lundi 26 mai 2014

Femmes et hommes très discrets *** 1/2

On a été fascinée par l'installation artistique The Clock, admirée au musée d'Art contemporain de Montréal. L'artiste nous donne une leçon d'humilité face au temps qui passe, implacable. C'est aussi une représentation déprimante de nos semblables, comme si nous survolions une partie de l'humanité, témoignant de la petitesse de l'Homme. Pour nous rassurer, fictive ou réelle, partout l'heure est analogue. Finalement, on est sortie de là en accord avec le monde et soi-même. On a lu les nouvelles de Lyne Richard, Hurler sans trop faire de bruit.

Des voix différentes, pour la plupart féminines, se font entendre. Des joies, des malheurs, des pleurs, des rires se propagent à partir d'une maison pour personnes âgées, " Les trois soleils ", que dirigent trois femmes « complètement fêlées », Fanny, Henriette, Simone. Une jeune femme ouvre le recueil en se présentant à la résidence. Recommandée par un ami qui l'a hébergée quelques jours, elle cherche à travailler. Elle est coiffeuse, s'appelle Mimi. Peu à peu, se dénoue la personnalité de chacune des protagonistes. Celle aussi des résidents. En apparence, leur vie est paisible mais, semblables à la profondeur agitée d'un lac, surgissent des souvenirs qu'un fait banal remonte en surface. Déstabilise de fond en comble. Un premier amour, des fruits joliment découpés, une cicatrice trop visible sur le visage. C'est la tête qu'il faut viser, affirmera Hessa plus tard à Mimi, quand elle tuera l'homme qui cherche à l'agresser sauvagement.

Plusieurs de ces histoires nous ont particulièrement touchée, comme Les brioches, Tu ressembles à Frida Kahlo. En douceur jusqu'à la démesure. Encore deux femmes prisonnières de conséquences douloureuses qu'elles ne savent annihiler sans les cris muets, sans les soupirs désespérés, les paroles balbutiées. Ma mère n'a pas d'histoire, le dialogue terrifiant entre une mère et sa fille. L'une l'a aimée, l'autre pas. La conclusion anéantirait la meilleure des filles. Solange Martin, infirmière à la résidence, qui mène une double vie. À qui pouvons-nous faire confiance ? Appels anonymes, madame Zofia, victime de camps de concentration, éprouve le besoin de parler à des inconnus. Un texte concis, chargé de pénibles symboles, celui d'une solitude infinie, du refus de faire naître des sentiments. Résurgence barbare de Dachau. Une indifférence convenue s'installe chez la vieille femme, le mardi et le mercredi, elle s'insinue dans d'autres solitudes ne désirant pas les défaire. Il y a aussi Angela qui, après que tous ses enfants se sont envolés du nid, se sent inutile, coule lentement dans la folie. Basculement d'hommes et de femmes fragiles quand un détail anodin les projette dans une rétrospection sordide.

Quelques hommes se manifestent entre bien et mal, entre noir et blanc, faisant fi des nuances, entre fuite éplorée et nécessité de rejoindre, ce qui souvent est masculin. Ils sont vieux, ils sont jeunes, adhèrent aux relents de la mort, plusieurs se souviennent. Ils imaginent, ils rêvent. Ils ne sont plus que fantômes. Le livre se termine sur la mort qui rôde, perçue par une voix partagée entre révolte et angoisse puis sur une pensée rédemptrice, apaisante.

Des textes brefs se rapprochent davantage de la poésie, tout en préservant l'intimité d'une prose spécifique à la nouvelle et dans laquelle l'écrivaine excelle. On serait embarrassée de mentionner ce qui vraiment nous a enchantée, le talent de Lyne Richard nous émouvant à chaque page tournée. L'écriture toujours sobre, toujours filigranée, convient magnifiquement à ces histoires intériorisées, suffisamment dosées d'un réalisme lucide jusqu'à la cruauté. Le temps de saisir la main d'un être qui cherche à se remémorer la beauté flétrie d'un visage, on a lu ces fables avec sérénité, l'intention de Lyne Richard étant de nous faire aimer la vie avant qu'elle nous quitte, inévitablement.


Hurler sans trop faire de bruit, Lyne Richard
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2014, 232 pages

lundi 12 mai 2014

Un vieil homme et son royaume *** 1/2

On a peu parlé des dimanches. De ceux qui nous attristent, de ceux qui nous enchantent. On se laisse aller au labeur qui encombre nos journées coutumières. Le dimanche, on aime flâner, on téléphone aux amis qui nous font rire, on oublie les grincheux. On écoute Mozart, du jazz, du blues, on aime l'éclectisme de nos goûts musicaux. On ne lit surtout pas. Parlons du récit d'Alexandre Mc Cabe, Chez la Reine.

Grand-père Jérémie se meurt d'une leucémie. Il est à l'hôpital entouré de son épouse, de ses enfants et petits-enfants. Celui qui raconte est son petit-fils. Il a une vingtaine d'années, époque des certitudes mais aussi de l'éveil des grandes douleurs. Quand il partira de l'hôpital, il ira se reposer chez sa tante, chez la Reine « comme on la surnommait », propriétaire d'une épicerie à Sainte-Béatrix. S'il a échappé au retrait du monde à cause de l'atmosphère angoissante des hôpitaux, le narrateur, romantique, glissera dans ses souvenirs d'enfant et d'adolescent. La plupart, se repaissant de la présence de Jérémie. Certains, se confinant dans l'euphorie du corps, telle la première expérience sexuelle avec une jeune fille de son âge, maladroite, émouvante. Les émois de la chair juvénile. Le désarroi après avoir passé la nuit ensemble. Les années qui défilent. Les certitudes se fêlent, la sœur du narrateur lui apprend la maladie du grand-père. Le cinquantième anniversaire de mariage des grands-parents fêté chez la Reine. Son regard aigu sur les adultes qui font semblant de rien, continuent à vivre malgré le diagnostic énoncé. Le vertige de son petit-fils qui se rend compte de la marche inexorable du temps, tout ce qui meurt dans ce long chemin essaimé de joies, d'affliction fragilisant son entourage, comme si une désunion menaçait l'équilibre familial. Sa vie qui devrait l'entraîner ailleurs, ce dont il ne doute pas. La communion avec la nature, toujours dans les pas de Jérémie, agonisant.

Une attentive promenade autour de la maison le ramène aux automnes pétrifiés chez la Reine. À la chasse. À la grâce des cerfs, cervidés candides tués par son oncle, l'époux de sa tante. Au jardin fleuri de celle-ci. Ses efforts pour l'entretenir, vivaces et annuelles rivalisant de couleurs, ornent « chaque pierre pendant l'été. » Détails qui font que l'existence d'un jeune homme à la campagne alimentent des réminiscences proustiennes décrites avec une minutie particulière, le talent de l'auteur s'amplifiant au fur et à mesure que les pages déroulent les réflexions du narrateur ; mots qui jaillissent sous sa plume, tendres, limpides, toujours justes. Et grand-père se dressant tel un monolithe indestructible. Homme actif, taciturne, pourvu d'un humour aiguisé qu'il partage avec ses fils et petits-fils. Plus tard, avec l'ami volubile, cultivé, Victor Proteau, dépeint parmi les prismes déformés de l'enfance, comme le sera l'actrice Dorothée Raymond lorsqu'elle se ravitaille à l'épicerie de chez la Reine. Femme qui par sa profession se marginalise des villageois, fascine l'adolescent par « le soin qu'elle accordait à ses mouvements et à sa démarche. »

L'ensemble du récit est ainsi, bardé de souvenances bouleversantes où les protagonistes abondent, se présentant au hasard de la vie, les incitant à suivre l'exemple des grands-parents, adhérer à leur propre éducation. Bannir la paresse, les excès, les frivolités. Le narrateur nous montrera un grand-père rêvant d'un Québec libre, d'une province prolixe, vieil homme méfiant atavique des hommes politiques. Sourd en lui un passé chiche. « Une vie entière de privations et de labeur. » Mais le rêve s'interrompt brusquement. Grand-père se contente de jurer. Il est temps d'éteindre les lumières. Toutes, sans exception. Jérémie est mort.

Le récit se poursuit en France, le narrateur cédant la place à l'auteur Alexandre Mc Cabe. Ce dernier a rendez-vous avec la fille d'Albert Camus, Catherine, « son ayant droit. » Une femme qui se consacre avant tout au père qu'elle aime, négligeant le monstre sacré installé sur un douteux piédestal. Le lecteur perçoit l'auteur déambulant dans Aix-en-Provence, se mêler à la faune aixoise, se perdre dans des ruelles piétonnières. La densité historique et culturelle des lieux le dépasse. On aime marcher avec lui, se reposer à la terrasse de l'auberge où il découvre, stupéfié, la montagne Sainte-Victoire. Ancrage dans ce pays, conforté par la présence d'un couple avec qui il passera une nuit à se remémorer ceux et celles qui firent le Québec. Irlandais, Nantais. Normandie, Anjou. Des voix, celles de Louise Forestier, de Pauline Julien. Bien d'autres qui, cinq ans plus tard, reconduisent le lecteur au narrateur, debout devant la tombe du grand-père. Plus loin dans le temps, en compagnie d'une enfant qui lance des cailloux dans le fleuve. Tout commence, affirme Alexandre Mc Cabe, avec raison.

Tout commence aussi dans la vie de ce jeune écrivain au talent immense. On pense à Jean-François Beauchemin qui, chacun le sait, nous émeut au plus profond de nous-même. On mentionne le nom de cet écrivain, tellement chaque phrase d'Alexandre Mc Cabe nous réjouit, nous assure qu'un premier livre s'avère autre chose qu'un regard compatissant jeté sur son propre nombril, sur un esprit imbibé de scories vaines, sans parler de la médiocrité d'une cogitation superfétatoire. Se pencher sur soi, à la manière d'Alexandre Mc Cabe, témoigne d'une profonde générosité animant un être inspiré de ses ancêtres. D'un vieil homme et de son royaume ressuscité.


Chez la Reine, Alexandre Mc Cabe
Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 2014, 162 pages