lundi 3 juin 2019

Les nuances torsadées de nos comportements *** 1/2

Âgée de quatre-vingts ans, elle affirme que les déboires de son existence ont dévoré la bonté innée en chaque être humain. Hier, elle a vu un film qui a bouleversé les spectateurs. Elle, elle n'a ressenti qu'un profond ennui émanant de la situation romanesque d'un couple qui se sépare. Il y a cent manières de décrire deux cœurs qui se brisent mutuellement, peut-être celle-ci n'était pas la bonne pour l'attendrir. On la console, sans trop y croire. On a lu le roman de Fanie Demeule, Roux clair naturel.

En cette époque où un peu partout dans le monde, il est question d'identité perdue, d'abandons territoriaux, de refuges hasardeux, pour échapper à la misère guerrière, à la famine dans son propre pays, nous nous heurtons, dans ce roman, à la prise de conscience de soi-même à partir d'une chevelure. Il suffit de peu pour se pencher sur ce que nous représentons face à quelques personnes qui nous font nous questionner sur d'apparentes futilités. Est-ce important d'être blonde ou brune, rousse ? De falsifier sa teinte naturelle de cheveux pour appâter un homme attiré par les femmes rousses ? Il semblerait que cela s'avère une question de survie, après avoir suivi le périple de la jeune narratrice de ce récit audacieux, préoccupée qu'elle est par ses allures de fausse rousse, essayant sans y parvenir tout à fait à rechercher la teinte nuancée qui séduirait son amoureux. La fiction se déroule sur cinq années environ, le temps de terminer le cégep, d'enseigner à l'université, d'acheter une maison, croyant prendre ainsi son amant en otage. À la décharge de celui-ci, il se plie, sans se faire prier, aux désirs de sa jeune compagne. Fausse rousseur que lui rappellent sans cesse sa mère, ses amis. Obsession qui frôle le cauchemar à la moindre remarque désobligeante sur ses cheveux. Fixation douteuse qu'elle tient de sa grand-mère qui, durant sa vie, a caché à son mari qu'elle s'était fait arracher toutes ses dents à dix-huit ans. Femmes outrancières qui se plaisent dans des situations extrêmes, la narratrice ne choisit-elle pas un « parfum idéal pour couvrir les odeurs d'ammoniaque et de peroxyde. » Elle joue au chat et à la souris avec son conjoint, profitant de ses absences pour, enfermée dans la salle de bains, briguer la couleur idéale de la chevelure des rousses, mais surtout, recouvrir ses racines, brunes, rêvant d'être une « rousse Supérieure ». Les nuances reflétées doivent concorder avec la pâleur de sa peau, se référant à des femmes momentanément célèbres, comme Lindsay Lohan. « Comme elle, je passe par toutes les palettes offertes. » Est-elle heureuse de ces cachotteries qui la minent ? Même le factice, l'artificiel, la rongent. Des ratages colorants la font courir chez la coiffeuse, sa chevelure brûlée par de malencontreux abus capillaires, casse par poignées, qu'elle réussit à camoufler sous son épaisseur.

Elle, aux attitudes rebelles, se soumet sans rechigner à la banalité de la vie quotidienne. Elle prépare les repas, fait le ménage, ramasse les feuilles mortes dans la cour, toujours avec la pensée récurrente que son conjoint se rende compte de son subterfuge. Son angoisse est si intolérable qu'elle prend rendez-vous chez une psychologue qui ne résoud aucun de ses troubles. Même dans le métro, elle repère les roux puis les fuit. Sur un coup de tête, elle organise un voyage en Écosse, sa grand-mère n'origine-t-elle pas de ce pays, cette dernière la priant de se rendre « au patelin de sa mère, dans les Highlands... » Le voyage sera périlleux, son obnubilation ne la quittant jamais. Étrangement, son compagnon semble peu inquiet de sa nervosité, elle réussit à se calmer en ayant recours à des souvenirs familiaux qui lui procurent momentanément une assurance qu'elle est incapable d'assumer auprès d'un homme qui ne jure que par la beauté des femmes rousses. Chevelure tyrannique et amour jaloux s'entremêlent, s'amalgament dangereusement, le moindre compliment la tourmente, elle se précipite dans une pharmacie pour acheter ses bouteilles de teinture. Elle doit se rendre à l'évidence, il est impossible que son compagnon qui, chaque soir, lui fait des tresses, ignore la teinte naturelle de ses repousses. Nous supposons qu'il se doute, qu'il sait, qu'il se tait. Le mensonge est trop violent à dissimuler, elle en perd le souffle, lui écrit une lettre qu'elle n'aura pas le courage de lui remettre, la lui enverra par courriel. N'affirme-t-elle pas que la fin est proche ? « Je reconnais qu'il est doux de perdre la conscience de ses malheurs, de s'abandonner au risque de tout perdre. »

On pense aux immigrants qui, se référant de nulle part, adoptent l'accueil d'un pays étranger, ne sachant trop s'ils continueront à y vivre, affirmant pour s'en convaincre que leur vie d'autrefois, sur leurs propres terres, ne compte plus. Cependant, contaminés par des réminiscences qui, brusquement, les aveuglent, comme le symbolisera la narratrice pour échapper au traquenard de la survie. Où se niche l'identité sinon dans des choses minimes, desquelles on ignorait le pouvoir. C'est un roman initiatique, certes, mais confronté aux pièges du mensonge, éveillant notre curiosité aux rapports de soi avec d'apparentes futilités. Qui croirait que la texture d'une chevelure flamboyante, risque de nous entrouvrir les portes grinçantes de la folie, la tricherie intentionnelle ne réglant aucun de nos déboires. Les origines, qu'elles appartiennent à un pays, à une chevelure, trahissent à un moment donné la conviction que nous sommes dans le vrai. Le silence, tel celui du compagnon de la narratrice, dévoilant une intrigue plus complexe que les agissements complotés de sa compagne. On a aimé que aucun soupçon de moralité ne surgisse à quelque coin de l'histoire, la romancière se tenant proche de la concision de son écriture, convenant parfaitement aux éparpillements désordonnés de sa protagoniste. La concision mais, aussi, des effets poétiques chatoyant les reflets déambulatoires de son parcours soumis à des exagérations, la chevelure devenant ainsi un personnage attractif.

Roux clair naturel, Fanie Demeule
Éditions Hamac, Québec, 2019, 155 pages