lundi 4 mars 2019

Se réconcilier avec ses deuils *** 1/2

La matinée s'est perdue à chercher dans Facebook des photos et sculptures qui se sont égarées on ne sait où. On leur invente une histoire d'hiver qui se termine, de printemps qui se devine parmi d'imperceptibles indices, ne serait-ce que le ruissellement de plaques de neige qui fondent. On se dit que la vie s'insinue dans des artefacts soudain fugueurs. On commente le roman de Josée Bilodeau, Au milieu des vivants.

Qui n'a pas traversé un deuil douloureux, qu'il soit d'ordre affectif ou occasionné par un décès ? Il y en a de différents qui se traitent selon les états noués du cœur, respectant toutefois nos aptitudes face à la vacuité qui régentera dorénavant notre existence. Cela ne dure pas, le temps agissant tel un baume cicatrisant la peau meurtrie. Ce qu'éprouvera la narratrice du récit de Josée Bilodeau quand elle rentrera d'un séjour au Mexique, essayant d'adoucir le chagrin qu'elle a éprouvé à la suite du décès brutal de son amant, un homme marié de qui elle était la maitresse depuis plusieurs années. Ceci est relaté au fur et à mesure que nous escortons la jeune femme au cours de son périple mexicain.

Pendant le voyage, l'effacement de l'homme qu'elle a patiemment aimé ne sera pas simple. D'autant que sa veuve a fait incinérer le corps après son exposition au salon funéraire. Il ne reste rien de lui, qu'évoquer les moments intenses, les nuits, qui les réunissaient. « Le mercredi était notre jour, le mercredi était un jour sacré. » Étreindre des cendres, c'est abandonner des restes humains au gré du vent, constater la précarité du corps alors que nous pensions l'avoir acquis pour une consternante éternité terrestre. L'éternité amoureuse étant la pire de toutes, elle se pare d'une idéalisation inévitable à laquelle la jeune femme doit faire face quand elle randonne dans les rues de villes mexicaines, accompagnée d'une chienne autant solitaire qu'elle. Bête qui a surgi de nulle part, elle repartira de la même manière, telle la narratrice, arrivée inopinément, quittera ce pays quand la mémoire, réconciliatrice, s'affermira, que Montréal se fera habitat neuf mais terriblement en suspens, phénomène mental invisible à ses amis et collègues. Si elle restée la même, comme le souhaitent les gens qui font partie de son entourage professionnel ou parental, ils se sont lassés de sa douleur, leur patience généreuse ayant fait œuvre compatissante quand il le fallait. Ainsi, la narratrice, lucide et clairvoyante, ne distribue d'elle que des apparences. Les traverser s'orne de la souvenance encore brulante, palpable, de son amant, évoquant inlassablement ce qu'il représente. Elle lui parle, elle se fie aux « odeurs, aux sensations reliées à lui. » Regrette, impuissante, leitmotiv incantatoire, que les restes de son compagnon n'existent pas quelque part dans le monde devant lesquels elle pourrait se prosterner. Pourtant, ce qui est inaccessible, imperméable à sa douleur, se fissure, ouvrant des portes vers des possibilités réconciliatrices. Elle imagine brièvement recevoir sa veuve chez elle, lui offrir un thé. Indices qui pansent la blessure lorsqu'elle se souvient, un an plus tard, de la partance définitive de cet homme, qui l'a terrassée de bien des façons. Plus que jamais elle énumère ce qu'elle aimait en lui, comme s'il fallait nommer, consolider dans la mémoire offensée, les mérites qui nous attachent à un être trop souvent inventé. Les contours des images charnelles rétrécissant, telle une peau de chagrin balzacienne.

Toutefois, si la stagnation du deuil suscite le vertige que nous éprouvons en tournant en rond autour du cœur atrophié, la narratrice a parfois pris notre main ou, inversement, nous a observée de loin, ne pouvant plus supporter nos indiscrétions. Malgré elle, on l'a suivie dans un Mexique un peu désincarné, à son image. Que du flou, des effleurements. Des fantasmes oniriques au détour des rues, dans des bars, sur des places ensoleillées. Pour mieux retenir le temps, ne pas effacer trop rapidement ses pas qui la dirigent partout où elle peut reconstituer les atomes dispersés du corps aimé de l'amant, lui rendre son aspect d'homme imparfait. Statue qui se meut et salue au passage la sombre affaire des « quarante-trois étudiants disparus dans la ville d'Iguala, État de Guerrero, pour avoir contesté la réforme nationale de l'éducation. » Elle se raccroche aux horreurs, comme pour étouffer sa peine, la mettant momentanément de côté, marchant dans la cité insondable des morts, cependant proche des vivants. Ne recherche-t-elle pas les os, le crâne de l'homme aimé ?

C'est un récit pathétique, jamais morbide, que nous a offert l'écrivaine Josée Bilodeau, sensible à la misère du monde miroitant son accablante détresse. Histoire d'une femme qui, relatant l'issue probable d'un deuil, en découvre cent autres, assoupis en son for intérieur, en son âme engourdie, fragilisés par une indifférence généralisée, actualisés par des atrocités auxquelles nous participons de loin. Au milieu des vivants, certes, nous agissons comme les proches de la narratrice qui observent son deuil comme une errance au centre d'un univers inaccessible. La douceur, la compréhension, elle trouvera ces ajustements réparateurs auprès des aubergistes chez qui elle loge, lui apprennent à fêter leurs morts avec sérénité. On n'espérait rien de moins de la part de l'écrivaine Josée Bilodeau que ce récit imbibé du tréfonds d'elle-même, imprégné d'un inaltérable altruisme. Questionnement sur la valeur des silences, intrinsèques à la nature humaine quand l'amoureuse disperse ses repères, ne les retrouve que dans l'étrangeté aléatoire de paysages confondus entre onirisme des vivants, mystères grandioses de ceux et celles qui, tels des spectres lumineux, ravivent en elle des « instants indéchiffrables [ ... ] Ils ne sont que vent et vertiges » qui ponctuent nos existences. Peut-on ajouter que ce roman se compose d'une authentique poésie, d'une intelligence charnelle, semblables à un ample sentiment indestructible, sans risquer de nous fourvoyer dans les intentions talentueuses de Josée Bilodeau, qui a su nous conduire sans faillir au-delà de la démarche passionnelle de sa protagoniste ?

 
Au milieu des vivants, Josée Bilodeau
Éditions Hamac, Québec, 2019, 150 pages