lundi 31 janvier 2022

Là où il est question d'âmes *** 1/2


Il y a des livres qui, après lecture, nous ébranlent. D'autres nous font sourire de bien-être. Des premiers on en sort fatiguée, des seconds on s'interroge sur la nécessité de les commenter. Brève réflexion pour mentionner qu'aucune histoire ne nous laisse indifférente. Cependant, on a éprouvé de la colère après avoir refermé une centaine de pages qui n'apportaient rien à la littérature, ni à nous-même. On parle du roman d'André Frappier, Kerguelen. 

Après avoir terminé la lecture de ce roman, on en est sortie rassérénée, malgré un récit où la vie et la mort se chevauchent, donnant la parole à quatre protagonistes, qui se sont blessés mutuellement. Il est vrai qu'on venait de lire une histoire complexe où le sort de l'être humain s'avérait désespérant. Peu de lumière à l'horizon, contrairement à ce roman où les agissements de trois hommes et d'une femme ont transcendé la normalité de leur bref passage sur la terre ferme. Et ce n'est pas une architecture non linéaire qui a influencé ce qu'on avance. Les quatre, aux prises avec leur amour exacerbé, enclos de limites humaines qu'ils acceptent mal. La mort, ou plutôt sa résurrection, les réconciliera, magnifiant un passé inhabituel mentionné dans un temps ordinaire, des années plus tard. C'est l'éloignement qui les réunira, leurs âmes pour le moment assoupies, leur corps, enveloppe charnelle encombrante. Entre fiction et réalité, les immenses montagnes dépeintes par l'écrivain existent bien, les alpinistes professionnels y défient leur courage, ils les affrontent non pour en vaincre le sommet mais pour se mesurer à une nature rébarbative qui leur apprend l'humilité. Ce jour-là, Ariel, fils de Patrice, qui fut un passionné, opposé farouchement à toute injustice, répand les cendres de son père sur les pentes du K2, massif du Karakoram, au Pakistan. Durant ce trajet périlleux, Ariel, paléontologue, se souviendra de Patrice, alpiniste, médecin, qui l'a abandonné, lui et son frère, leur mère, pour partir à la conquête du monde, visant les montagnes et le désert. Se désintéressant d'une femme qu'il aimera intensément, trop épris de liberté. Alexandra qu'Ariel retrouvera, suivant un indice de son père, au Casino Taj Mahal, à Atlanta City. Ils tomberont dans les bras l'un de l'autre avant de se révéler arrimés à Patrice, l'un étant le fils, l'autre, l'amante. Alexandra, célèbre violoncelliste, a elle aussi abandonné mari et enfant quand par hasard, après un concert, Patrice lui proposera de partir avec lui. N'importe où. Contingence qui les amènera à prendre en considération les mal-nantis de ce monde, Patrice construisant des cliniques, Alexandra improvisant des concerts. Depuis ce temps, narré par Ariel, la musicienne est morte, assassinée par des terroristes, à Zamboanga, ville phare de l'île de Mindanao, aux Philippines. Son fils, Guillaume, devenu violoniste, se remémorera son enfance loin de cette femme idéaliste. Plus tard, quand les deux, Ariel et Guillaume, auront fait la paix avec eux-mêmes, et leur partenaire affectif, père et mère, ils entreprendront de réunir les âmes de Patrice et d'Alexandra durant un long périple, à bord du voilier d'Ariel, le Kerguelen, qui se dirige vers le port de Mindelo, au Cap Vert.

Les voix des quatre protagonistes s'entremêlent, Ariel et Guillaume se penchent sur le comportement inexplicable d'êtres qu'ils ont aimés désespérément, Patrice et Alexandra explicitant les raisons essentielles de leur abandon. Ces deux derniers étant morts, Ariel et Guillaume les transcendent, déifiant ce père et cette mère qui vivaient en marge de la société conventionnelle, leur profession les isolant dans un monde singulier où musiciens et alpinistes font bande à part. Ce qui se ressent dans leur histoire édifiante, cette nécessité de se retrouver dans des lieux et conditions extrêmes. Plus nous pénétrons dans leur aventure insensée, plus un profond détachement les habite, représenté surtout par Patrice qui traversera le désert de Gobi, au mépris de la chaleur inhumaine, de l'absence de puits d'eau, d'un nulle part qui se dresse devant lui. Alexandra, de son côté, avertie de son ingérence dans une école de Mindanao, poursuit son périple  périlleux. Pour elle, la musique n'a qu'un sens, celui de la transmettre à des enfants démunis, valeur intrinsèque qu'elle paiera de sa vie. 

L'écrivain André Frappier met ses connaissances de la montagne à contribution. Quelques-unes de ses marginalités, comme l'éducation des enfants. La voix paisible d'Ariel nous avise des cheminements entêtés de son père, de son indomptable indépendance quand il s'agit d'affronter des contrées vierges, de s'attacher à des hommes pourvus du même idéal que lui. Sa peine incommensurable quand l'un de ses compagnons de cordée sera emporté par une avalanche dans l'Himalaya. Des pages admirables dépeignent l'amour excessif d'un homme et d'une femme, voulant échapper à l'usure des sentiments, empreints de trop de quotidien. Le parcours d'Ariel, se souvenant de celui de son père, nous fait côtoyer des gens hors du commun, de ce qu'il est possible d'atteindre dans la grandeur des paysages, le regard peu habitué à de telles démesures qui semblent ramener l'être humain à sa petitesse pour mieux l'endiguer au paroxysme de ses possibilités. Patrice et Alexandra, l'un sur les parois du K2, l'une dans les profondeurs du lac Baïkal, poursuivront leur route cahotée vers la Terre d'Adélie, jusqu'à ce que leurs âmes reprennent une certaine consistance pour les réunir enfin dans la dernière étape de leur voyage maritime. 

Récit onirique comme nous en lisons rarement dans la littérature actuelle. On a savouré le questionnement d'Ariel, paléontologue, qui s'interroge sur les bouleversements qui ont décimé la planète de ses dinosaures, les ont peut-être pétrifiés sous l'effet d'une immense masse de sable charriée par un vent titanesque, il y a soixante-cinq millions d'années. Ces interrogations servent-elles d'alibis pour nous faire part de l'obsédant désir de liberté de Patrice qu'il ressentait devant tout attachement, et dont il se serait servi pour rechercher Ariel, faisant de son fils le but obsessionnel de sa traversée du désert de Gobi ? Roman lyrique, enrubanné d'idéalisme, bardé de balbutiements passionnels, d'épanchements autres que des paroles. Récit symphonique comme le sous-titre André Frappier, tel un orchestre se met en place, délaissant la cacophonie des voix instrumentales pour transiter vers l'union inespérée d'âmes conjointes, qui auraient pu se perdre dans une incompréhension aveugle quand elles étaient emprisonnées dans un corps périssable...


Kerguelen, André Frappier

Éditions Les 3 Colonnes, Paris, 2021, 206 pages

lundi 24 janvier 2022

Une ville portuaire concentrée dans sa bulle *** 1/2


Que de deuils en cette fin d'année. Des humains que nous connaissions de loin, d'autres qui sont passés brièvement dans notre existence la démarquant de quelques gestes, de quelques paroles. Et que dire des hommes, femmes et enfants, qui tombent dans l'anonymat de guerres fomentées d'un idéal douteux, reléguant toute humanité dans un sac sans fond où s'entredévorent des serpents haineux ? On parle du roman de Marie-Françoise Taggart, Elizabethville.

En tout, même dans certaines villes, petites ou grandes, se dessine le revers de leur médaille, qui se manifeste sous des aspects innocents pour mieux appâter le chaland. Il suffirait de gratter la première couche de sédiments, nous y trouverions des moisissures dévorant des lieux portuaires jusqu'à l'os. Faut-il passer outre ou mettre au jour les causes de ce pourrissement ? Comportement oscillatoire qui s'est longtemps pratiqué dans la capitale d'Elizabethville, au nord de l'île du New Shetland, où vit une population paisible, encaquée dans une paix de l'esprit qu'il ne faut surtout pas chambarder. Vie rangée, esprits étroits, regards déployés sur les autres, certains prenant le risque de piétiner les plates-bandes du voisinage, représenté par quelques protagonistes qui se croient à l'abri de turpitudes squelettiques envasées au fond de la mer. Ou derrière des portes fermées à double tour. Mais au risque de bousculer l'apparent endormissement des insulaires, surgira de presque nulle part un diplomate, Maurice Orage, émissaire représentatif du ministère des Affaires étrangères d'Ottawa, qui doit retrouver une professeure disparue depuis bientôt trois semaines, Élizabeth de Vimy. Démis de ses fonctions pour avoir échoué à une mission au Pakistan, Maurice Orage affrontera l'île et ses habitants, trainant sur son dos douloureux ses remises en question lors de son mandat en plein désert. Peu à peu, telle l'enquête qu'il mène, il se remémore les dangers qu'il a encourus, ayant défié les ordres de ses supérieurs. 

Entre les chapitres, se greffe une voix masculine, cohérente et menaçante, alors qu'en filigrane se présentent des humains requis pour nous mettre sur des pistes insoupçonnables, comme Mike qui entretient le jardin du couple de Vimy. C'est derrière les rideaux de leur voisine, Gail Pimberton, que nous aurons droit à un portrait sans complaisance de l'homme qui s'occupe, poétiquement, de rosiers qui le passionnent. Attardé mentalement, souligne cette femme médisante. Vivant sur une péniche, Mike jouera un rôle déterminant au long de l'enquête, s'illusionnant peu sur ses employeurs. Dans le jardin, il fera une macabre découverte qui le fera fuir, délaissant ses outils sur le terrain. Plus tard, sans le savoir, il sauvera la vie d'une jeune femme handicapée à qui il a offert un fauteuil roulant électrique d'occasion, son propriétaire étant décédé. De son côté, l'aventure menée par Maurice Orage renforce ses doutes quant au sort réservé à Élizabeth de Vimy lorsqu'il rencontrera ses parents, des gens qui camouflent un mystère dans leur immense demeure, élevant le fils de trois ans de leur fille, monoparentale, droguée, fugueuse, aux dires du père. Après avoir sillonné toutes les possibilités d'une enquête irrésolue, le diplomate comprend mal les causes de cette recherche sans but, qui lui seront révélées par le ministre de l'île, en même temps qu'Orage lui fera part d'un drame qui a été étouffé depuis des années, lui apprenant que la disparue tenait un journal contenant des faits troublants sur son compte. 

Enquête sur une femme devenue une île elle-même, ce morceau de terre privilégiée se creusant de souterrains où se mussent de jeunes autochtones, parias de cette société léchée par un apparent bien-être, lequel s'effritera grâce à la persévérance humaniste de Maurice Orage, devenu malgré lui, l'ami et confident d'une jeune femme paraplégique qui, à chacune de leurs rencontres, l'informe de faits répugnants ternissant la bourgade, révélations qui mettront son existence en péril quand elle sera repérée par un meurtrier psychopathe. Intuitif, le diplomate se souvient alors de sa mission ratée au Pakistan, réalise qu'il se retrouve dans une situation identique, responsable d'une personne qu'il a mise en danger. Il réagira à temps, secouant l'inertie aveugle des responsables qui gouvernent l'île, tels le maire et sa suite, manifestement sous l'emprise des Hells Angels. 

Si les bons et les méchants entrent dans la catégorie qui leur est due, il est indéniable que ce roman fascinant sous bien des aspects, essaimé d'inventivité et d'une écriture élégante et soignée, dénonce des assassinats physiques et mentaux qui existent ailleurs que sur une île aux parterres fleuris de rosiers. Les propos funestes d'un jardinier qui, au moment voulu, se révélera un homme surprenant, loin du demeuré fuyant une compromettante trouvaille. Tout le roman est ainsi, enveloppé de superpositions efficaces, de silences vénéneux, cristallisant des êtres et des événements qui, grâce à l'honnêteté morale de quelques-uns seront disséqués au grand jour. Qu'est devenue Élizabeth de Vimy, toujours introuvable ? Sert-elle d'alibi pour mettre en relief les agissements meurtriers d'un psychopathe, la disparition interlope de femmes autochtones ? L'intrigue se conclut d'une manière alléchante sous le soleil de l'île, à la limite d'une fin chorale qui nous rassure sur le sort inattendu du ministre, de celui, équivoque, du maire. Des projets de Mike, jardinier jusqu'à la pointe de ses desseins florissants... Loin de l'île, une autre histoire se trame, le retour au bercail de Maurice Orage, accompagné de son amie paraplégique, réservant peut-être une suite à ce palpitant roman, faveur qu'on demande à l'écrivaine, Marie-Françoise Taggart, sans aucune hésitation. L'histoire humaine se prévalant de multiples ressources quand il s'agit d'en creuser les failles, de les transformer en une fable imaginaire pour le plaisir immense de faire la connaissance d'êtres semblables à nous-mêmes, livrés à leur propre destin duquel nous ne pouvons rien...


Elizabethville, Marie-Françoise Taggart

Les Éditions Mains libres, Montréal, 2021, 287 pages


lundi 17 janvier 2022

Un présent alourdi des colères du passé ***


On profite des derniers sursauts passionnés qui nous restent à vivre. On ne se leurre pas, notre passé se fragmente, tel un puzzle bousculé par une main distraite. Le présent demeure entier, composé d'un semblant d'avenir, l'un et l'autre appesantis de nos incertitudes réunies en une étrange histoire. Histoire humaine qu'on emportera sous la terre ou dans les flammes. Propos lus ce matin, qui nous laissent perplexe. On commente le roman de Michaël Carlier, Arides.

Après notre lecture, on s'est interrogée sur le genre que représentait ce livre. Roman, conte, fable ? On a opté pour le conte, qui permet de se hisser hors du temps, en des lieux immémoriaux, comme si le premier nous rappelait que tout finit par se rejoindre, le deuxième, évoquant le souvenir flou de villages, désertés de sa population de laquelle n'existent plus que quelques traces, autant dire des ruines. Ce qu'on a éprouvé en refermant l'objet de papier, la dissolution fracassée d'hommes et de femmes qui se sont exprimés à l'intérieur d'une histoire presque volatile. Un homme, Daniel/Dan, se prépare pour aller travailler quand sa femme, Roselyne, lui montre un paquet qu'il a reçu par la poste. Elle aussi part travailler pendant que Dan ouvre l'enveloppe. C'est un recueil de poésie de son fils Élias, qu'il a abandonné à l'âge de quatre ans à la suite d'une liaison éphémère. Dan n'en pouvait plus de sa vie avec la mère de l'enfant, qu'il jugeait monotone. Lâchement il a fui, comme il s'enfuira en voiture après vingt ans de vie commune avec Roselyne. À la suite d'un accident, il se retrouvera dans une contrée quasiment désertique, marchant jusqu'à un bistrot où il pense trouver du secours. Il n'obtiendra qu'un silence incompréhensible de la part des quelques clients. L'un d'eux, Hubert, le conduira vers le village qu'il cherche, lieu de ses origines, mentionné vaguement par son père, agonisant. Qui ne lui a jamais révélé d'où il venait, qui était sa famille. Dan a vécu avec ce mystère jusqu'à son âge actuel, la jeune cinquantaine. À un moment donné, le conducteur l'informe qu'il ne va pas plus loin, le fait descendre et le laisse en plan, entouré de terres poussiéreuses, à la merci d'un soleil accablant. Il marchera longtemps avant d'atteindre un magasin général tenu par une vieille femme misérable, Simone. Après quelques échanges disgracieux, épuisé, il dormira dans une chambre condamnée à préserver un passé peu rassurant. Sur un mur, se trouve une photo ancienne : Théodore et Émeline, « des prénoms d'un autre temps ». Pour nous introduire plus avant dans le récit, l'auteur nous informe de la naissance d'une petite fille, Élina, née une vingtaine d'années plus tôt. Elle vit avec ses parents et son grand-père une enfance privilégiée. Proche de la nature, elle leur raconte le discours qu'elle échange avec la rivière et les arbres. Ce qui les inquiète un peu. Plus tard, nous saurons que les mots l'assaillent, qu'elle a un don, hérité de son grand-père et de son père. 

Pendant ce temps, Dan n'arrivera nulle part, continuant son périple désespéré, tournant en rond dans son obscur passé et sur lui-même. Manière d'entrer dans l'histoire d'une famille qui commence avec le grand-père Théodore, patriarche autoritaire venu nous ne savons d'où, avec sa jeune épouse Émeline. Il apportera l'abondance au village, fera reverdir les terres en jachère, embauchera des villageois qu'il mènera rudement. De ce couple, naitront deux fils, Gustave et Édouard, différents, presque opposés quand sonnera l'heure tragique de rendre des comptes. Théodore meurt, les villageois qui ont établi un rapport amour-haine avec lui et sa famille se posent bien des questions sur l'avenir de la ferme. En parallèle, Dan arrive au village, rempli de ses illusions qu'il devra mettre en veilleuse. On le laisse à son onirisme pour faire mieux connaissance avec Élina, vingt ans, qui exacerbe le désir de Hubert, amante occasionnelle de Frank, homme à tout faire. Elle habite une petite maison dont plus tard nous connaitrons l'origine, tout dans cette histoire étant une affaire de commencement et de fin, ce qui crée un étrange suspense intemporel. Cette nuit-là, Élina ne dort pas, des voix subconscientes la submergent. Allongée sur la terre sèche, elle se perd en incantations adressées à un être ou aux nuages, nous ne savons trop. Elle se remémore quelques scènes de son enfance avant la mort de son grand-père Gustave qui avait repris la ferme, ce que ne souhaitait pas Théodore, préférant son fils Édouard. Rivalité entre les deux frères qui, sans aller plus avant dans le récit, nous convaincra d'un drame, qui se serait passé des décennies plus tôt. Au présent, dans cette contrée aride, nous ne ressentons que la fracture haineuse d'hommes et de femmes en proie à des rêves irréalisables, leur personnalité empêtrée de situations qu'ils n'ont pas assumées, chacune et chacun souhaitant, par une magique espérance, remettre le village sur les rails de l'abondance. Au loin, se profile Dan qui attend son heure pour se présenter aux villageois. Élina et Frank entretiennent des rapports de force qu'ils confondent avec l'amour, Élina persuadée qu'un étranger viendra pour elle... La vieille Simone, qui fut jadis éprise follement de l'un des deux frères. Passion à laquelle Théodore mettra fin sans état d'âme autre que celui de son autorité implacable sur la famille et sur ses biens. 

Tous ces êtres, certains innommés, ne sont que l'ombre d'eux-mêmes, pétris de haine et de violence les uns envers les autres. Histoire familiale bâtie autour d'une maison que deux femmes se disputent, mais dont les fondations, écrasées sous des brèches humaines, ne sont plus que des résidus d'existences grugées par des sentiments contraires à la réconciliation. Encore moins enclins à une harmonieuse entente, les villageois ayant saisi les colères de cette famille déchirée par elle-même. Ce ne sont que des fuites qui prennent allure d'apaisement, basées sur un héritage personnel, celui d'une convention improbable. On dirait que l'inertie accablante du village alimente durement le comportement nocif des protagonistes, toujours dressés sur leurs ergots vengeurs. Et ce n'est pas d'évoquer des temps meilleurs qui vont rapprocher ces hommes et ces femmes, porteurs de leur propre défaite, pétris de leurs ressentiments. Élina, héritière d'un don familial, celui de gouverner les éléments naturels, ne saura profiter de ce privilège, ne songeant qu'à l'étranger, entrevu dans les collines, qui est venu la chercher, croit-elle. Ce dont on doute, l'auteur le décrivant peu conciliant avec autrui, seule la survie lui accordera quelque indulgence envers la jeunesse désemparée d'Élina.

Premier roman complexe, Michaël Carlier a dépeint des tragédies qui se déroulaient autrefois dans des villages repliés sur leur silence, sur la monotonie des jours qui se déroulent sans que rien n'arrive pour les distraire. L'imagination a plein terrain vierge pour se créer des histoires bancales, quelques langues vipérines les enveloppant de douteuses alarmes. Hors du temps, comme on l'a mentionné, hors de propos équitables, pour ne pas dire charitables quand une catastrophe se nourrit de diaboliques préjugés. Ce qu'on avance ne sont que suppositions, on s'est sentie loin de ces hommes et de ces femmes qui ne distillent que des tricheries, s'empoisonnent eux-mêmes de leurs dissensions, ne songeant pas à les adoucir de quelques transcendantes paroles, ce qui ne manquait pas à la jeune Élina, les paroles, affirmant qu'elle en était submergée quand elle parlait en parfaite harmonie avec la rivière et les arbres... 


Arides, Mickaël Carlier

Annika Parance Éditeur, Montréal, 2021, 304 pages

 

lundi 10 janvier 2022

Influences d'une pierre sur une poignée d'humains ****


Il a suffi que deux écrivaines renommées soient fauchées par la mort, dont l'une subite, pour que tremblent sur leurs bases, les raisons de chroniquer des livres. Moment de solitude, de fragilité, mettant à mal les convictions de celles et de ceux qui émettent des opinions dans l'intime liberté d'un blogue. Il est bon de se poser sur la terre ferme pour mesurer à quel point nos doutes ont plus de force que nos certitudes, même si elles sont peu nombreuses. On commente le roman de Mario Pelletier, La pierre de Satan.

S'il est vrai qu'une pierre fine, ici un camée, et même plusieurs, détermine la vie d'une poignée d'humains qui manipulent cette pierre semi-précieuse à leur guise, les déboires de deux familles québécoises rivales, les Bolduc et les D'Anjou, fertilisent l'imagination et le savoir d'un écrivain dont l'écriture, fluctuante, coule de source. On n'en a jamais fini de lire ce roman dense, à la recherche de plusieurs détails qui nous ont échappé, l'ensemble du récit nous catapultant dans une histoire menée tambour battant. À partir du XIXe siècle, sur deux continents, vaguant au gré d'événements qui imposent leur rythme et leur surprenante finalité, grandissent ou amoindrissent des hommes et des femmes selon la dualité qui les oppose, détail qu'on a relevé, la gémellité se ramifiant tout au long de cette fable. C'est Loïc Bolduc qui confirmera ce qu'on avance. Né douloureusement d'une mère morte en couches, il sera adopté par l'un des frères marié de la défunte. Fait troublant, un deuxième fœtus mort-né, enterré avec la mère, hantera Loïc, tel le fantôme harcelant d'un membre amputé s'active insidieusement. Le camée convoité, qui se serait égaré ou aurait été détruit dans le fracas mortifère des tours du World Trade Center, elles aussi jumelles, ne possède-t-il pas un double confirmé par Régis D'Anjou, ex-dominicain,  petit-cousin et ami de Loïc Bolduc ? Sur ce dernier repose la fable, donnant la parole non seulement à des humains mais aussi à un corps décharné, qui ont gravé leurs marques indélébiles sur des créatures souvent frustrées, terriblement calculatrices. Peu recommandables. Et dans quel maelström vertigineux sombreront ceux et celles qui briguent la pierre expulsée du cercueil du fondateur de Touladi, Élie D'Anjou qui, œuvre du diable, réapparait lors d'un tremblement de terre. C'est là la grandeur du roman, cet entêtement à découvrir d'où vient cette pierre nébuleuse à travers la vie tumultueuse d'un témoin fortuit. Comme si cette gemme qui, sans cesse, se dérobe, ou sème un désordre consternant, se défendait contre l'avidité et la bassesse de ses exploiteurs. Sans oublier les jumeaux Charles et Louis de Castelmont qui, plus tard, entreront en scène, scellant la fin explosive de cette étourdissante intrigue. 

N'essaimant que quelques indices, spectatrice de cette fable fascinante mais complexe, c'est révéler la teneur impressionnante du récit. Si le temps qui passe se dissout entre les mains de Loïc Bolduc, il trame en lui ses failles et sa volonté morale, acquises à force d'opiniâtreté. Ses incertitudes quant à la réalité du camée qui, malgré lui, voyage, témoigne de la cupidité de ceux qui l'emprisonnent dans des carcans ostentatoires. Comme dans les ruines du WTC, chez un brocanteur véreux de Cuba, inévitablement dans un coffre-fort familial. Miroir fatal où chacun et chacune se mire dans ses reflets justiciers, précisant des traits autrement flous. Nous sommes entrainés d'un siècle à un autre, d'un lieu à un autre, là où des événements, tous circonstanciels, sont narrés par la voix d'un homme qui, sensibilisé par son étrange destinée, ne songe qu'à faire la lumière, nous sommes envahis d'ombre, sur la pierre qui lui échappe alors qu'il est prêt à la classer parmi sa famille adoptée. Loïc Bolduc, traducteur, journaliste, ne s'est jamais remis de sa gémellité ratée. De la révélation d'une sœur rattachée au cadavre de leur jeune mère. Il la recherchera dans de multiples sensations, dans une intense amitié avec Régis d'Anjou, lors d'une passion épuisante pour une femme rencontrée dans un bar. Ne perdant jamais le camée de vue, il s'interroge sur bien des points obscurs divisant les deux familles : la mari de sa cousine Isabelle, Roger Bolduc, disparu dans les décombres du WTC, ne possédait-il pas le camée avec lui ? Quelles étaient les origines du fondateur du village de Touladi, Élie D'Anjou ? Nouveau-né, il fut retrouvé dans les bras d'une mulâtresse, morte dans la neige après une énigmatique attaque du domaine où elle était servante. Incident significatif pour la suite de la fable. Recueilli par des religieuses, elles trouveront, épinglé aux langes de l'enfant, un camée dont elles ne s'expliquent pas la venue. Sur des bases aussi peu vraisemblables, Loïc Bolduc, guidé par l'écrivain, nous fera traverser le temps, clignant de l'œil sur une éventuelle indépendance du Québec, secondant son cousin, Régis D'Anjou, conseiller du premier ministre en place. L'une des voix, telle une cloche discordante, qui se fera entendre par l'entremise du narrateur, celle de la Grébiche, sorcière du village, comme il en existe souvent dans les lieux ruraux. Autrefois, « belle et aguichante », elle a prédit que la pierre était maléfique, qu'elle porterait malheur à qui oserait la convoiter. Femme qui, à mesure que nous entrons dans le vif du sujet, se fera connaitre, mystérieuse confidente du Fondateur à son chevet de mort. Ébauche d'individus qui ne trahit en rien la nécessité d'en savoir davantage.

Plus qu'un roman, c'est une fresque dont le bas-relief représente la concupiscence dans laquelle se vautre une minorité d'individus qui s'agitent dans de volcaniques agissements. Beaucoup de haine les uns pour les autres, beaucoup de désespoir, de remords, attisent les protagonistes, les éloignent, les rapprochent, les entremêlent, comme si la pierre avait éveillé les pires démons au fond de leur conscience malléable, souvent à la merci de situations hors de la normalité de leur existence, plutôt banale, convenue. Désenchantement dû à la vieillesse, amours passionnelles, déboires politiques, pauvreté de pays encore sous tutelle, tant d'autres situations grinçantes que dépeint la plume habile et dynamique de l'écrivain Mario Pelletier. Mais aussi une intense curiosité le menant à des lendemains moroses, on devrait écrire toxiques, jusqu'à ne plus savoir faire la part du bonheur et du malheur, pris que nous sommes, et lui-même, dans l'amoralité de nos comportements. Endiablement du monde, prédit l'historien qu'est aussi l'écrivain, on ne sait trop puisque se relève constamment une poignée d'hommes et de femmes qui souhaitent ne plus réinventer la roue...

Roman touffu, digressif, pour la bonne marche de la fiction, pour que s'épuise jusqu'à plus soif le repentir de certains, pour que jaillisse l'humilité chez d'autres, dont ils ignorent la puissance et la force. Le temps que Loïc Dubuc assume sa part de dualité pour faire de lui un homme responsable, contemplant sans faillir la misère physique et mentale de ses semblables. Il n'empêche que le crime, sous toutes ses formes, exaspère le raisonnement limpide de quelques-uns, comme s'il était déjà tard pour bâtir une vie, ce qu'il en reste, essayer d'arrondir les angles trop aigus de la corruption. Seule, la mort solutionne des aspects invisibles du mal de vivre, tels que ressentis par Loïc Bolduc qui ne trouve pas sa place en son monde, partagé qu'il est entre des êtres manipulateurs, qui se déchirent... Entre-deux qu'il ne soudera que d'un souhait, la destruction du camée, quand un incendie ravagera la propriété de l'un des deux frères ennemis, Charles et Louis de Castelmont. Curieuse fin ouverte qui présage la possibilité que la pierre renaisse de ses cendres ignées, diaboliques. Fiction semblable à un objet d'art contemporain, Mario Pelletier excellant dans sa déconstruction, il nous invite à lire son œuvre, la restructurant au gré essoufflant de notre lecture. L'histoire de Loïc Bolduc, et l'intrusion révélatrice du camée, ne commence-t-elle pas sur un songe télépathique, qui pourrait transcender des bienfaits qu'ignorent des êtres aveuglés par leur cupidité ?


La pierre de Satan, Mario Pelletier

Éditions Les heures bleues, Montréal, 2021, 472 pages

 

lundi 3 janvier 2022

Des hommes que ni le bien ni le mal ne rebutent *** 1/2

 


On a passé plus d'une heure au téléphone avec une compagnie spécialisée en réparations de boites vocales. On se rend compte qu'on ne fait aucun effort pour se prêter à la bienveillance de la personne qui, à l'autre bout, parvient à nous sortir d'une désagréable impasse. On a toujours été ainsi, réfractaire aux attraits électroniques qui, en bonne marche, gouvernent notre existence quotidienne. On a lu le roman de André Jacques, Les gouffres du Karst. 

C'est un sans-abri, mussé derrière un conteneur, qui assiste de loin à un meurtre. Il appelle le 9-1-1 et l'histoire commence. Orchestrée par ce troublant détail, l'occasion est belle pour faire la connaissance du major retraité de l'armée canadienne, Alexandre Jobin, taciturne et secret, un brin alcoolique. De sa compagne, Chrysanthy Orowitzn, originaire de Slovaquie. De Pavie, jeune femme imprévisible à la main justicière, et d'autres qui gravitent par nécessité autour de l'antiquaire et amateur d'art. Son magasin est tenu par Isabelle Bédard, présente dans une aventure antérieure, assisté du vieux Sam Wronski, ancien propriétaire des lieux, tous deux complices inconditionnels d'Alexandre Jobin. L'homme qui a été tué est l'un de ses amis, autrefois lieutenant dans l'armée canadienne. Jobin sera convoqué par le Service canadien du renseignement de sécurité pour poursuivre l'enquête. Depuis quelque temps, une recrudescence d'armes a été remarquée dans l'ensemble du Canada, sans connaitre leur provenance. C'est sur ce dossier épineux que travaillait l'ami de Jobin, Ian Fitzgerald. La filière remonte jusqu'aux Balkans, des rumeurs circulent à propos d'exilés bosniaques ou croates, de la mafia italienne, de gangs de rue. Dont pour certains le point de ralliement se situe dans un bistrot sur Van Horne, Le Zadar. Jobin connaissant les horreurs de la guerre des Balkans, il n'hésitera pas, à son corps défendant, à prendre les choses en main, lui qui a déjà fait preuve de son talent de fin limier dans des aventures qu'on n'a pas encore lues...

Thriller dans lequel les principaux acteurs voyagent, filent entre les mains des responsables du SPVM, eux aussi chargés de l'enquête. Ce qui met hors de lui le lieutenant-détective Lucien Latendresse, qui tient Alexandre Jobin en haute estime. Malgré le drame qui se joue, le comportement du détective est parfois cocasse, Jobin menant la vie dure à son collègue. De Montréal jusqu'en Croatie en passant par l'Italie, des hommes rivaux des uns des autres trament sur leur chemin sanguinaire des situations qui feront des victimes, toujours innocentes, qui échapperont aux bonnes intentions de Jobin qui tient à venger la mort de son collègue Ian Fitzgerald mais aussi celle de sa femme, morte officiellement d'un cancer foudroyant. C'est le général Dragomir Broz, responsable d'un réseau criminel qui sera visé en priorité. Il demeure en Croatie, intouchable malgré les soupçons pesant sur l'ampleur de son organisation aux douteuses apparences. Retraité dans sa villa sur l'île de Krk, il s'est recyclé dans le transport et le tourisme, considéré comme un héros de la guerre des Balkans. Histoire touffue mais combien haletante, le rythme galopé nous incite à suivre Alexandre Jobin, sa compagne Chrysanthy, dans leur rôle de justicier et de justicière, sans oublier la mystérieuse Pavie, à la lame affutée quand il s'agit de décider du sort d'individus qu'elle soupçonne de méfaits irréparables. On ne sait trop qui elle est mais on préfère l'entourer de mystère, d'où son charme androgyne. Quand le général et Jobin, implacables ennemis de guerre, se battront à mort dans la clairière au Kratz, Jobin devra la vie sauve à Pavie, bouleversé qu'il est par les réminiscences qui ne cessent de le hanter, sous formes de " failles ", ainsi nommées par l'écrivain André Jacques. Tels des indices qui s'amalgament entre passé et présent, qui assoiffent la tête et le cœur d'un enquêteur exacerbé par la lâcheté mensongère de sbires attirés par plus fort que les risques de leur engagement mortifère.

Si on ne fait qu'effleurer le sort des bons et des pervers, c'est qu'il serait dommage de dévoiler l'intrigue d'une manière historique et humaine. Parvenue jusqu'à nous sous la plume dynamique d'André Jacques, on accorde à l'écrivain le bénéfice non du doute mais celui d'une évidente certitude : il a l'art de concocter un récit cinématographique, rebondissant d'événements sordides qui nous tiennent en haleine jusqu'à retrouver notre souffle à la dernière page. Les protagonistes, reluqués à la taille de la revanche qu'ils désirent prendre sur le temps assoupi, nous fascinent de leur trop-plein de fatuité, de leur félonie mal contenue. Ou plus compensatoire, certains de leur intégrité. Aucune moralité ne transpire entre les lignes, l'action est là qui sert de psychologie à qui veut en chercher parmi les agissements d'hommes formés en connaissance de cause, les guerres leur servant de tremplin expiatoire irréversible, la haine nourrissant leur insuffisance à ne pas avoir tué davantage. Ce sont les éléments inusités comme un tableau de l'artiste serbe Vladimir Velickovic, planqué parmi les armes, qui servira d'appât, au même titre qu'une machine à tuer. Que devient l'art quand il n'est plus que prétexte à se transformer en couverture ostentatoire, taché de l'odeur de sang et de soufre ? Objet métaphorique, défait de son attrait artistique, qui nous fait nous interroger sur certains êtres occupant le livre, telle Pavie dont le comportement laisse envisager un lourd héritage affectif. Chrysanthy, amoureuse parfois agressive envers son compagnon, se présentant à lui comme une indispensable interprète. Que dire des hommes et des femmes, bons et moins bons, défilant autour d'Alexandre Jobin, lui-même réduit au rôle gluant de l'anguille par ses supérieurs ? Chacun exerce une profession qui doit beaucoup à une double personnalité, dont l'une, fonctionnelle, que l'armée conditionne au bas de son échelle militaire, la vie civile ne pouvant offrir à ces hommes endoctrinés semblable gouvernance. Les cauchemars d'Alexandre Jobin sont comme une métaphore inavouée du comportement rationalisé de ces hommes où peu se devine. Seulement se laisse entrevoir.

Avec un plaisir jouissif on a lu ce roman policier, qui nous a dépaysée de nos habituelles lectures portées sur l'âme et ses états cassables, parfois usés, évoquant l'image d'un doigt se posant sur la corne d'un escargot, se retirant prestement dans sa coquille. Inversement, cette fiction — en est-elle une  ? — nous a révélé des hommes imbus de leur condition humaine, comme le général Broz qui se croit invincible, mais qui assuré de cette conviction trompeuse y laissera sa peau, souillée du sang de crimes impunis. Alexandre Jobin, curieux personnage pénétré d'un mal-être existentiel, mène ce bal de vivants et de morts avec un désenchantement déconcertant, qui nous éloigne de l'image narcissique de James Bond. Anti-héros par excellence, Alexandre Jobin nous est d'autant plus sympathique qu'il nous faut gratter sa couenne bourrue pour y trouver des brins de tendresse éparpillés sous une couche de rudesse qu'il ne réserve qu'aux êtres vils. Ambiance masculine, lecture pour hommes, on ne sait trop, mais de temps à autre cette évasion au sein de mondes interlopes nous remet hâtivement les pieds sur une terre porteuse de multiples dangers. On a apprécié notre incursion touristique, entre bords de mer chatoyants, comme dirait Chrysanthy, flânant sur les plages adriatiques pendant que son amant, rébarbatif à la détente, crie vengeance... 


Les gouffres du Karst, André Jacques

Éditions Druide, Montréal, 2021, 428 pages