mercredi 13 janvier 2016

Alice de tous les instants *** 1/2

Pendant trente jours, on a parcouru le Sahara avec une famille nomade. On a invoqué les mânes de Lawrence d'Arabie. À Palmyre, on a visité le temple de Baalshamin, aujourd'hui détruit par les jihadistes. À Alexandrie, on a marché dans les pas du poète Constantin Cavafis. On a aimé des hommes et des femmes morts d'une spécifique maladie de l'âme. On parle du récent roman de Marc Séguin, Nord Alice.

La passion d'un homme pour une femme, Alice, Inuite par sa mère, et pour une région du Québec encore peu encombrée par le tourisme, enfin, on l'espère. Il faut être initié à une vie très rude pour affronter le Grand Nord canadien, tel que dépeint par l'écrivain Marc Séguin. Médecin de garde à l'urgence, son principal personnage pratiquera à Kuujjuaq, terre d'Alice, où il s'est exilé pour se trouver une identité, fuir son amante avec qui il vivait depuis trois ans à New York. C'est à travers le cheminement de son arrière-grand-père vers le Klondike — la Ruée vers l'or —, plus tard, arpentant le parcours semé d'embûches de son grand-père et de son père, que le narrateur ouvre son histoire personnelle. Il vient de rompre avec Alice, obstétricienne-accoucheuse, restée à New York. Deux pôles les séparent : le Sud à lui, le Nord à elle. Civilisations opposées. Des accidents et des drames improvisent les journées et les nuits du médecin, ce qu'il souhaite pour que le temps vécu sans Alice cicatrise ses sentiments blessés par trop de décalage culturel. Ou bien, il se pâme faussement devant des femmes nues repérées sur le web, placebo qui ne soulage aucune faille sentimentale, qu'elle provienne du cœur ou de la mémoire. Dans ce décor glacé, assumant l'austérité de son métier, il traite des êtres tragiquement imbibés de maux innombrables. Humiliés par les offenses meurtrières des Blancs quand ils ont imposé les diktats du colonialisme. Maladies, alcool, drogues. Religion. Compensation illusoire pour contrer le désœuvrement. Quand le narrateur n'a aucun corps à recoudre, aucun cœur ravagé à soulager — « le suicide constitue un entracte » —, obnubilé par le souvenir de sa compagne, il va pêcher la truite, l'omble chevalier, le saumon, sur des rivières insoumises, accompagné de guides inuits qui lui font découvrir des lieux mythiques, que seules les bêtes sauvages peuplent. En hélicoptère, moyen de transport qui, lors d'un accident, assouvit d'anciennes rancunes. La neige tapissant le sol se fait complice, recouvre la chair tuméfiée, les os broyés.

Si on narre par énigme, c'est que ce bout du monde, magnétique, tait les pires méfaits que fomente la tête des hommes. Parce que c'est un monde d'hommes où les femmes, telles que présentées par l'écrivain, occupent une place de mère dévouée, d'épouse héroïque, sacrifiées par le rôle ambigu que leur réserve une société traditionnelle misogyne. Ce que refuse Alice, pragmatique, sensuelle, amoureuse d'un homme qu'elle veut tout à elle. Peut-on avancer, uni à sa culture ?

Les séquences fusionnant avec le passé et le présent familial, avec la grandeur souveraine du paysage, le contact permanent avec des hommes frustes, demeurent les plus captivantes. La famille du médecin édifiée à la force du travail paysan, stigmatisée par deux guerres, affligée de deuils successifs, victime de la rigueur généralisée du siècle. Jeunes hommes ou enfants, la mort ne les épargne pas, qu'ils soient au front, sur une plage de silex, ou réfugiés dans la chaleur maternelle. Cependant, on a été dérangée par l'idéalisation d'Alice faite par le médecin. Un homme ardemment épris, reconnaissant les travers de sa compagne  — « jamais heureuse d'une minute à la fois » —, ne doute pas de son retour dans son monde à elle, s'offrant à cette femme, dépossédé de ce qu'il est pour devenir ce qu'elle souhaite qu'il soit. Cet homme serait-il un romantique balzacien, se consumant d'un amour désincarné, qui se veut unique et non multiple ? N'avoue-t-il pas, lucide et provocateur, à propos d'Alice : « T'aimer n'est pas difficile, c'est le quotidien avec toi qui est impossible. » Où se situe l'égalité de l'amour ? Ici, il n'est question que de tolérance, d'acceptation, l'un envers l'autre, soit de limiter l'amour à des cris, des scènes, des ruptures occasionnelles. Ce médecin n'est-il pas attiré vers les imperfections des femmes, bien qu'effrayé par la nature ardente de sa compagne ?  Il se complait dans les extrêmes.

Roman généreux rédigé avec ferveur, éloigné de la vie ordinaire, de son modernisme tapageur, celle qui complique la relation amoureuse d'Alice et de son partenaire. La philosophie du narrateur se dépouillant de celle du " vieil homme ", évoquée par Marc Séguin, nous assure que fréquenter des routes invisibles, manger de la viande et du poisson crus, s'aligner sur ce Nord imprévisible, nous donne une leçon d'humilité. Plus au nord encore, il y a Salluit, à la pointe du Nunavik, où se crispe la neige glacée des banquises, où naviguent les icebergs qui se renversent, s'étale la vastitude des rivières à saumon, se répandent les nuages de brume trompeuse. « Les ours et les loups se servent des brouillards pour survivre. Les oiseaux et les phoques sont tués par milliers quand la visibilité est ainsi réduite. » Parfois, une baleine blanche nourrit le village. La splendeur des aurores boréales n'adoucit en rien la rage du narrateur qui, avant de dénoncer la fadeur des cartes postales, la naïveté des touristes, s'en prend, avec raison, aux injustices commises par les religieux, à la mainmise par les explorateurs, avides des richesses du sous-sol.

Troisième roman de Marc Séguin, qu'il ne faut pas hésiter à lire pour découvrir des humains authentiques, des paysages hors de portée de notre imaginaire, flétri par notre civilisation narcissique du Sud. Alice dirait que ces gens-là s'avèrent trop sophistiqués...


Nord Alice, Marc Séguin
Leméac Éditeur, Montréal, 2015, 256 pages