lundi 19 octobre 2020

Les clins d'œil d'un pont légendaire *** 1/2


Comment oser affirmer que l'être humain est issu d'une volonté céleste, voire d'une essence divine ? Quand nous connaissons la complexité si enchevêtrée du corps matériel, il nous est impossible de ne pas ressentir un profond agacement envers celles et ceux qui refusent systématiquement de mettre en doute leurs convictions fondées sur des écrits passéistes. Certitudes qui ne sont pas prêtes d'arrondir leurs angles. On a lu les nouvelles de Stéphane Ledien, Des trains y passent encore. 

On aime lire ce genre minimaliste, on ne s'en lasse pas. On redonde, l'affirmant souvent dans nos points de vue. C'est pour convaincre lectrices et lecteurs qui ne sont pas séduits par des textes souvent brefs, relatant l'essentiel en quelques pages. On n'a donc su résister à l'attrait des nouvelles de l'écrivain Stéphane Ledien. Un thème les ordonne, fil qui nous a surprise, le Tracel, à Cap-Rouge, présenté avec la délicatesse d'un poème. Pont ferroviaire centenaire qui a inspiré à l'auteur d'imaginaires fictions, nous les a offertes généreusement. Nous traversons brusquement des époques. Des situations se disloquent. Il y a de l'habileté dans cette stratégie, un pont ferroviaire étant synonyme de voyage.

Nous sommes à Paris, début du XXe siècle, la capitale est en pleine effervescence, la tour Eiffel attire les curieux en ce dimanche frileux. Un inconnu, tailleur pour dames, s'est mis en tête de démontrer l'efficacité du « costume parachute en toile de caoutchouc de sa propre confection ». Les journalistes sont à l'affût, dont un certain Gustave Paradis, qui assistera à la chute du tailleur téméraire, celui-ci ayant voulu défier la loi de la gravité. Bien plus tard, nous retrouverons Gustave Paradis dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Blessé à la tête, il sera démobilisé, ne manquant pas de se remémorer la fatale envolée du tailleur. Gustave Paradis est un homme sceptique, désenchanté de la condition humaine. Il se mariera, aura trois enfants à qui il racontera l'épopée tragique du tailleur volant. Au point que ses enfants, devenus adultes, parents à leur tour, évoqueront, chacun à sa manière, le saut périlleux du tailleur de la tour Eiffel. Symbole pour Gustave Paradis d'une vie ratée, ce qu'il éprouve envers lui-même, ce qui ne sera pas mentionné, mais inscrit entre les lignes. L'un des fils émigrera au Québec, s'émerveillant du pont ferroviaire, proche de chez lui. Bien souvent, ce pont est effleuré dans l'esprit d'un protagoniste, ou frôlé par un regard étonné. Ce qui se révèle dans la nouvelle suivante, La prophétie du treillis. Initiation d'un adolescent tribal à la chasse. Fébrile, il attend le gibier quand, soudain, il croit voir une forme gigantesque. Ce n'était pas le Grand Esprit mais un « corps long et plat pourvu d'innombrables pattes fines et striées ». L'apprentissage tourne mal, l'adolescent reçoit une flèche mystérieuse dans la gorge, il meurt. Trois siècles plus tard, deux aventuriers européens, veulent enfouir, sur les mêmes lieux, quelques trésors volés, dont des objets dérobés à la chapelle de la Congrégation. Ils en paieront le prix, l'ombre ensanglantée d'un jeune Amérindien apparaissant à l'un des bandits, quand il embarquera pour une colonie pénitentiaire en Australie. Le temps a passé, sir Wilfrid Laurier, premier ministre du Canada, a la vision d'une passerelle interminable, reliant l'est et l'ouest du pays. Ce qui sera accompli dans d'innombrables douleurs, personne ne remarquant la présence irréelle d'un jeune Amérindien couvert de sang, d'un forçat, la peau tannée par le soleil des antipodes. L'écrivain fait preuve d'une imagination visionnaire, prévoyant qu'au déclin du pont, des gamins braveraient les dangers en franchissant la structure, par rodomontade ou pour en terminer avec une adolescence qu'ils jugent incomprise. 

Le Tracel, s'avérant une entreprise légendaire, inspire au nouvelliste des histoires improbables, comme celle d'un vieux monsieur qui, se promenant sur un petit pont de bois surplombant une rivière, entend les lamentations de deux hommes. L'un, négociant en bois et en acier, l'autre contremaitre dans une usine de machines à vapeur. Les deux semblent découragés par la routine de leur travail. Le vieux monsieur les interpelle, leur soumet un projet ambitieux, presque irréalisable. Il s'agit de construire des chemins de fer et des ponts, de fabriquer des locomotives, des wagons, pour transporter des gens d'une frontière à une autre. Trois boulons d'or, magiques, accompliront un miracle qui intriguera l'enfant, Pierre, à qui cette histoire est racontée. Rattaché, tel un wagon à un autre, se profile, dans un conte fantaisiste, le trotteur Alexis Lapointe, surnommé Alexis Le Trotteur. Si chacune et chacun connait les aventures de ce bonhomme décalé, chacune et chacun ignore qu'il désirait braver la rapidité des trains québécois. Il courait comme un fou, il était heureux. Ni sa famille, ni les gardes forestiers, ne pouvaient interrompre sa course. Mais un grave accident faillit l'immobiliser. C'était sans compter sur la magie du Tracel qui, poussant un énorme sifflement, l'invita à le rejoindre, et finir sa course. Ce sont là, les surprises audacieuses de l'écrivain, qui nous font sourire, avant de nous projeter dans le drame d'un groupe d'adolescents rassemblés autour d'un feu de camp dans une forêt. Là encore, intervient en filigrane le Tracel, son immense structure se dressant dans l'ombre. L'un des ados raconte comment un jeune de l'école secondaire s'est tué en grimpant sur le pilier le plus haut. Dans le groupe, un leader et un souffre-douleur se mesurent alors que les flammes crépitent, accentuant les bruits de la forêt. Le groupe s'éparpille, deux des garçons ont disparu. Est-ce un mirage ou l'un d'eux a-t-il été mystérieusement assassiné ? Nouvelle à la limite de la fantasmagorie, qu'on a fort appréciée, doutant parfois de son obscure réalité. Autre texte qui nous amène à nous apitoyer sur un homme éprouvant un subit vertige, figé par la terreur de tomber du haut d'un habituel échafaudage. Puis, sans ambages, nous assistons à la dualité d'un vieil homme, Pépé, et d'un chêne gigantesque. C'est tendre, c'est autant rutilant que les feuilles du chêne qui, d'année en année, refusent de tomber au rythme de ses frères-arbres, enrageant durement Pépé contre le fagacée. Même au loin le Tracel « semblait virer à l'écarlate », ronchonne-t-il. La complicité entre le chêne et le vieil homme s'établira au-delà de la mort de ce dernier. 

Le recueil de ces fables intelligentes, oscillant entre nouvelles, récits, contes, se ferme sur les réflexions déroutantes de deux humanoïdes, se posant des questions à propos de pièces métalliques provenant d'un pont tout en acier, « surplombant une vallée, en Amérique du Nord. » Les deux androïdes en déduisent que l'humanité parvenue à un point tel de développement, ses scientifiques avaient fini par s'ennuyer, défaisant et refaisant, symboliquement, ce qu'ils avaient fabriqué. Indice peu rassurant, les deux phénomènes visitent un musée... Du commencement à la fin du monde où Stéphane Ledien situe ses fictions, le temps s'est écoulé pour le meilleur et le pire, comme cela se passe dans la vraie vie, vie ordinaire s'il en est. Nous, lectrices et lecteurs, nous avons pris le temps de savourer ces dévastations ordinaires, nous promenant non sur un pont d'acier, aussi légendaire soit-il, mais sur la passerelle qui nous unit, humains, d'un point à l'autre des frontières. Faillibles mais voyageurs infatigables grâce à un écrivain qui tente, avec talent et humour, de nous émerveiller, qui y réussit.


Des trains y passent encore, Stéphane Ledien

Lévesque Éditeur, Montréal, 2017, 105 pages