

Entretemps, Raphaëlle aura repéré l'inconnue à qui appartient le carnet. Celle-ci réside dans une cabane à moitié détruite, vit chichement de son salaire de traductrice à temps perdu. Un courant de tendresse se faufilera entre elles au point que Raphaëlle se laissera aller à une surprenante émotivité, lui fera des confidences désenchantées sur sa profession que depuis plusieurs mois, elle remet en question. Ce sont de riches pages sensuelles, on devine que l'agente de protection et la traductrice occasionnelle, attirées l'une vers l'autre, envisageront l'avenir ensemble. Anouk Baumstark, mise dans le secret à propos de la menace dangereuse qui plane sur Raphaëlle, la suivra jusque chez Lionel. Les trois élaboreront un plan pour détruire le braconnier nuisible à la forêt et à la tranquillité des habitants.

Là encore, ce sont des pages admirables, l'écrivaine, calquant ses connaissances forestières sur sa narratrice, nous fait part de son dévouement inlassable pour les animaux sauvages qui l'accompagnent là où elle demeure. Jamais, elle n'hésitera à les défendre contre la rage humaine à saccager et détruire leur habitat naturel, pas mieux qu'elle n'accepte la coupe à blanc des arbres. Son refuge avec sa compagne dans les branches de Gros Pin, arbre plus que centenaire, ravira le lecteur. Peu de gens se prélassent dans l'inconfort odorant d'un tel végétal. Bien sûr, l'identité du trappeur sadique sera dévoilé, ses crimes seront démantelés, les bêtes, ours et coyotes en tête, qu'il a fait atrocement souffrir, se réjouiront de sa faillite, échec tant physique que mental. C'est superbement narré ce point de vue de « maman ourse » qui attend patiemment son tour pour se venger...

Roman à saveur lyrique, écrit par une auteure qu'il serait facile d'identifier à la narratrice, la quatrième de couverture mentionnant qu'elle réside dans une maison solaire, bâtie au bord de la rivière Kamouraska, lieu où se situe son histoire. On ne peut que recommander ce très significatif récit, qui n'a rien d'une fiction mais propose un témoignage éloquent sur la survie de la forêt boréale, un message que formule l'écrivaine, l'air de ne pas y toucher. On laisse à ceux et celles qui savoureront ce magnifique opus le plaisir de découvrir tout ce dont on n'a pas nommé, ni commenté, ce qui eût été dommage, certainement moins évocateur que les sentiments et sensations révélés par Gabrielle Filteau-Chiba, écrivaine à suivre avec délectation...


Sauvagines, Gabrielle Filteau-Chiba
Éditions XYZ, Montréal, 2019, 320 pages

lundi 4 novembre 2019

Pour l'amour de sa fille *** 1/2

Dans Facebook, on est submergée par des demandes d'amitié, par des groupes qui nous sollicitent, par des citations moralisatrices. Des encadrés publicitaires. Dans nos messages privés, des vidéos qu'on n'ouvre surtout pas. Tout ceci nous dérangeant, on se réfugie sur notre page où l'univers de la peinture attire vers soi des personnes qui nous sont fidèles, d'autres, occasionnelles mais non moins éprises de beauté picturale. On commente le roman de Biz, Les abysses.

Septième livre d'un auteur marginal, membre du groupe rap Loco Locass, toujours attaché à son univers dissident, on a quasiment dévoré ce récit, comme nous disons. Nous dévorons de tellement de façons qu'ici, ce verbe s'adapte parfaitement à la fable. Dévoration de l'amour d'un père pour sa fille. Dévoration symbolique d'un corps étranger, devenu plus gênant que celui d'une bête. Il y a aussi plusieurs raisons d'avoir apprécié ce récit, l'originalité de l'intrigue, sa charpente crescendo. L'écriture sobre, sans fioritures. Inutile de tergiverser, le faire ne changerait pas grand-chose à la fatalité qui, soudainement, s'est abattue sur Michel Métivier et sur sa fille, Catherine. Au moment de la catastrophe, elle a dix-sept ans, l'âge du noir et du blanc, mais aussi d'une tremblante fragilité.

Divisé en trois parties haletantes, nous faisons d'abord connaissance de Catherine qui vient de faire l'amour avec son amoureux. Malheureusement, ni le cœur ni le corps de celle-ci ne participent à cette intimité des sens. Catherine est dans un état d'angoisse indescriptible, elle doit visiter son père enfermé dans une cellule de la prison à sécurité maximale de Port-Cartier. D'un court chapitre à un autre, nous avons un aperçu de la vie carcérale en compagnie du prisonnier, qui espère être libéré dans une dizaine d'années. En marge de criminels irrécupérables, il fait du yoga, dessine d'étranges images sur les murs aveugles du cachot, lui rappelant que dans son ancienne vie, il empaillait ses trophées de chasse. Il attend la visite de sa fille, sujette à des crises de panique depuis l'événement qui a changé l'adolescente brillante et rieuse en une victime abimée par le jugement d'une société intolérante, ne s'étant jamais remise de l'acte insensé qu'a commis son père. Veuf et père aveuglément dévoué à son enfant, passionné de pêche et de chasse, personne n'a compris que cet homme discret se soit transformé subitement en un « boucher » impitoyable. C'est l'état présent de la situation que nous propose l'écrivain. Immanquablement, nous nous demandons quand nous sera révélée la cause du désespoir de Catherine, du fatalisme résigné de son père. C'est à la suite d'un règlement de comptes injustifié de la part de deux détenus que l'adolescente, ayant revu son père-ami, le corps brisé,  à l'hôpital de Sept-Îles, prendra une décision irrévocable.

Autre présent dans la deuxième partie. Elle est composée des conseils de Michel Métivier envers Catherine. La vie continue comme avant, rien de grave ne s'est passé, exige-t-il. Il a tué un orignal duquel il a prélevé la tête pour l'empailler, l'exposer dans son tableau de chasse. Comme il se doit, il entretient des relations de bon voisinage, invite son locataire du sous-sol à déguster avec lui et sa fille un filet mignon prélevé sur la chair de l'animal... Pendant ce temps, l'adolescente essaie de suivre tant bien que mal, le comportement détaché de son père. En vain, elle ment à son entourage sauf à elle-même. « À force de vouloir agir normalement, Catherine en devient anormale. » Au cégep, elle fait semblant d'écouter ses profs, s'isole de ses camarades. Puis, un jour Le Nord-Côtier titre qu'un touriste américain, Nick Dean, est porté disparu dans la région. Catherine prend très mal la nouvelle, son père la rassure, lui affirmant une fois encore que tout ira bien, impossible de revenir en arrière. Climat d'une tension exacerbée tant pour les protagonistes que pour le lecteur, toujours dans l'attente d'une explication. C'est un détail insignifiant qui mettra la puce à l'oreille de l'enquêtrice Claudia Gauvin. Arrêté pour meurtre, Michel Métivier admettra avec une lucidité effarante qu'il a bien dépecé le corps du touriste américain. Ce qui est véridique mais pour quelle raison avoue-t-il être l'assassin présumé de Nick Dean ?

C'est la troisième partie, brève et lumineuse, qui dévoilera les causes d'un tel meurtre sanguinaire. En une seule ligne, le récit prend toute son ampleur, même si on se dit que Michel Métivier aurait pu trouver une porte de sortie moins dévastatrice. Obnubilé par le souvenir de sa femme, morte en couches, qu'il n'a jamais remplacée, obsédé par la jeune vie de sa fille, il s'est créé une bulle que toutes les deux occupaient, desquelles il était le spectateur ébloui jusqu'à s'oublier soi-même. Il a suffi d'une infime erreur de sa part pour que la bulle éclate, Michel Métivier se noyant dans l'opacité boueuse d'un échec qu'il n'a jamais voulu reconnaitre, payant de sa vie un sentiment forcené qui l'a mené droit à la catastrophe, exhortant sa fille de « continuer à vivre, ce qu'elle doit à sa mère ». Un goût permanent d'amer sacrifice se dessine dans les intentions consternantes de cet homme anéanti, mais logique, se transcendant au-delà des limites qu'autorise l'approche trop étouffante vers nos semblables.

Récit qui brûle sans égard aucun nos convictions les plus profondes. Croire en la bonté innée de l'être humain s'avère la plus naïve des certitudes, nous permettant de survivre. L'écrivain n'a jamais enrubanné ses romans d'inutiles accessoires qui creuseraient un interstice sentimental, permettant des effusions immodérées. La tendresse silencieuse, la pudeur retenue, sont les seuls apparats de cette fiction qui, peut-être, prend sa source dans une anecdote véridique. L'un des sept récits de Biz qui nous a profondément touchée parce qu'on aime la sobriété de tout amour et non son stérile épandage...


Les abysses, Biz
Leméac Éditeur, Montréal, 2019, 144 pages




lundi 21 octobre 2019

Se laisser tondre la laine sur le dos *** 1/2

Étonnamment, un écrivain nous a demandé si le fait de ne pas être native du Québec, nous dérangeait pour juger des livres de ses pairs. On a répondu que, bien au contraire, notre regard extérieur apportait une dimension différente aux commentaires des critiques journalistiques. Et puis, on ne juge pas, notre grain de sel allant au-delà de cette approche restrictive. On n'aime pas la superficialité de la parole ou de l'écrit. On a lu le livre de Jean-Pierre Trépanier, Le soleil a mangé tous les arbres. 

Des romans nous surprennent au point de nous essouffler avec plaisir. C'est rare cet essoufflement littéraire mais quand cela arrive, on ne se contient plus de bouquiner, curieuse et avide, jusqu'à la dernière page, quitte à revenir en arrière pour mieux comprendre ce qui s'est réellement passé. On a éprouvé cet intense piaffement en lisant le quatrième ouvrage de cet écrivain qui, emporté par une écriture aussi dynamique que son récit, nous a causé un grand moment de liesse. Ce n'est pas tant l'histoire qui nous a emportée mais l'art de broder une intrigue autour de personnages qui vont et viennent avec une assurance désarmante envers eux-mêmes.

Bien des événements ont malmené Vincent Loveck quand il reçoit par erreur un message électronique d'une dénommée Judith Bruant. Il le lui retourne croyant mettre ainsi un terme à la maladresse de son expéditrice. Celle-ci lui répond vitement, instaurant une correspondance entre eux. Elle se dévoile peu, bien souvent par métaphores, alors que lui, mis en confiance par l'originalité épistolaire de l'inconnue, lui fera part sans restriction aucune de ses récents tracas. Il est gardien dans un centre de détenus. Un soir, par mégarde, il aperçoit trois « types » qui s'acharnent sur un homme étendu à terre. Il intervient, leur ordonnant de cesser leur massacre. Or, les trois types en question sont des confrères de travail. Les trois complices, redoutant ses accusations en haut lieu, le menaceront, l'un d'eux lui fera du chantage émotif. Il apprendra que le détenu tabassé est un dangereux psychopathe. Pris dans un engrenage duquel il ne saura se défaire, Vincent Loveck est constamment tiraillé entre ses doutes et son intégrité. Mais un autre personnage a été témoin du matraquage. C'est Lorraine, sa supérieure, qui lui révèlera cet important détail. Il s'agit de Ugo Renzetti, un détenu qui se trouvait dans la salle commune, d'où il pouvait contempler le spectacle. Détenu rusé et calculateur, condamné à une peine très lourde, Renzetti a été écarté de la mafia dont il est associé, pour des raisons que la police ignore. Une fois de plus, parce qu'il s'avère incorrigiblement crédule, Vincent Loveck sera chargé par sa supérieure, en accord avec le directeur et le chef de la sécurité, de sympathiser avec Renzetti, de l'amener à se confier. Loveck devra manœuvrer adroitement. Après un premier refus, il est flatté d'être promu agent secret, de devoir gagner la confiance d'un membre du crime organisé, ne réalisant pas que l'étau se resserre autour de lui, continuant à relater ses déboires à sa correspondante, jeune femme handicapée d'un jambe et d'un bras, lui apprend-elle.

L'histoire, reliée entre le psychopathe et Ugo Renzetti, aboutira lentement à un épilogue amer. La femme très séduisante de ce dernier, rentrera en scène au moment opportun, jouera un rôle que même le narrateur ne soupçonnait pas. On ne peut élaborer sur divers protagonistes plus ou moins douteux qui traversent le petit monde épris de vérité de Vincent Loveck, trop malléable pour tenir tête à des êtres corrompus, asservis à un système uniquement économique. C'est le juge Bournival à la retraite qui l'instruira des travers démoniaques dans lesquels il a été mêlé. Le conseillant pour le meilleur de son état d'esprit, de se tenir loin de ces influences néfastes avant d'en devenir la victime involontaire. L'argent de tous les crimes doit être blanchi, ce qui représente des sommes colossales, tellement de gens sont impliqués dans ces transactions véreuses. Citation lucide et accablante du juge Bournival qui résume à quel point la justice existe peu, seuls des codes transigent qui doivent être respectés. La vérité que cherche son visiteur n'est qu'un concept, le désir légitime d'un esprit chevaleresque qu'écrasent sans état d'âme ces acteurs rapaces, maniant des sommes colossales. Rien que des chiffres pour eux.

Récit complexe et généreux, l'écrivain faisant certainement part au lecteur captivé, de ses connaissances acquises dans un pénitencier, ayant prêté une oreille appliquée à d'étonnantes révélations. Inspirant la teneur de son roman qui, bien que tragique, nous a parfois distraite du monde confortable où ne se passe que l'ordinaire d'une existence inscrite dans la monotonie des choses qui se font tranquillement, se défont rarement. Des femmes, des hommes attirés vers l'insolite de la vie, on évite de mentionner vers sa dangerosité pour ne pas trancher dans le vif d'un sujet dont nous ignorons les déraisonnables desseins, les fatales conséquences. On s'est contentée de lire une fiction qui nous a fait réfléchir, une fois encore, sur la complexité de l'être humain. De ses choix, de ses attirances, de ses comportements envers ses semblables, qui recherchent l'or dans ce grand quelque chose dont ils ont été sevrés dès l'enfance.


Le soleil a mangé tous les arbres, Jean-Pierre Trépanier
Les éditions Sémaphore, Montréal, 2019, 288 pages

lundi 7 octobre 2019

Naître de la présence nidifiée des femmes ****

On a profité du repos estival pour se replonger dans nos classiques contemporains. On a relu le roman de Jane Austen, Orgueil et préjugés, qui nous avait fait rêver durant nos années insouciantes, c'est-à-dire de jeunesse. Anna Karenine, signé Léon Tolstoï faisait partie du lot. C'est la littérature russe et anglaise qui nous avait particulièrement touchée parmi nos souvenirs romanesques. Toutefois, l'œuvre de Marcel Proust, aujourd'hui, l'emporte à nos heures insomniaques. On commente le roman de Audrée Wilhelmy, Blanc Résine. 

C'est un monde de femmes, à la fois sage et excessif, que nous présente l'écrivaine qui, au cours de son œuvre originale, souvent initiatique, se démarque avec audace de la fiction actuelle. Elle nous fait réfléchir sur ce que nous sommes et représentons dans la lignée cosmogonique et terrienne des femmes qui refusent de tracer un parcours banal. On veut dire que les personnages de Audrée Wilhelmy ont choisi de se libérer du carcan réducteur qui leur a été attribué depuis que les hommes ont bâti des demeures aux angles aigus. Le nid n'est-il pas synonyme de rondeur, la case de peuplades primitives ne s'avère-t-elle pas le symbole de femmes génitrices, le couvent les abritant du bruit effréné d'une civilisation discutable ? L'histoire nous donne raison quand, dans ce même couvent bâti de mains de femmes fourmillantes, « aux confins de la forêt boréale », vingt-quatre sœurs accoucheront d'une fillette rebelle, enfant de la taïga environnante, livrée à elle-même, assurée de ne pas être victime de rapports conventionnels. Sa mère, symbolisée par l'entourage féminin qui prend soin de la petite fille, la laisse se repérer parmi les gazouillements de figures apaisantes, parfois silencieuses, ces femmes exécutant les travaux journaliers que sollicite pareille ruche bourdonnante. Nous apprenons beaucoup de ces religieuses qui n'ont pas hésité à pourfendre de leurs armes personnelles des êtres les ayant blessées antérieurement. Sainte-Sainte-Anne se dresse proche de la mine Kohle Co. où parmi les mineurs, le père d'un adolescent albinos, d'une quinzaine d'années, se jure que son fils ne flétrira pas sa jeunesse dans les souterrains charbonneux de ce lieu mortifère. La mère est morte en couches. Malgré lui, le garçon deviendra un étrange médecin. Guidés l'un vers l'autre un jour d'enfance où la jeune fille s'instruit de la teneur des plantes, des arbres, des cascades, de la rumeur vibratoire des animaux forestiers, Daa et Laure Hekiel signeront un tapageur destin qui, tel un virus accroché au corps, se manifestera des années plus tard quand le praticien rentrera de la Cité, soigner les mineurs prisonniers d'un enclos peuplé d'estropiés irrécupérables. Lui se heurtera à une femme libre, amoureuse de la taïga, montrant un détachement apparent envers des hommes et des femmes qui survivent, évitant de mettre au jour des rêves qui ne les concernent plus. Trois enfants naitront de leur bancale union, trois enfants pour qui le père avoue des ambitions que réfute la mère. De cette insoumission, dix ans plus tard, se dénouera un drame qui se tramait depuis que Daa et son compagnon alimentaient leur vision future d'un univers incommunicable. Finalement, l'un et l'autre se sont cramponnés lourdement au boulet d'une existence qu'ils désiraient idéale, leur entente tacite impossible à concilier.

Le récit enrichi d'une poétique et onirique narration, l'écrivaine nous ramène à ce que nous devenons, griffés de nos origines, que ce soit dans un milieu citadin ou rural. Personne n'échappe au contact des diversions morales qui nous servent de défouloir, telle une épée de Damoclès prête à s'abattre sur la tête de deux êtres, homme et femme, contraints à arpenter des chemins tracés d'un accablant passé, foulés aveuglément jusqu'à ce que les pas butent contre des éléments irréconciliables. La métaphore en est la jambe gravement blessée de Daa, qui ne retrouvera jamais sa souplesse, sa vivacité, pour parcourir sa taïga bien-aimée.

Audrée Wilhelmy relate davantage de cette épopée lyrique, et si bellement, que le peu qu'on mentionne n'a de légèreté que la plume. La nature pèse de tout son poids saisonnier sur ce roman magnifique, dédié à quelques femmes qui occupent l'existence de l'écrivaine. Réminiscences inscrites dans la pensée insoumise de Daa, dans l'itinéraire informel de Laure Hekiel, rébarbatif à toute forme d'incivilité quand il est possible d'améliorer le sort d'une poignée de travailleurs usés, n'ayant pour but final qu'une mort contre laquelle ils ne se défendent plus. Le récit, composé des voix de Daa et de Laure Hekiel, la première incantatoire, la deuxième pragmatique, s'insère à l'intérieur d'une bulle translucide où sont décrites les exigences d'une femme novatrice, prolongeant ses dérives jusque dans le confort d'un singulier ésotérisme. D'un homme handicapé, pour ne pas dire ébloui de sa blancheur intense, constamment rejeté par une société qui ne voit en lui que l'homme marginal qui porte malheur. Déclassés ces deux-là — Blanc et Résine — dans l'abandon des paroles, dans l'abondance des gestes, ils ne se sont jamais aventurés sur des routes habituellement fréquentables. Excessivement sensuelle la relation entre ces deux êtres, le regard de Daa sur le corps des femmes, donc sur elle-même, quand elle se veut source congruente entre le paysage nordique et le sentiment incomplet qui la lie au père de ses enfants, dont l'une perpétuera la lignée que nous avons découverte dans les livres précédents de l'écrivaine.

À lire à courtes doses, modérément, comme tous les alcools qui pillent le palais avant d'en savourer l'ampleur bienfaisante sur la langue. Enivrante et cohérente fiction où la rondeur des formes, l'exaltation des couleurs, les odeurs animales et végétales, s'appuient sur un magistral savoir que nous ne rencontrons que très rarement dans une présente littérature qui se consume d'états d'esprit anecdotiques.

Blanc Résine, Audrée Wilhelmy
Leméac Éditeur, Montréal, 2019, 350 pages

lundi 30 septembre 2019

Des murs de pierre comme remparts du corps nu *** 1/2

Des choses, qu'on ne saurait nommer, importantes quelques années auparavant, désignées par une tierce personne, ne nous sont plus rien à ce jour. On se demande si les choses en question ne subissent pas l'influence de notre admiration envers un individu dénommé. Le charme opéré sur nous, dissout la joliesse des choses autrefois sensibles à notre regard. On commente le roman d'Andrée Maillet, Les remparts de Québec.

Publié une première fois aux éditions de l'Hexagone, en 1977, ce livre qu'on ne connaissait pas, qui nous a agréablement surprise tant son style et propos sont modernes, méritait une seconde vie que lui a insufflée la Bibliothèque québécoise ( BQ ). Pas un seul instant, on a pensé que cette histoire concernait une époque pas si lointaine, témoignant de la jeunesse rebelle, révoltée, d'une adolescente. C'est à partir de la première phrase, leitmotiv lancinant, ouvrant chaque début de chapitre, que la jeune fille s'identifie comme étant d'une famille très bourgeoise de Québec. Elle a dix-sept ans, n'est pas sans nous rappeler la fameuse citation de Rimbaud, " On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans. " Ignorant cette assertion, fidèle à cet autre rebelle de génie, elle se montre digne de sa crise d'adolescence en s'affichant nue « la nuit du vingt-six au vingt-sept juillet, [ ... ] dans les Plaines d'Abraham ». Nullement troublée, en cette nuit chaude, elle nous confie les raisons de sa révolte. Incompréhension de la part de sa famille, indifférence apparente de son père chirurgien, une mère, d'origine polonaise, rigide, esclave des principes familiaux et sociétaux. Seule, une grand-mère et une vieille amie québécoise presque centenaire, essaient de l'amadouer habilement. Profitant de cette liberté corporelle, protégée par les remparts, d'où elle ne sortira pas, Arabelle, c'est son nom, se remémore durant une nuit, les hommes qu'elle a connus, qu'elle a provoqués insolemment, ceux-ci exploitant sa naïveté qu'elle a charmante, déroutante et apeurante. En France, elle a rencontré un jeune homme qu'elle a aimé, avec qui elle aurait voulu vivre, André, étudiant en sociologie, Israélien originaire d'Alger. Pour être aimé, il faut le mériter, l'assure-t-il, alors qu'Arabelle veut être
 aimée, admirée pour rien. Jeune fille que peu de choses intéressent, surtout pas ses études. Mis au courant de ses frasques européennes, ses parents la rapatrieront, ce qui ne calmera pas pour autant les ardeurs insoumises de leur fille. Diagnostiquée névrosée, elle devient la patiente d'un psychiatre conciliant qui ne la prend pas trop au sérieux. Puis, elle relate ses déboires à un riche touriste américain d'une quarantaine d'années, marié, père de famille, ce dernier oscillant entre une attirance charnelle et une curiosité empathique envers l'adolescente, dissimulant sa nudité sous ses longs cheveux. Elle évoque des souvenirs estudiantins, un Tahitien de Paris, les copains de l'École du Louvre, un poète sexagénaire qui leur montrait des gravures obscènes. Se taisant sur sa relation insolite avec André, sur un homme rencontré à Baden-Baden. L'Américain l'écoute avec étonnement, la questionne sans se lasser, se laissant entrainer dans un périple touristique autant éparpillé que l'est sa compagne. Elle le désarçonne de ses assauts juvéniles, de ses démonstrations d'ennui quand il s'absente, lui reproche son peu d'assiduité jusqu'à le supplier de l'amener avec lui dans l'Idaho où il réside, cultive des hectares de pommes de terre... Un après-midi, elle lui propose la fraicheur d'une chambre, qu'elle a louée pour écrire son journal. Ce qu'il acceptera, la nuit les retenant l'un et l'autre au bord du désir et du refus. Malgré elle, Arabelle pénètrera dans l'univers des précautions, des lâchetés, des feintes, des bonheurs dérobés, parcimonieux des hommes à bonne fortune. Elle est persuadée qu'il garde la nostalgie du harem. La civilisation s'avère tendu de chaines, conclut-elle. L'Américain part, elle aussi « vers midi, sans l'avoir revu. »

Tout le livre est ainsi, entrecoupé de scènes fulgurantes qu'occupent l'enfance, la famille, les amis. Le psychiatre, un père de l'Église. Pendant qu'elle balade l'Américain dans la ville, elle recrée le passé de sa mère polonaise, femme héroïque durant la Deuxième Guerre mondiale. Les préoccupations de son père aguerri aux caprices de sa progéniture, ses escapades délurées qui, à l'époque où se déroule la jeunesse de sa fille, ne passaient pas inaperçues. André figure au premier plan de ses évocations sentimentales et politiques quand elle perçoit le Québec comme étant elle-même. « Nue et les mains vides ». Elle rend hommage à une France inventée par « Jeanne d'Arc et par Alain Bombard ». Faisant des allusions toujours vives à un Québec abandonné jadis par la France, ce qui permet aux Canadiens français de choisir le degré de parenté avec elle. Jeune fille intelligente et lucide, Arabelle, sous la plume ardente, passionnée, de son auteure, Andrée Maillet, n'hésite pas à fustiger la France, à égratigner les Québécois des années mille neuf cent-soixante. N'est-elle pas la preuve métaphorique que sa nudité, mentionnée chaque début de chapitre, exprime l'impuissance du Québec, alors sous l'emprise dominatrice de l'État et de l'Église ? Arabelle réalise qu'elle sera un être quelconque quand elle sera elle-même, pour répondre aux souhaits de sa famille, ordinaire, rangée comme les autres. Hésitation, certes, de la part de l'adolescente, avançant qu'elle n'a que dix-sept ans. Âge incertain, soudainement représenté par un garçon de dix-neuf ans. Ils se promènent, il l'embrasse, elle a pitié de lui, soldat qui est fait pour mourir « au milieu de la jungle, au Viet Nam ou au Congo, la semaine prochaine peut-être. » Mais un rire les emporte vers ce qui croît et palpite momentanément vers l'amour. Le vrai peut-être, se dit Arabelle, toujours en équilibre sur la brèche tremblotante de ses doutes.

Histoire éternelle, sans en être vraiment une, de l'adolescence en mal de tolérance, particulière à chacun et chacune d'entre nous. Andrée Maillet ayant su nous captiver, comme elle, nous n'adhérons pas au refus constant des adultes de s'attarder indulgemment sur les quelques années sauvages qui secouent certains êtres, déterminant une fois pour toutes la suite de l'existence, trop souvent flouée...


Les remparts de Québec, Andrée Maillet
Bibliothèque québécoise ( BQ ), Montréal, 2018, 195 pages

lundi 16 septembre 2019

Quelques chats nous en apprennent de belles *** 1/2

On a toujours aimé le lundi, jour de la semaine à la fois effervescent et lymphatique. On rencontre peu de gens, on n'envoie aucun message, à moins de répondre à l'un d'eux. On a lu, il y a longtemps, que les automobiles fabriquées le lundi, démontraient à peu près toutes une défaillance mécanique. Remarque qui nous avait fait sourire puis réfléchir sur la capacité fragile des gens à affronter la suite de leur routine, qu'au fond d'eux-mêmes, ils refusent. On a commenté le numéro 139 de La revue XYZ de la nouvelle. 

Animée par Camille Deslauriers et Christiane Lahaie, certainement avec un brin d'humour réciproque, cette dernière livraison nous a procuré le même plaisir qu'on a ressenti en lisant les précédents numéros lesquels on s'est penchée ici. Sur le thème des chats, les deux écrivaines ont invité treize de leurs pairs à se joindre à elles pour nous faire part de leurs sentiments complexes envers les félidés, curieuses petites bêtes insoumises. Clin d'œil complice suffisamment alléchant pour aiguiser notre curiosité intellectuelle et savourer la présence hétéroclite des chats, griffant ces pages.

Ici, l'histoire de ces mammifères familiers, de compagnie idéale, commence sous de favorables auspices avec Joanie Lemieux qui livre un texte grinçant. Par étapes. Annie doit partir travailler en Finlande. Elle est dans la cuisine avec sa sœur qui s'apprête à pensionner le chat, Bidule. Ce qui permet à Annie de se questionner sur les raisons de son exil d'un an et demi, passage du temps qu'elle associe au nombre d'années que vivent les chats. Quand elle rentrera de Finlande, les deux sœurs auront toute la vie pour vivre ensemble. Nouvelle qui ouvre la porte à d'originales possibilités pour aborder les chats et les malheurs se tramant durant une existence, la leur et la nôtre. Les chats dépeints par les nouvellistes servent souvent de prétexte à renouer avec un passé trouble, comme l'a fait bellement Maude Deschênes-Pradet. Un chat dans la gorge. Une narratrice écrit à sa grand-mère pour qu'elle l'aide à trouver un nom pour son chat, qui n'est plus un chaton. Ce qui nous vaudra une évocation nostalgique de la vie de ses grands-parents. Texte à la fois tendre et réaliste qui rappelle l'importance des gens âgés dans la vie d'un enfant. Contrairement à Lynda Dion qui, elle, affirme que le nom des chats « s'impose de lui-même ». Titrant un récit teinté d'un humour exaspéré, d'où découlent des amours fatiguées, parfois ratées, parfois regrettées. Donner son nom au chat. La femme qui s'adresse au témoin-lecteur a eu plusieurs chats, plusieurs amants. Les premiers sont morts, ont disparu, les amants ont trahi, ou compliqué une liaison jusqu'à la rupture. Décision que prendra le dernier amant sans demander l'avis de sa partenaire. Philosophe, l'écrivaine affirme qu'un chat reste un chat, sous-entendant avec ironie qu'un homme reste fidèle à lui-même. Un court texte d'Odile Tremblay, Les chats de sa vie, ressuscite la mère, sa fille persuadée que celle-ci a été élevée par les chats. « Des chattes au nom masculin. » Remémoration émouvante d'une mère aux conditions sociales aisées, fillette délaissée aux servantes, rabrouée par la fratrie. Le père vaque à ses affaires d'avocat. Trouvant refuge auprès des bêtes réceptives à sa solitude, auprès des chats fictifs des contes de Charles Perrault et Lewis Carroll. S'imbriquent brièvement les préférences de la mère, la narratrice cherchant son héritage maternel dans les chats de Colette ou Léautaud. Complicité acquise des chats et chattes des ruelles avec qui se nouent de profonds secrets, des « liens fragiles et douloureux. »

Les chats possèdent d'étranges pouvoirs, inspirent des histoires insolites, presque surréalistes, nous faisant pénétrer dans des univers inconcevables à l'œil humain. De quoi imaginer toutes sortes d'intrigues, révélant d'attristantes réalités. On ne sait pourquoi les nouvelles de Valérie Provost et de Julie Tremblay nous ont semblé s'amalgamer d'une perfide manière, les  deux fictions, n'ayant aucune similitude dans leur développement. La fable de Valérie Provost camoufle insidieusement un viol commis durant une soirée de beuverie. À la sortie du bar, elle suit un inconnu dans son appartement. Quelques minutes dans le salon puis, sans préliminaires, dans la chambre, le lit. Permettant à l'alcool de se dissiper. Lucidité de la jeune femme qui n'ose interrompre les ébats de l'homme, ne sachant trop comment il réagirait. Elle se tait, elle attend « que ça passe ». En parallèle, sa chatte a mis bas six chatons desquels elle prend soin. Ils grandissent rapidement, convaincue qu'à la fin de l'été sa chatte serait de nouveau enceinte. Du viol, rien ne sera révélé. Le conte de Julie Tremblay signifie une échappatoire appropriée à l'irréel qu'elle suggère. Un jeune homme, avec l'accord d'un majordome, se faufile dans un grand édifice noir. Avant d'atteindre un chat extravagant, il doit traverser d'innombrables couloirs, défier une foule considérable, observer plusieurs chats tenant des rôles invraisemblables, peu plausibles. Lisant ce texte farfelu, on a pensé à Charles Dickens et à ses " grandes espérances ", s'adressant à un narrateur épris d'événements fantaisistes.

Comme dans tout collectif, on ne peut s'arrêter aux nombreuses fictions composant l'ensemble. On s'est attardée sur des histoires qui nous ont le plus divertie, ou fait réfléchir sur les raisons toujours valables d'écrire pour mieux camoufler ce qui nous taraude depuis longtemps, incapables que nous sommes de divulguer une blessure à fleur de peau. Les chats s'avérant de grands discrets, il est possible de leur confier sans crainte la moindre de nos failles empoisonnées. Une brèche, celle que défend Olivia, qui ne se souvient pas du nom de son mari après l'impact violent de la collision. Repères et souvenirs devenus évanescents, disparus dans le néant. Ceux qui retombent sur leurs pattes ... et les autres, signée Marise Belletête. Chat imaginaire que la nouvelliste réfère au chat de Schrödinger. Mais la nouvelle qui nous a franchement touchée — il y en a toujours une ou deux — sur bien des points, est celle de Claude La Charité, Piou Piou, le chat italien. En aucun cas, l'écrivain n'humanise son animal, ce qu'on déteste, il essaie de se mettre humblement au diapason, traduit habilement les pensées de son chat qui adopte un comportement lié aux expressions de plusieurs langues, surtout celles de l'italien. Dès le début, l'écrivain affirme que deux chats ne miaulent jamais de la même manière, que chaque destin de ces félins est un roman, nous savons donc à quoi nous en tenir. Fidèle à de savants congrès, le conteur voyage. Profitant de plusieurs allers-retours, il relate l'histoire de Piou Piou que lui et sa conjointe ont adopté, la mère étant morte dans des circonstances à peine élucidées. Impossible ici d'écrire un roman de la vie de Piou Piou, mais il ronronnerait de plaisir en lui confiant que son destin, fantasmé par un écrivain maniant une plume inventive, poétique, rehaussée d'un humour tonique, nous a fait abondamment sourire, nous a parfois attendrie, souhaitant à tous les petits félins un maître intelligent, généreux, comme celui qui lit des extraits de la Divine Comédie de Dante, d'auteurs immortels de la littérature italienne, à son compagnon poilu. Sur une note douce-amère, pudique, Claude La Charité met fin à cette merveilleuse aventure menée avec chat et maître exceptionnels.

On mentionne la fiction de Marie-Pier Lafontaine, lauréate du concours de nouvelles de cette année, magnifiquement atypique, Quarante-huit heures. Sans oublier la rubrique " Revenance " mise en évidence une première fois par Hélène Rioux, qui signe une traduction modernisée de la nouvelle d'Edgar Allan Poe, Le chat noir. On souhaite cependant que revienne dans une prochaine cuvée, la rubrique des comptes rendus de recueils de nouvelles, disséqués habilement par divers chroniqueurs.

En attendant le flot automnal de la rentrée littéraire, on s'est délectée d'histoires amusantes ou graves rassemblées dans ce dernier numéro, que chacun et chacune doit lire sans aucune hésitation.


La revue XYX de la nouvelle
Numéro 139 dirigé par Camille Deslauriers et Christiane Lahaie 
Montréal, 2019, 102 pages 





lundi 2 septembre 2019

L'art d'aimer au-delà des apparences *** 1/2

Si le solstice d'été allonge le temps d'une journée qui devrait toujours être ensoleillée, on se pose la question à savoir si l'élasticité des heures ne comble pas nos manières de vivre et de réagir aux difficultés qui essaiment notre existence. Question sans réponse, l'avancée en âge nous évitant de trop sonder les souffrances d'autrefois, il faut se risquer sans rechigner. On commente le roman de Denis Robitaille, Jeune femme aux cheveux dénoués.

Roman complexe s'il en est dont la thématique nous emporte dans l'univers particulier de galeries de peinture à la fin des années soixante-dix et celles de la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Les lieux aussi se chevauchent selon le rythme événementiel des protagonistes. Leur âge s'avère des points de ralliement à la compréhension du périple hasardeux. Tout en témoignant de son envers, l'écrivain n'a pas manqué de nous le rappeler. Le talent magistral de grands peintres, surtout ceux de l'impressionnisme, a inspiré bellement à Denis Robitaille cette histoire émouvante de vie, d'amour et de mort. De passion aussi. Jean Meunier, courtier sur le déclin, travaille aveuglément pour Emil Hoffman, réputé galeriste. Un destin d'ordre professionnel unira les deux hommes, qu'une fois la guerre terminée, ils entretiendront, indépendamment de leur personnalité opposée. Mais pouvons-nous effacer de notre mémoire les atrocités commises pendant une époque où les plus lâches se sont enrichis sur le dos des juifs, victimes du nazisme ? Toujours, un détail nous rappelle à nos plus détestables années. Ce qui arrivera à Jean Meunier, à Paris, quand une jeune fille lui demande de faire son portrait. Il habite une chambre mansardée en attendant l'appartement confortable que lui a promis son ami et patron Emil Hoffman. Pendant les pérégrinations qui secouent intérieurement le courtier, bien des années plus tôt, à Montréal, à notre époque, Anne Vaudreuil, jeune galeriste, essaie avec enthousiasme de promouvoir l'œuvre d'artistes novateurs. Grâce à l'intervention d'un ami journaliste, elle fera la connaissance de Jean Meunier lors d'une vente aux enchères au Queen Elizabeth. Elle mise sur un tableau que le richissime galeriste Emil Hoffman parvient à s'octroyer. Attiré par la jeunesse d'Anne, qui lui rappelle une jeune femme aimée pendant la guerre, Jean Meunier l'instruira à discerner les œuvres qui conviennent à sa galerie. Le passé, toujours, hante le vieil homme, et l'écrivain nous emporte dans la mémoire meurtrie de cet homme qui se souvient du jour où cette jeune fille, Laurette, de qui il a fait le portrait, est devenue son amante, du jour où elle a été arrêtée, expédiée avec sa sœur au camp de Drancy. Il est sur place en présence d'Emil Hoffman et d'officiers allemands, suppliant son ami de sauver la jeune juive qu'il aime. Impuissant, il la verra monter dans un train qui l'emporte vers un inconnu meurtrier. Il vivra désormais avec l'horrible impression que le regard de Laurette a croisé le sien avant de disparaitre. Compromis malgré lui, il se fait le complice d'Emil Hoffman qui s'est lié d'amitié avec un officier allemand, pour qui il rafle les tableaux et objets luxueux dans les maisons de juifs fortunés, qui ont été arrêtés. Les tableaux, appartenant à des collections privées, passent de main en main, de mémoire en mémoire, malgré les apparences.

C'est sous les traits peu sympathiques d'une femme plutôt hystérique qui se fait passer pour journaliste, Gisel Lewis, native de la Nouvelle-Orléans, que le passé trouble de Jean Meunier se dévoilera. En fait, Gisel Lewis répond au désir de la sœur de Laurette, qui, miraculeusement, à échapper à la mort atroce des camps. Le remords la ronge lorsque, avant d'être envoyées toutes deux à la mort, Laurette a révélé à sa sœur sa courte liaison avec Jean Meunier, ce qu'elle a refusé de croire. Gisel Lewis, ancienne droguée, est elle-même déchirée depuis son adolescence par un drame familial, qu'elle n'a su évacuer de son esprit déséquilibré. Les mésaventures de chacun trouvent une issue bancale, seul, Emil Hoffman se fera justice quand il surprendra son courtier avec Anne dans l'entrepôt où sont cachées des œuvres qu'il n'a pas vendues, trop obnubilé par leur beauté picturale. Profitant de son désarroi, Jean lui jette à la figure le mépris qu'il lui inspire, alors qu'il n'a su sauver sa jeune amante des mains du nazisme, représenté ici par l'officier pour qui Hoffman travaille toujours, malgré la fin de la guerre.

Il est impossible de dénouer davantage cette magnifique et tumultueuse histoire qui aurait mérité plus de clarté. En lisant le sort de ceux et de celles qui ont trempé dans des affaires lugubres durant leur jeunesse, on s'est dit que certaines circonstances mesuraient le courage de chacun et chacune. Le transcendant au niveau de héros ou l'abaissant au niveau de la bête qui veille sur nos démons récalcitrants. Que Gisel Lewis ou Jean Meunier aient été les miroirs de leur propre drame, ne cherchant jamais à minimiser leur faute, tache d'encre indélébile en leur mémoire atrophiée, il n'en demeure pas moins que des pions surgis sur l'échiquier de l'existence, ravivent les tragédies les plus intimes. Fomente de pernicieux traumatismes. Il est impossible aussi de classer ce récit dans la fiction, nous savons que l'art a fait l'objet d'odieux trafics entre la France et l'Allemagne quand le nazisme avait instauré son pouvoir. C'est tout à l'honneur de l'écrivain, Denis Robitaille, de nous instruire de l'attirance parfois néfaste de l'art sur des hommes captifs de leur boulimique perversité, se dégradent quand une occasion malencontreuse les transforme en rapaces humains. Mais l'auteur nous fait part aussi de l'admiration inconditionnelle d'un homme pour des génies de la peinture, de la passion idéalisée pour une femme qui a freiné en lui les pires instincts, sous la forme d'une douleur dont il ne se remettra jamais. L'aspect lumineux de l'être humain qui a suffi à Laurette pour mourir avec la conviction que Jean Meunier n'était pas un monstre, son intégrité naïve transperçant le portrait qu'il avait peint d'elle, au point que son entourage se méprendra sur son authenticité. 

 
Jeune femme aux cheveux dénoués, Denis Robitaille
Éditions Fides, Montréal, 2019, 405 pages

lundi 19 août 2019

Attendre Ulysse, rencontrer Alice ****

On aime qu'il fasse chaud, que l'humidité colle à notre peau. On fait fi des râleurs et râleuses qui n'ont qu'une hâte, que la neige recouvre maisons, trottoirs, plantes et pelouses. Pour nous, la vie se peint en vert et non en blanc. On n'y peut rien, de nos gènes coule un soleil ardent signifié par le désert aux dunes mouvantes, aux pierres assoiffées, aux puits vivifiants cachés dans la verdure paisible d'une oasis. On commente le récit de Yvon Paré, L'enfant qui ne voulait plus dormir. 

La période estivale permet de déroger à certaines règles le moindrement élémentaires quand il s'agit du choix d'un livre, qui fera notre délice en nous délectant de la chaleur. On revient loin en arrière dans la pile qui encombre l'une de nos bibliothèques. On est étonnée de tirer de l'oubli un ouvrage qu'on aurait dû lire des mois auparavant. Que s'est-il passé pour l'avoir relégué dans le lot des fictions qu'on finira par donner ? La question s'est posée quand notre index a incliné vers nous le récit de Yvon Paré, tout de blanc vêtu, offert par un ami écrivain aujourd'hui décédé. Émue, on a feuilleté les pages dans le désordre, nous interrogeant sur ce carnet littéraire, comme si l'écrivain allait nous répondre. Ce qu'il a fait, affirmant que le genre est une sorte de repos de l'écriture de la fiction. Sa réponse nous ayant satisfaite et titillé notre curiosité, on a nourri notre lecture de la poésie d'un homme qui vit dans l'entité d'une région réputée du Québec. Le Saguenay. Accompagné de ses deux chattes, chaque matin est un miracle qu'il décrit avec une sobriété épistolaire remarquable, laissant de côté des événements journaliers, pas toujours agréables, qu'ils soient publics ou d'ordre privé. Et que de métaphores emplissent la narration ! Les loups ont la part belle dans ce déballage de sentiments intenses, d'une sensibilité rarement rassasiée, comme si écrire s'avérait le suprême antidote à l'angoisse d'un passé partagé, quelquefois égaré, entre famille et amis. Une mère et un père aimants, silencieux, des frères éparpillés sur le territoire inexploré d'un avenir incertain. Anecdotes familiales abordées sur un air de regret qu'absorbe la musique de Bach, la présence d'oiseaux racoleurs, les jardinières de fleurs égayant les entours de la maison. « Il y a tellement d'oiseaux dans l'haleine du jour, de parfums, d'odeurs fortes. » Toujours, le dernier mot obligeant revient au témoin-écrivain, avant de passer à autre chose. Cette autre chose nous ramenant à Ulysse, le roman que plus tard, on savourera avec émerveillement, son auteur décryptant avec ferveur la nature de son coin de pays, là où la silhouette d'un cargo au large se profile, là où volatiles et enfants s'ébattent. Pendant que le narrateur et sa compagne, Danielle, parcourent à vélo des paysages grandioses où tous deux s'arrêtent pour mieux s'en imprégner, à Montréal les étudiants et Québécois battent le pavé pour justifier le droit de s'instruire gratuitement. Manifestations qui prendront de l'ampleur, ancrées sous le signe de battements intempestifs de cœurs sincères et ceux des casseroles. Le récit possède un repère concret que l'écrivain, pragmatique, dirigera courageusement jusqu'à la dernière page, un brin désenchanté du résultat. Des propositions de politiques n'apportant que de piètres changements socio-économiques. Inlassablement, l'histoire se répète, ressassement inépuisable dans la tête d'hommes subjugués par le pouvoir.

Mais là où demeure Yvon Paré, les souvenirs affluent, la révélation de l'enfant qui, très tôt, décide qu'il deviendra écrivain. L'enfant qui, pour ne pas dormir, mettait de la colle blanche sur ses paupières, voulant garder les yeux ouverts sur le monde nocturne extérieur. Les fabulations qu'il crée derrière la vitre obscure, se transformant en bêtes partageant ses insomnies. Dieu, qu'il prie intensément, ne répondra jamais à ses appels, l'enfant exacerbé par le silence divin deviendra ainsi l'enfant qui ne voulait plus dormir. Loin des cauchemars juvéniles, le présent donne vie chaleureuse à un homme soucieux d'admirer les deux chattes complices, les arbres fruitiers, les pivoines, la tourterelle. Agitation bienveillante partagée entre les rencontres avec des écrivains régionaux, avec le petit-fils à qui il faut inventer des histoires à répétition. La vie ordinaire, transcendée par un œil terriblement observateur, par un poète qui, malgré d'amères déceptions livresques, ne cèdera jamais la place à l'indifférence méprisante de ceux qui ont dénigré son œuvre. Incompris parce qu'il se contente « d'être fidèle à la réalité, au vécu de [ sa ] famille, puisant dans les secrets que personne ne veut entendre. » Comme les pivoines échevelées qui nous attendrissent, le récit n'en devient que plus poignant, l'auteur mentionnant ses propres lectures, au rythme du vent qui « étrille les pins », des vagues qui « plantent leurs griffes dans le sable. » Irréalité des paysages quand se mobilisent les arbres, les oiseaux, les fleurs, décrits du point de vue d'un homme qui sait dialoguer avec eux. Monde minéral, monde aquatique, monde fluvial, auquel nous devons nous adapter, citadins peu habitués que nous sommes à un tel épanchement irrationnel, vision illusionniste qui adoucit les conflits bruyants estudiantins se déroulant à Montréal, au rythme saccadé des voix fatiguées de toujours revendiquer pour obtenir justice et droits civiques. L'écrivain rassure notre scepticisme en évoquant régulièrement l'écriture d'Ulysse, chacun se déterminant dans son rôle, celui qui prend la parole, qui détourne le regard d'une télévision insipide. Cela n'est pas dit mais pour que le charme opère de jour et de nuit, nous devons pénétrer à pas discrets dans les intentions de l'écrivain qui, avec Danielle, regarde « les étoiles sur la terrasse, devant l'eau qui boit les dernières lumières. Chant de la terre de Gustav Mahler. » Plus tard, l'échappatoire apaisante de personnes aimées qui repartent vers la ville. L'écrivain doit faire face aux derniers chapitres de son roman, le rêve l'emporte pour échapper à l'angoisse, aux peurs, se questionnant sur son rapport incertain avec la vie, qu'a-t-il perdu en soufflant sur ses mots ?

Le récit s'avère un gigantesque point d'interrogation, comparable au destin étonnant de cet homme frappé par la foudre de la poésie qui l'a habité dès la naissance. Échevelé aussi ce questionnement sur soi-même à mesure que les années passent, que la présence des siens s'amenuise, que l'enfance s'assoupit, que l'existence tendrement se loge dans les dentelles de l'aube, dans la promesse du soleil derrière la dune. Il attend les chattes, il ouvre une porte, le jour l'immobilise face au Grand Lac sans fin ni commencement. Il faut tout reprendre, affirme Yvon Paré, alors qu'il le fait constamment pour notre infime plaisir. Participer à l'aventure grandiose d'Ulysse sur qui les loups veillent, accaparent avant sa finalité. Toute vie n'est-elle pas ainsi ? Un vagabondage entre les lignes tracées par une main mystérieusement guidée. Si tel l'écrivain, de la vie nous essayons d'en améliorer les retailles, nos propres fauves ne peuvent échapper au chaud d'une parcelle vitale avortée. Ce n'est pas pour rien, ni pour personne, que Yvon Paré a mentionné ses préférences, ses opinions, ses déceptions, sa tendresse, avec une franchise déconcertante, une humilité démodée, dressant des passerelles que nous devons franchir pour mériter d'écouter les secrets d'un monde qu'il susurre à notre oreille attentive. Souhaitant au fond de nous que jamais ce monde ne soit accessible à qui envisagerait de le blesser ou de le détruire. Ce serait mettre en lambeaux les rêves et cauchemars d'un enfant qui, devenu adulte, en a rassemblé les sources évocatrices et nourricières. A synthétisé l'importance d'une période nécessaire à la maturité d'un regard exceptionnel jeté sur un enfant ébaubi face au miroir du monde qu'il a su édifier, imitant en cela Alice, cherchant la sortie de son territoire habité d'un lapin démonstratif, en retard ou en avance à tous les rendez-vous où l'imaginaire s'alimente de nos expériences plus ou moins adaptées à nos convenances. Récit captivant, sans moralité aucune, à lire lentement, sous le couvert de se retrouver soi-même, d'éprouver nos peurs secrètes, de se dire qu'un écrivain-poète tient notre main, comme il l'a fait au long d'un parcours épineux, hors de sentiers conventionnels.


L'enfant qui ne voulait plus dormir, Yvon Paré
Carnets d'écrivains, collection dirigée par Robert Lalonde
Lévesque Éditeur, Montréal, 2014, 126 pages

lundi 12 août 2019

Faire tout éclater pour s'y retrouver ****

C'est curieux d'être persuadée qu'on appartient à un siècle où de nombreux événements se sont déroulés, et d'en avoir été témoin. C'est encore plus troublant de rencontrer en notre époque agitée une personne qui a vécu ces drames similaires. Chacun de son côté a accompli les faits irréversibles composant une existence, sorte de mur invisible qui sépare deux êtres faits l'un pour l'autre. On a lu le roman de Céline Huyghebaert, Le drap blanc. 

Nous n'en dirons jamais suffisamment sur le rapport affectif père-fille, autant douloureux que le lien unissant une mère et son fils. C'est l'impression douloureuse qu'on a ressentie pour avoir vécu ce deuil soi-même. Recouvrée dans les livres qui s'inspirent de ce sentiment mystérieux, jusqu'à la mort du père, les lois logiques de la nature faisant fi de la fille qui, esseulée, stigmatise son immense chagrin. Le livre, auto-fictif, né sous la plume talentueuse de cette artiste et écrivaine, ne propose aucune histoire cohérente, on veut dire linéaire, nous suivons les traces éparpillées d'une femme prénommée Céline, qui, exilée au Québec — nous en connaitrons plus tard les raisons —, apprend de l'une de ses sœurs, Christelle, que leur père est décédé. Colère de Céline qui n'a pas été prévenue plus tôt. Elle retourne en France, d'où elle origine, au moins pourra-t-elle revoir son père une dernière fois, mort. Commence alors un périple exacerbé par un remords vieux de plusieurs années, basé sur une sourde et muette mésentente entre la fille et le père, de qui elle était la préférée. Amour-haine, mythique sentiment de frustration qui jaillit entre deux personnes aimées l'une de l'autre, s'en défendant, pensant rarement que la mort peut tout bousculer, bouleverser. C'est d'abord sur Martin, conjoint accommodant de Céline, que le regard de la narratrice va se fixer, remettre en question leur liaison. Au moment de se souvenir, on imagine qu'elle est à l'âge des expiations presque accomplies, le temps des mitigations s'avérant une ressource essentielle à nos témérités. Faire la connaissance du père à travers des entrevues que Céline enregistrera au fur et à mesure que les années défileront, tant dans la vie que dans sa mémoire. Toutes ses mémoires, insouciance et maturité. Échanges avec la mère qui a subi l'alcoolisme du père, qu'elle a quitté après avoir reconquis un amour de jeunesse. Vingt et une années de mariage inscrites sur le passeport de son existence, oblitérées de la naissance de trois filles. C'est l'ainée, Christelle, qui agira comme passerelle entre le père et Céline. Témoignages aussi enregistrés de personnes intermédiaires qui se sont fait une idée de cet homme solitaire, colérique, maladivement sensible. Fumeur invétéré, alcoolique irrécupérable parce que héréditaire. Dix-neuf ans à travailler dans une ferme, il s'est fait larguer par manque de modernisme. Homme des années mille neuf cent soixante-dix, il n'a su, comme beaucoup d'autres, échapper au conservatisme qui l'ancrait dans une vie étroite, perfusée d'habitudes. Remarque à peine effleurée par l'écrivaine, son nom lui a été légué par l'Assistance publique. Ment-il ? Il possède l'art des dissimulations troublantes.

Entre les échanges enregistrés, les entrevues avec de tierces personnes, il y a le journal de Céline, faisant le procès de ses sœurs, de la mère, des amis, sans pour autant s'épargner. Elle se remémorera, dans un ordre presque classique, le cheminement du père, sa souffrance muette quand sa fille a quitté la maison familiale. Après la désertion de la mère, la solitude dans un logement où tout n'est que désordre. Décor et mental. La maladie qui le mine, qu'il tait, dont il cache la gravité. C'est une tumeur hémorragique qui le conduira à l'hôpital, qu'empire une cirrhose cancéreuse. Il mourra quelques jours plus tard, à l'âge de quarante-sept ans, sans avoir revu Céline. Ce sont aussi les pages les plus nobles, la narratrice analysant avec lucidité et générosité, la vie d'un homme qui ne savait comment utiliser son existence. Ces êtres instables ne sont pas particulièrement doués pour le bonheur quotidien. Constat de personnes interrogées, doutant que cet homme, leur ami dans bien des cas, ait été heureux. Il a aimé sa femme, ses filles, mais d'une tendresse si maladroite que les quatre femmes de sa vie, lui ont échappé, le délaissant à son refus d'évoluer, de faire état de ses bonheurs quotidiens. Dans ces pages écrites avec une tendresse émouvante, Céline se rapproprie son père, l'inventant, bien qu'elle essaie de restituer l'image qu'elle en garde, faisant confiance aux doutes plus qu'aux certitudes. À l'hôpital, alors qu'il est mort, sur le point d'être « préparé », elle insiste pour que le drap blanc découvre son visage. Éclatement du périple paternel qu'il est nécessaire parfois de provoquer, il en reste toujours des éclats égarés au travers de la vitre brisée. On comprend Céline d'évoquer quelque tableau de Magritte, ce dernier " surréalismant " les images que nous nous forgeons dans nos moments de perdition, les croyant véridiques. Des citations, des photos éclairantes, parcourent le texte, innovant un relief souvent inexploré. Dans la dernière partie du récit, un répit que s'accorde l'écrivaine, la douceur de souvenirs n'occulte plus un probable pardon. Des pages rédigées d'une manière sublime, l'auteure ne montrant aucune réticence à évoquer la vie et la mort du père. Une constellation entourée de ses satellites qui n'ont pas suffi à le maintenir dans l'air respirable du ciel vivable de ses proches, trop souvent pollué d'intermittences coronariennes. Des spasmes nous secouent, nous tuent, contrairement à Céline Huyghebaert qui a trouvé dans ce travail de re-création du père, le souffle pudique et nécessaire pour nous replacer au juste niveau de nos émotions pâlies, telle une nova sur le point de s'éteindre. On lui sait gré de nous avoir reconduit à nos douleurs premières, soit le surgissement soudain d'un premier amour. L'amour du père demeurant le sentiment inédit de sa fille, surgie de lui-même. Céline, en toute connaissance de cause, admet qu'elle lui ressemblait. Colère contre la vie, contre ce miroir qu'elle désirait briser, telle la fenêtre vitrée de René Magritte, morcelée jusqu'à l'interprétation particulière du spectateur et du lecteur...


Le drap blanc, Céline Huyghebaert
Le Quartanier Éditeur, Montréal, 2019, 333 pages

lundi 5 août 2019

Être ou ne pas être en plusieurs exemplaires ***

Il arrive que notre tête se vide, qu'elle ne sache plus faire le tri dans la pile de livres qui se moque derrière notre dos. Tous ces ouvrages portent en eux une urgence, représentée par d'aimables relationnistes qui nous demandent de les lire et d'en parler. Un monde répliqué du nôtre dans ces univers de papier, on les classe par ordre de curiosité puis par la qualité de leur contenu. On a lu le premier roman de Marie-Ève Muller, La résilience des corps.

Voici un aspect différent de l'être humain que nous propose le regard tremblotant d'une jeune femme, Clara, en couple depuis cinq ans avec Romain. Elle est terriblement fragile, fonctionne grâce aux médicaments. Un homme et une femme qui avaient tout pour être heureux, comme nous lisions autrefois à la fin des contes de fées. Malheureusement, le monde tremble lui aussi, il change, pas toujours pour le meilleur, certains de ses occupants ont bien du mal à suivre son évolution. Clara est une peintre, par définition une artiste, déchirée entre l'amour qu'elle porte à son conjoint, et la certitude que ce sentiment n'est pas éternel. À la fin de l'automne, elle propose à son amoureux de se retirer une semaine dans un chalet aux Éboulements. Ils étaient bien ensemble, confirme le narrateur au sergent-détective Ouellet, qui n'est autre que Romain, mais une troisième fois, Clara a fui. A-t-elle fui délibérément ou bien est-elle encore victime d'une crise du trouble de dissociation ? Par les voix entrecoupées du passé et du présent de Clara et de Romain, nous apprendrons qu'elle est partie à Québec pendant plusieurs jours. Elle se réfugiera dans un hôtel où le patron fera preuve d'empathie en lui fournissant une chambre. Troublant comportement schizophrène de la jeune femme qui essaiera de séduire l'hôtelier, celui-ci, la prenant sous son aile, n'a aucune intention séductrice envers son étrange cliente. Il essaie de l'aider, Clara se définissant sous le prénom de Cindy. Elle se souvient vaguement qu'elle a une autre existence, laissant entendre qu'avant de faire la connaissance de Romain, elle se prostituait. À la suite d'une réflexion maladroite de sa mère, qu'un esprit sain n'aurait pas dramatisé, elle a quitté ses parents pour se rendre à Montréal.

Pendant que Clara et Romain narrent leur périple douloureux, celui-ci nous informe que sa conjointe a été retrouvée. À l'hôpital où elle est soignée, des examens révèlent que la jeune femme est enceinte. Diagnostic qu'elle réfute farouchement, elle ne désire pas d'enfant. Refuse catégoriquement la maternité. Décide de quitter Romain même si elle en est très amoureuse. Au début du récit, nous apprenons que le jeune homme souffre d'un profond manque affectif. D'atroces migraines le minent, qui auront des conséquences désastreuses sur son comportement envers Clara. À douze ans, il a vu mourir son frère cadet de leucémie. Ses parents, Français, n'ayant plus la force de supporter la perte de ce fils, envisagent de s'exiler au Québec. À Montréal, la vie a repris un cours presque normal, quand sa mère et son père se tuent dans un accident de voiture. Depuis, il a vécu sur « pilote automatique », il ne revit que depuis sa rencontre avec Clara, ce que ne comprennent pas très bien ses proches, comme son ami Gilles qui, croyant aux capacités intellectuelles de Romain, l'a nommé directeur adjoint de la compagnie qu'il dirige. Romain est un homme intègre qui ne souhaite qu'un bonheur simple : partager son existence avec Clara et leurs enfants. Sincère et loyal, il essaie de persuader la jeune femme de cette idéalisation compréhensible. Clara enceinte fait de lui le plus heureux des hommes, et bien qu'elle se laisse parfois fléchir, elle refuse les arguments passionnés de son compagnon, celui-ci prônant le bonheur de l'enfantement. Ce sont des allers-retours incessants de Clara entre leur appartement et l'hôpital. Confiée aux mains de spécialistes de tout poil, psychiatres y compris, l'écrivaine dresse un tableau sombre de l'attention des médecins envers leur patiente. C'est à travers ces descriptions équivoques que l'intérêt du livre se manifeste. Humour et lucidité de Clara n'arrangent pas son cas face à de rébarbatifs spécimens officiels de la médecine, qui, hors de la normalité de l'être humain, ne savent arpenter les chemins tortueux du cerveau. Autre intérêt à l'ordre du jour et critiqué par l'ensemble de la société bien-pensante, le refus de la jeune femme d'assumer une maternité qui, bourgeoisement perçue, devrait la rendre heureuse. Ses parents, les amis, le corps médical, ne comprennent pas, ne veulent pas comprendre, que toutes les femmes ne sont pas sujettes au désir soi-disant légitime de concevoir un enfant. Dans certains pays qu'on ne nommera pas, refuser d'enfanter s'avère une opprobre familiale et sociétale, hâtant la répudiation de l'épouse.

 Premier roman attachant que l'écriture rehausse de son dynamisme. Le corps, en effet, est résilient quand il doit se soumettre à un mal dégénérant en folie. Même la sexualité débridée de Clara n'y peut grand-chose. L'amour dévoué de Romain pour sa compagne s'abîmera dans une déception hors de proportion quand elle prendra la décision de se faire avorter. La fragilité de soi demeure une force plus envahissante que l'amour de deux êtres faits l'un pour l'autre. Toutefois, l'intensité du récit est telle que la narration menée à tour de rôle par Romain et Clara, parfois nous échappe, nous demandant qui des deux essaie de dénouer le drame qui risque de pervertir leurs sentiments. Peut-être est-ce dû à un niveau d'écriture trop uniforme, nous le savons, un homme et une femme ne s'expriment pas d'une manière identique. Il est clair que les handicaps mentaux de Romain, passant d'abord inaperçus, le conduiront vers la méfiance de chacun et chacune, avant d'atteindre leur paroxysme, laissant libre cours au délire contre lequel il ne saura se débattre. 

La résilience des corps, Marie-Ève Muller
Les éditions de l'Instant même, Québec, 2019, 208 pages