lundi 31 octobre 2011

Drôle d'époque ! ***

Pendant une minute, on oublie les fureurs du monde. On pense à soi, au roman, Des trains qu'on rate, qu'on vient de publier dans la nouvelle maison d'édition numérique "Le Chat qui Louche", créée et dirigée par l'écrivaine Dany Tremblay, à Chicoutimi. La minute est passée, on revient aux rumeurs de la ville.  On a lu La concession, roman signé Marc Ory.

Paris, en l'an 2030. Depuis deux ans, la capitale est occupée par les Chinois. Une concession de l'envahisseur s'est établie sur l'île Saint-Louis, « corps étranger que rejetait la France. » Comme il est de rigueur en de pareilles circonstances, collaborateurs, résistants, espions, agents doubles se démènent en cette histoire insolite. Prise pour cible, une famille française, les Lamaury, témoignera des difficultés qui pèsent sur chacun des membres. Famille composée surtout de femmes : la grand-mère Adélaïde de Castelvieil, « pénétrée de culture chinoise », conférencière au musée Guimet. Se montrant trop souvent en compagnie du professeur Ping, de qui elle suit les cours au Collège de France, elle est considérée comme une traîtresse. Veille sur son bien-être son robot de compagnie, Alfred. Il y a aussi Émilie, sa fille, dépressive depuis que son mari s'est défenestré. Camille et Petit Pierre, enfants d'Émilie. Camille a vingt-trois ans, bardée de diplômes en art, elle « allait commencer un stage au nouveau Musée des arts de la Chine. » Petit Pierre, dix ans, est atteint de leucémie. Les uns et les autres seront prétextes à faire entrer en scène des personnages équivoques, comme Léopold Francœur. Diplômé du conservatoire, il se contente de jouer du triangle, gagne sa vie en tirant un « pousse-pousse pour l'occupant. » Héloïse Lambert, conservatrice du Musée de la chasse et de la nature, joue un rôle obscur auprès de Camille. Yu Chi Ming, homme métissé. Sa mère est une juive de Hong-Kong, son père, un Chinois han. Aventure sans lendemain de laquelle naîtra l'enfant. Abandonné par sa mère, placé chez un cousin de son père, qui le maltraite ; méprisé par ses compatriotes, Yu Chi Ming, enfant surdoué, envers et contre tous, atteindra le poste prestigieux d'architecte en chef du Musée d'art chinois, à Paris. Le hasard et un cerf-volant mettront Camille sur sa route... On ne peut passer sous silence la très sensuelle Roxanne Mathoss. Elle aussi est métissée mais contrairement à Yu Chi Ming, elle utilise cet atout avec perversité. Designer et styliste, elle laisse dans son sillage de sulfureuses petites culottes en soie noire. Signature d'une femme fatale, chef incontestée de la résistance. En arrière-plan se dessinent les ombres d'êtres néfastes qui détiennent le pouvoir d'un monde désaccordé, pusillanime. Jusqu'au dénouement déboulant aux accents d'une valse, aux grondements du tonnerre. La foudre s'érigera en justicière...

En parallèle avec ces événements dignes d'une tragédie shakespearienne, la grand-mère Adélaïde lit à son petit-fils, Pierre, une correspondance que s'échangent deux jeunes Français en l'an 1926. Lettres de Maurice, né en Chine et y demeurant, qu'il adresse à son cousin Guillaume. Maurice dépeint l'empire du Milieu d'alors, les trois guerres de l'opium, la guerre des Boxers, la révolte des Tai Ping, les épreuves d'une Chine exploitée par les Occidentaux. Maurice a un frère qui, semblable à Petit Pierre, est atteint de leucémie, mal qui le tuera. Les deux enfants ont en commun la passion des cerfs-volants. Les dernières lettres de Maurice nous apprendront qu'il s'est épris passionnément d'une jeune Chinoise, amour condamné en ces temps exaltés par l'intolérance patriotique.

Après avoir refermé le roman, on se pose une question, sinon plusieurs. Que viennent faire dans ce texte les lettres de Maurice adressées à son cousin Guillaume ? Servent-elles d'allégation à Marc Ory pour faire part au lecteur des calamités qu'a subi l'empire du Milieu au cours de diverses invasions ? Pourtant, des tics d'érudition encombrent le récit contemporain, se plaquant sur les protagonistes aux prises avec des complots ourdis par de farouches partisans, comme il en existe dans tous les pays victimes de conflits accablants. L'occupation de Paris par les Chinois en 2030 n'est pas sans rappeler l'occupation allemande en France, durant la Deuxième Guerre mondiale : délations impitoyables, représailles extrémistes. Les femmes, amantes de l'éventuel ennemi, sont tondues sans distinction de classe. Il y a aussi la lettre de Rébecca, mère de Yu Chi Ming, réfugiée à Tel Aviv, à sa meilleure amie restée à Hong Kong. Que recèle-t-elle ? Encore des anecdotes historiques chinoises et le parcours d'une femme téméraire, plutôt irresponsable...

Roman qui aurait mérité d'être dépouillé de nombreux faits épisodiques ayant trait à la civilisation chinoise. S'il est agréable à lire pour ceux et celles que la Chine intéresse, il risque de lasser des lecteurs qui cherchent une histoire originale d'aventures et d'amour. Il aurait fallu que l'historisme soit davantage intégré à l'action, alors qu'il est constamment narré dans des dialogues ou mentionné dans des lettres. Parfois hors contexte, comme la polémique existant autour de l'armée de terre cuite du premier empereur, Quin Shi Huangdi... Quelles étaient au juste les intentions de Marc Ory ? Le tout rassemblé, équilibré, aurait abouti à un excellent roman, ce qui, hélas, se délaie ici dans des considérations bavardes, minimisant l'ampleur humaine de femmes et d'hommes défendant un idéal rarement remis en cause...


La concession, Marc Ory
Éditions Triptyque, Montréal, 2011, 203 pages