lundi 30 novembre 2020

L'enfance perçue comme un arbre essentiel *** 1/2


Des moments délicieux nous traversent de part en part, redoutables comme la flèche de Niobide, nous coupant le souffle, figeant un sourire sur nos lèvres. Ces moments exquis sont dus à un événement aussi petit que nos démons endormis dans nos mémoires, ne s'éveillant que lorsque nous redoutons mourir d'essoufflement. Inutile de chercher à comprendre, rien n'a eu lieu, rien ne s'est passé. Une brèche dans un rêve assoupi. On commente le roman de Julie Dugal, Nos forêts intérieures. 

Si cette année a été plus que difficile, quelques lueurs inattendues ont traversé et éclairé les ombres mouvantes de nos occupations littéraires. Comme celle d'avoir découvert de très beaux livres — romans et nouvelles — écrits par de jeunes et moins jeunes auteurs qui en sont à leur premier coup de maitre. Des femmes auront essaimé leur talent au tableau de la littérature québécoise, pour notre grand plaisir de lectrice. C'est le cas d'un premier roman qui nous est tombé sous les yeux un peu par hasard, relatant la démarche de Nathalie, jeune femme qui a quitté le lieu de son enfance, pour elle privilégiée, y laissant des souvenirs inaltérables. En ville, à Montréal, elle a construit une maison sentimentale avec un homme, Mathieu, de qui elle aura deux filles. C'est à la naissance douloureuse de l'aînée, Magalie, qu'un réveil se fera en elle, se remémorant les êtres qui lui ont manqué depuis le départ de son village avec sa famille, à l'adolescence. Se greffent à ce vide affectif, sa grand-mère, son cousin, Luc. Son oncle Paul autour duquel plane une confuse histoire amoureuse, mal définie, avec une très belle femme, Anita, qui vit, recluse, dans une cabane, loin du village. Des livres traitant de plantes remplissent sa demeure. Elle est dépeinte comme une sorcière parce que marginale. Nous le savons, nous nous méfions des êtres dont les gestes ordinaires diffèrent de ceux de nos semblables. Dans le présent de Nathalie, il y a Karine, l'amie de toujours, qui, avec ses parents, a rejoint la ville peu après la famille de Nathalie. Si cette dernière a une âme de guerrière, Karine est la petite fille qu'elle protège, blonde aux yeux bleus, manières floues et délicates. Un rien immatérielle dans ses comportements. La vie effrénée ne va-t-elle pas les séparer, Karine n'ayant pas assisté à la naissance d'Adèle, deuxième fille de son amie. De la colère fomente une partie du passé de la narratrice, en même temps qu'un sentiment immodéré pour la forêt Rouge l'a enivrée de ses senteurs sauvages, contrairement à Karine qui s'avère plus méditative, faisant confiance aux divinités forestières quand elle y dort avec Nathalie. La force de celle-ci est nourrie de ses peurs instinctives, de son refus à se soumettre à l'oubli, comme amputée d'un membre qui se rappelle à un corps mutilé. 

La fiction alterne entre hier et aujourd'hui, l'insouciance et la maturité. Ce qui est une gageure pour un premier roman aussi conséquent, magnifiquement écrit. On aurait pu se perdre dans ce dédale d'allées et venues où couve puis surgit un drame amoureux, les villages soudoyant le mystère qui s'y fabrique au détriment d'un bonheur simple et honnête. Le silence plombé, coupé en morceaux lors de l'anniversaire de la grand-mère, résoudra bien des arcanes. La mort de l'oncle Paul quand il tombe d'un toit. La personnalité troublante de Luc, éternel adolescent, qui a préféré la forêt et ses éléments, faune et flore, aux effluves empoisonnés de la ville. Karine et sa soudaine obsession pour les Tupperware qu'elle représente d'une contrée à une autre, au grand dam de Nathalie. Son aventure sexuelle avec un chauffeur d'autobus alors que Karine a été prêcher une saison en Afrique. Les parents, les tantes, les cousins et cousines, occupent un monde qui n'est pas dépourvu d'humour, allégeant l'atmosphère rebellée de l'histoire que l'écrivaine défriche dès l'entrée sur scène des protagonistes. La liberté, que Nathalie prétend ne plus avoir, qu'elle veut transmettre à ses filles, après qu'elle se fut remise de l'échec de son couple. L'histoire est riche de ces outrances, de ces excès, que seule Nathalie ressent, la naissance de ses enfants ayant ouvert une brèche sur l'antan des émotions, surtout des sensations. On dirait que des branches ont poussé au bout de ses bras, de ses jambes. Dans sa tête, dans son corps. Elle s'est découvert une force d'arbre qu'elle abreuve de son trop-plein de tendresse envers une longue saison charnelle de faune et de flore qui n'est plus, qu'elle recherchera avec Karine. N'avait-elle pas rêvé d'une retraite intérieure, entourée de la nuit, de ses occupants animaliers, de la végétation ? Mais qui a retrouvé intacts les lieux de l'enfance ? Qui ne les a pas modelés de manière à ce que la vie adulte soit supportable ? Quand se croisent, arrangés, le passé et le présent affublés de nos errances, ne manque que la véracité de nos enchantements. Ce qui arrivera à Nathalie après une fin de semaine près de Luc, dans sa roulotte brinquebalante, symbole inévitable d'un événement qui assagit l'enfance, la classe parmi l'embellie des légendes. 

Le récit étant complexe, imbriqué de niveaux distincts, parfois kaléidoscopique, on a choisi de l'effleurer, laissant la partie belle à la lectrice, au lecteur, qui découvrira mille merveilles au cours de ces pages, poétiques, intelligentes, desquelles on a tu l'essentiel, incitant toutes sortes d'imaginaires à révéler ce qui, à force de camoufler les frayeurs d'une petite fille, réinvente des lieux irréels, telle une école désertée, tel un champ de cannabis. Incantation d'une enfance poussée à ses extrêmes, Nathalie se reflétant dans la sérénité de Karine, reconnaissant enfin leurs oppositions. Tant d'autres liens dénoués, après que la violence du feu les a ravagés pour que le sol, d'innombrables sols calcinés, redeviennent vierges, que renaisse une vie originelle et que Nathalie, restant identique à ce qu'elle est, se réconcilie avec elle-même, demeure la flamme essentielle de ce renouveau. Un premier roman qui survit généreusement dans la mémoire quand il s'agit de le fermer, de passer à moindre lecture.


Nos forêts intérieures, Julie Dugal

Éditions Marchand de feuilles, Montréal, 2020, 400 pages