lundi 28 juillet 2014

Frères ennemis modernes *** 1/2

On a lu un fait divers effarant. À cause de son éducation excessivement rigide et puritaine, une femme n'a découvert l'amour des hommes qu'à l'âge de soixante-quatre ans. Plus jeune, elle fermait les yeux sur la sensualité, de peur de pécher. On est consternée que des idées truffées de grossiers mensonges aient pu gâcher à ce point de non-retour la vie d'un être humain. On parle du roman de Vic Verdier, L'imprimeur doit mourir.

Disons-le d'emblée, ce roman en partie historique, dont l'action se situe à Québec, en 1919, draine avec lui un air de vacances estivales. Malgré le sérieux de l'histoire, on s'est laissée aller à suivre, détendue, les péripéties parentales de Victor-Hugo Verdier, frère aîné de Napoléon-Bonaparte Verdier. Le premier gère l'imprimerie Jacques-Cartier, annexe désargentée d'une fabrique de balais et brosses, la plus grosse en Amérique, appartenant depuis des générations à sa famille. Il a toujours été rejeté des siens, atteint qu'il est d'un pied bot. Un physique quelconque le désavantage, contrairement à Napoléon-Bonaparte, jeune homme séduisant, calculateur, qui, revenu en héros de la Grande Guerre, héritera, à la mort du père, de l'entreprise familiale. La Verdier & Co. Son ambition : s'approprier l'imprimerie régie par Victor-Hugo. Tous les moyens seront mis en œuvre pour s'octroyer ce que son frère aîné a défendu âprement, au point de devenir le meilleur imprimeur de la ville. Le supprimer s'il le faut. Course contre la montre pour sauver l'imprimeur et l'imprimerie de mains meurtrières, mettant en scène des personnages surprenants, sortes d'anarchistes au grand cœur, qui fréquentent la Maison Rouge, où Joan l'Anglaise, la plus belle recrue du bordel, règne sur le cœur de Madéus, aveugle, pianiste du lieu. Toby Wiseman, journaliste juif, le meilleur ami de Vic. S'ajoutera à ces personnages pittoresques, Rosie, assistante d'un magicien de passage. Jeune femme rebelle et ubiquiste. Vic succombera à ses attraits irrésistibles, lui si peu prisé des femmes.

En parallèle à ces aventures loufoques, Vic, sous le pseudonyme de Pierre Cimon, rédige en cachette un feuilleton populaire, les aventures de Phantomax, publié chaque semaine dans le quotidien Le Mercure. À mesure que nous entrons dans l'action mouvementée de Victor-Hugo et de ses compagnons, l'image de Phantomax se précise, Gonzague Aylwin est aux prises avec les bijoux volés d'une riche héritière londonienne. Troublante omniprésence virtuelle ne cessant d'aller d'une certaine fiction à une certaine réalité ; les destins s'entrecroisent, se démultiplient, telle une autobiographie frelatée qu'écrirait Vic pour analyser ses rapports à son frère cupide, à sa mère arrogante, à ses amis à qui il doit d'être en vie. Un plan machiavélique jaillira du cerveau paranoïaque de son frère pour réduire Victor-Hugo à néant. N'a-t-il pas, avec l'aide de sbires haineux, assassiné deux imprimeurs montréalais qui ne se pliaient pas à ses exigences ? Les événements se liguant contre Vic, il devra se soumettre, ou faire semblant, au dessein monstrueux de son frère. Projet insensé qui annihilerait leur réputation, les condamnerait à la mort ou à s'exiler. Nous sommes en 1919...

Une poignée d'amis dévoués, une femme amoureuse connaissant les moindres ficelles de la magie, une pute désenchantée, un commissaire piétinant sur une piste ayant peu à voir avec les mésaventures de Vic et celles de ses acolytes, court-circuiteront les objectifs vénaux de Napoléon-Bonaparte. Mais au prix de la liberté de quelques-uns, l'histoire ayant été relatée bien des années plus tard dans un manuscrit hérité par Caroline, petite-fille d'Antoine Saulnier, scénariste reconnu. Personnage qui intervient au début du roman, des décennies plus tôt.

Roman à tiroirs, habilement déployé, telles des couches sédimentaires concourent à la formation de phénomènes résultant de leur érosion. Emportés par l'intensité d'un récit où deux frères rivalisent d'habiletés dévastatrices, nous apprenons ce qui a poussé les protagonistes, gravitant autour de Victor-Hugo, à devenir ce qu'ils sont en apparence, des femmes et des hommes outrageusement blessés qui se réfugient dans les tricheries d'une existence bancale, dans le moment présent qui n'a de suite que le temps d'un spectacle. En ce début de XXe siècle, où la vie moderne explose et s'installe, il est réconfortant d'assister à une soirée de blues avec Tom Millard, à une revue de magie à la Houdini, à l'amerrissage d'un hydravion à Québec. Qu'importe de savoir si ces événements se sont manifestés comme les a dépeints l'écrivain. Notre lecture, tenant elle aussi de l'illusion, enrobe notre imaginaire d'un plaisir extrême.

Afin qu'aucune confusion ne se crée entre l'écrivain et le personnage de son imprimeur, on signale que Vic Verdier est le nom de plume de Simon-Pierre Pouliot.


L'imprimeur doit mourir, Vic Verdier
Éditions XYZ, Montréal, 2014, 340 pages


lundi 21 juillet 2014

Un homme et l'Everest *** 1/2

Pensée de la nuit, comme d'autres du jour. " J'ai été admiré, respecté et même envié. Mais ai-je été aimé ? " Avant de mourir, est-ce l'ultime interrogation de l'empereur romain Hadrien, homme à l'esprit grec, dépeint admirablement par Marguerite Yourcenar ? On a lu Par-dessus tout, roman signé Tanis Rideout.

On connaissait peu George Leigh Mallory avant d'entreprendre la lecture de ce livre passionné et combien efficace. L'auteure nous conduit vers un homme épris d'absolu, un idéaliste qui rêve de conquérir l'Everest. Le toit du monde. Nous sommes en 1924 dans l'Himalaya, Mallory fait partie de la troisième expédition britannique qui tentera d'atteindre le but qu'elle s'est fixée. L'histoire hors-norme de ce fervent alpiniste est relatée d'une manière fictive, ce qui est un tour de force quand nous savons ce qu'impliquent des recherches sur un homme détenteur d'un mystère jamais élucidé. C'était un distrait, un dandy velléitaire, nous révèle notre propre enquête. L'historien Lytton Strachey, membre du Bloomsbury Group, le décrit, dans une lettre adressée à Virginia Woolf, comme un charmeur auquel ni hommes ni femmes ne résistent. Ruth Turner, l'épouse de Mallory, nous renseigne sur sa beauté physique et son élégance naturelle. Pendant que son mari essaie de réaliser son rêve grandiose de conquérant montagnard, nous suivons Ruth durant une journée, du matin jusqu'au soir ; elle attend son héros tragique en relisant ses lettres, en s'occupant de leurs trois enfants. On a aimé pénétrer l'âme angoissée de Ruth, jeune femme elle aussi d'une grande beauté, dévouée à la cause éperdue de son fou d'altitude, bien qu'elle en souffrît énormément. Riche et condensée, cette chronique intime n'est pas sans rappeler la description de quelque personnage féminin de Virginia Woolf. Douceur grinçante, ennuyeuse, de la vie de Ruth, entrecoupée de l'entreprise difficile, pour ne pas dire surhumaine, de Mallory et de ses compagnons. Conditions harassantes, tensions extrêmes, créent de sournois malentendus qu'aiguise la promiscuité à laquelle ils ne peuvent se soustraire. La montagne ne les épargne pas, elle soumet leur psychisme à une dépression sous-jacente constante, manière de repousser les importuns. Sont dépeints aussi leur lucidité, leur épuisement, leur désir obscur de faire demi-tour. Des drames surviennent. La noyade d'un enfant sherpa, la mort accidentelle d'un de leurs porteurs. Mallory est soupçonné d'être responsable du décès de sept sherpas dû à une imprudence commise lors de la deuxième expédition. A-t-il été fautif de négligence ? Il est considéré comme un homme qui a le goût du risque. Pour lui, une course en montagne est une symphonie. Éternel insatisfait, pouvait-il vaincre l'Everest et se contenter de ce suprême exploit ? On en doute. Plane aussi sur l'équipe l'esprit meurtrier de la Première Guerre mondiale où sera tué le frère de George. Événement mortifère qui creusera davantage le différend l'opposant à son père.

Parmi les huit compagnons de Mallory se démarque un jeune homme, Andrew Irvine — Sandy —, âgé de vingt-deux ans, « étudiant bricoleur » à Oxford, sans expérience de la haute montagne, admirateur inconditionnel de George Mallory. De longues conversations sur moult sujets les rapprochent jusqu'à se demander pourquoi cet engouement l'un pour l'autre. Pourtant, deux femmes peuplent leurs rares moments de solitude. Ruth, épouse de Mallory, à qui il écrit sans cesse. Marjory, mariée à Dick, avec qui Sandy entretient une liaison amoureuse. Deux femmes dans un monde qu'ils ont déserté pour vaincre ce qui, avant eux, ne le fut jamais. À mesure que les jours passent, chaque début de chapitre mentionne le nombre de pieds franchis, localise les camps dressés où tous s'alimentent et se reposent. Parfois, se heurtent. Ils dépendent des saisons, celle de la mousson plus particulièrement. Dans l'Himalaya le climat est rude, il n'accorde aucune concession à ceux qui le négligent. Le 8 juin 1924, Mallory décrète que la voie est ouverte pour une dernière tentative. À la surprise générale, il choisira Andrew Irvine comme coéquipier et non le géologue Noel Odell, « expérimenté et en excellente forme. » Pour expliquer ce geste inconsidéré, Mallory invoque le fait que Sandy a montré sa parfaite connaissance des appareils à oxygène. Nous ne saurons jamais le véritable enjeu de sa décision, les deux hommes ayant disparu dans la journée, au cours d'une tempête, à quelques centaines de pieds du sommet.

Cette fin douloureuse, très bellement supposée, éloquemment décrite par Tanis Rideout, fera en sorte que George Mallory, trente-huit ans, entrera dans la légende. Nul ne saura s'il a atteint le sommet avec son compagnon, aucune preuve matérielle n'existant pour résoudre cette énigme. Seuls les deux appareils photo d'Andrew Irvine détiennent ces témoignages irréfutables. Si le corps momifié de Mallory fut découvert en 1999 par une équipe d'alpinistes allemands, celui d'Irvine, et ses appareils photo, sont restés à ce jour introuvables. Bien des discussions enflammées, des hypothèses interminables ont amplifié, à tort ou à raison, la légende de George Leigh Mallory.

On a lu ce roman tel qu'il est conçu, entre fiction et réalité. Entre le rêve et le cauchemar qu'a traversés cet homme pour aboutir à une solution finale. Celle qu'au fond de lui, il désirait peut-être. On a du mal à imaginer ce que serait devenu ce puriste après qu'il ait vaincu ce qui semblait impossible de l'être à l'époque. T. E. Lawrence, lui-même de la trempe d'aventuriers indomptables, n'a-t-il pas tranché entre une existence insipide et la fin d'un rêve duquel il ne s'est jamais réveillé ? Étrange destinée que celle d'une poignée d'hommes qui, grâce à leur folie, car c'en est une, ont modifié le cours du monde en échange de leur vie.

La traduction de Daniel Lauzon convient parfaitement au ton sensible de ce roman étonnant.


Par-dessus tout, Tanis Rideout
Traduit de l'anglais (Canada) par Daniel Lauzon
VLB éditeur, Montréal, 2014, 400 pages

lundi 7 juillet 2014

La route et ses déroutes *** 1/2

Il en faut du courage et de l'audace, sinon une générosité obstinée, à U., soixante-douze ans, pour entretenir, depuis trois ans, une relation amoureuse avec un homme de trente-quatre ans son cadet. Femme couguar, on vous admire, car malgré notre désir de nous montrer insolente face aux bien-pensants, on n'oserait vous suivre sur cette voie sans issue. On a terminé de lire le numéro 118 de la revue XYZ. La revue de la nouvelle.

La route exerce une fascination indubitable sur les écrivains d'hier et d'aujourd'hui. Citons pour exemple Jack Kerouac, Henry Miller, Jacques Poulin. Le dernier en date, Christian Guay-Poliquin, auteur du roman Le fil des kilomètres, duquel on a parlé dans notre blogue. Il était prévisible que le thème de la route tente une revue littéraire et quelques écrivains invités par David Dorais, qui a piloté cette dernière livraison. Lui-même nous propose un récit peu orthodoxe. Un homme se souvient de sa conversion dans une chambre d'hôtel minable, à Atlanta. L'atmosphère suffocante amenée dès la première ligne crée l'ambiance nauséeuse qui règne dans la ville. La pourriture des êtres, leurs conditions de survie abominables au temps des « Négros » assujettis aux Blancs, des « Négresses » qui, malgré elles, se prostituent. C'est l'une d'elles, plus misérable que ses consœurs qui, tel le pilier de Notre-Dame de Paris enveloppant Paul Claudel, jouera le rôle de sa « sœur en Christ. » On ne sait qui croire des deux intéressés, David Dorais créant une métaphorique ambivalence de lecture.

Des nuits angoissantes, des hôtels de passage, des restos douteux, des femmes et des hommes ordinaires ou pitoyables, sillonnent des routes brusquement entravées d'un obstacle. Un rêve inabouti comme dans la nouvelle de Catherine Mavrikakis. Une fillette narre comment sa mère aimerait se rendre à Nashville en RV de luxe. Passionnée de folklore, de musique country, elle attend le retour de son mari parti à Seattle en voyage d'affaires. Pendant ce temps, la jeune narratrice et ses deux frères occupent joyeusement le RV stationné dans leur entrée de garage, qu'un ami leur a prêté. C'est pendant une nuit qu'un homme, imaginé par Raymond Bock, Les grillons, s'arrête devant l'enseigne d'un restaurant. Il a envie d'uriner, de manger, il a pris la route au hasard, à quatre heures de l'après-midi. Il n'en peut plus du néant de sa vie, il désire il ne sait trop quoi. Il ne peut voir que le crasseux autour de lui, en lui. Il n'a envie de rien. Il n'a pas de passeport, il ne sait où aller. Soudain, les cris d'effroi de deux jeunes enfants le sortent de son marasme. Quand le tumulte se calme, il n'entend plus que la stridulation des grillons. On a aimé le désespoir de cet inconnu qui attend, espère tant de lui-même. Un récit pathétique signé Jean-Simon DesRochers, La terre de personne, nous montre un jeune divorcé, Charles, réfugié dans un hôtel avec ses deux enfants, à la veille d'une tempête de neige. Il est au centre d'un univers d'hommes affublés de sa condition : tous partagent la garde des enfants avec leur ex-femme venue quérir leur progéniture pour la fin de semaine. Charles est terriblement fatigué, une mauvaise grippe le mine ; Liliane et Jérémie confiés à leur mère, il n'a qu'un désir, celui de  dormir dans la chambre 19, là où des décennies plus tôt, son père et sa mère l'ont conçu. La chambre supposée d'un hôtel anonyme serait-elle la terre de personne ?

Un solide et attendrissant texte de Suzanne Myre titré À la frontière du sourire, nous a beaucoup touchée. Une douanière ne peut oublier la petite fille blonde qui envahit ses rêves. Une dizaine d'années plus tôt, « l'homme qui était dans sa vie » a refusé d'assumer sa paternité ; il l'a quittée, elle s'est faite avorter. Depuis, elle mène la vie dure aux automobilistes qui franchissent la frontière qu'elle surveille, maussade, rancunière. Une petite fille albinos, passagère singulière dans la voiture de ses parents, lui offrira, avec la complicité de sa mère, son ours en peluche.

Plusieurs textes ont attisé notre désir d'arpenter des routes oubliées, celle de l'enfance, du premier émoi sexuel suscité incidemment par une image pornographique, dépeinte par Nicolas Charette, J'étais un garçon normal. Celle de Jean Pierre Girard, «Mavie», un homme se souvient d'une jeune fille qu'il a aimée, qu'il a défendue contre une « bande de larves » qui essayait de l'attaquer. De la mort accidentelle de Jacques, son ami d'adolescence. Douloureux amalgame de deux événements survenus « dans ce bouge poussiéreux des États-Unis d'Amérique », quatre ans plus tôt.

Dans la rubrique " Thème libre ", la nouvelle de David Clerson, Bob : l'ordre et le désordre, nous a fascinée : un homme et son ombre, celle-ci témoignant de ce qu'il est. Lui aussi roule sur une autoroute américaine. Ce phénomène de la route serait-il relié à l'Amérique du Nord ? À l'influence des écrivains états-uniens hantés par un ailleurs, « itinéraire linéaire et ordonné » ou un besoin de rompre une certaine monotonie ?

Ce dernier numéro de la revue XYZ, nous a particulièrement intéressée. On a poursuivi sans pause, au bord de notre propre route, le parcours chaotique d'hommes et de femmes qui ont fait du pouce à l'extérieur de leur territoire, à l'intérieur de leur clos. En friche, il va de soi. Pour tirer une conclusion sur ce numéro exceptionnel, on rêve que les routes aient été construites par des hommes épris d'une fraternelle liberté.


Nouvelles de la route. XYZ. La revue de la nouvelle.
Numéro 118 piloté par David Dorais
Montréal, 2014, 102 pages