mercredi 11 février 2009

La vieille fille et la mort


Avec un roman surprenant, on entre dans la production littéraire de l'année nouvelle. Il y est question d'un ours en peluche « borgne et galeux », d'un tableau à musique déglingué, d'une vieille assiette « en bleu et blanc », d'une fourchette « qui a gardé des traces d'omelette » et de bien d'autres objets insolites encore. Titre de ce livre déroutant ? Roman 41. Nom de l'auteure ? Monique Le Maner, qui signe ici son cinquième ouvrage.

Une nuit, Pierre quitte son « petit appartement » pour aller « faire un petit tour ». Sa vie est ainsi faite de petits tours qui le rendent heureux, croit-il. Il vit seul, n'a aucune famille, ni amis ni mémoire de rien ; il « rit et jouit » de ses découvertes chaque fois qu'il déserte la ville. Or, cette nuit-là, veille d'un long week-end, Pierre roule vers la campagne. Ne sachant trop où il va, il fait confiance au chemin qu'il a emprunté. Mais soudain le vent se lève et la neige se met à tomber « incroyablement raide », dressant un mur « tenture » qui empêche Pierre de poursuivre son escapade. Il essaie de plaisanter avec la lune « qui chipote un peu », il sort de sa voiture, sifflote pour se rassurer. Peu à peu, son corps devient prisonnier de la glace et du froid. Il a beau se moquer, si personne ne vient le secourir, la mort l'attend...

Il en est là quand une « longue voiture noire » s'arrête près de lui. Le vent et la neige s'étant calmés, un homme — Adrien — « emmitouflé dans un immense manteau de fourrure blanche » en descend. S'approchant de Pierre, qui le nargue, il l'invite à prendre ses bagages et à monter avec lui ; Pierre n'a rien emporté, ne se lestant jamais de superflu dans ses évasions. Étonné, Adrien le pousse sur la banquette arrière. Il est urgent de partir, la tempête reprend. Pendant le trajet, Pierre remarque combien l'inconnu, contrairement à lui, s'est encombré de bagages. « Valises, sacs à dos, sacoches. » À l'instant où ils arrivent devant une immense demeure, un orage éclate. Incongruité du temps qui passe. Ils entrent dans un hall tellement grand que Pierre « décida d'appeler la maison le manoir. »

Non seulement nous pénétrons dans un manoir mais aussi sur une scène factice de théâtre. Jusqu'au lever du jour, Pierre et Adrien dialogueront mais surtout échangeront. Si Pierre paraît insouciant, Adrien se morfond dans des souvenirs qui le hantent. Nous apprenons que l'emploi de Pierre, dans un salon funéraire, consiste à évaluer le travail des embaumeurs, qu'Adrien est un « meurtrier de pacotille » ; il avoue avoir tué quatre personnes... Pendant que leur mémoire se heurte aux objets s'échappant des bagages d'Adrien, des pas leur parviennent de l'étage. Surgit Cécile, « petite et frêle, avec de gros yeux clairs et des cheveux bruns courts tout frisés. » Quelque chose d'ingénu et de fatal en elle rappelle Ondine. Constamment, elle tient tête aux deux hommes, adoucit les « yeux colère » d'Adrien lorsque ses souvenirs, sous formes diverses, le bousculent, le désespèrent. C'est au point où il se déchargera sur Pierre de quelques-uns de ses actes répréhensibles, dénouant ainsi le passé de son partenaire.

Comme si une minuscule fenêtre embrumée s'ouvrait sur ce trio insolite, intervient entre les chapitres une vieille femme agonisante. Elle est seule au monde depuis qu'elle a été séparée de sa sœur jumelle à huit ans. Malgré d'affreuses douleurs, elle trouve la force de sourire. Elle a consacré sa vie à écrire quarante romans qui n'ont jamais été publiés. Pour oublier son mal, elle écrit le quarante et unième, le dernier. Les ficelles qu'elle tire si habilement nous font penser au parcours d'existences chaotiques, telles des bornes kilométriques sur lesquelles nos âges seraient inscrits, ainsi que le nombre d'années dont nous bénéficierions avant de mourir. Au cours du roman, Monique Le Maner nous raconte la touchante histoire d'un homme qui a perdu l'or contenu dans sa tête, il en est de même pour cette femme en fin de vie. Doucement, l'or de son imaginaire disparaîtra avec elle. Adrien et Pierre représentent nos antipodes. Dualité entre deux êtres qui se complètent mais ne savent fusionner leurs expériences. Seule Cécile trouvera grâce aux yeux de la vieille dame, qui en fera son héritière.

C'est un roman captivant que nous offre Monique Le Maner. Histoire fabulatoire soutenue par l'écriture concise, imagée de l'auteure qui n'hésite pas à faire de nous des êtres de papier, autant fragiles que les objets personnifiant les prédateurs de l'or contenu dans notre cerveau. Des phrases courtes, syncopées, reviennent constamment en leitmotiv, pour nous inciter à départager les faits, situés qu'ils sont entre convictions et duperies. Roman à la fois tendre et cruel, confirmant le talent de l'écrivaine qui écrit aussi des polars. Comme disait Pierre à propos des corps embaumés qu'il évalue, c'est une « appréciation globale » qui nous porte à parler de ce livre qu'il faut lire absolument.


Roman 41, Monique Le Maner
Éditions Triptyque, Montréal, 2009, 125 pages