lundi 21 décembre 2015

Les fantômes de Nice ****

Avec ou sans visage pour s'y mirer, nos séjours parisiens sont de grâce. Théâtres et concerts. Musées, librairies, éditeurs, n'ont pas leur pareil au monde. Montmartre, la place du Tertre, le cabaret Au Lapin Agile et ses poètes. La place Furstenberg, ses paulownias, Delacroix. Montparnasse, les bistrots, les avenues, les rues animées, les ruelles resserrées, qui mènent nos pas vers Prévert et Brel. Brassens et Ferré. Barbara et Gréco. Paris, magique flânerie entre la lumière et ses ombres. On a lu Dimanches d'août, roman signé Patrick Modiano.

L'œuvre de ce remarquable écrivain enrichit l'une de nos bibliothèques, prenant ses aises entre les livres d'Alberto Manguel et ceux de Nina Berberova. Ce roman, que exceptionnellement on mentionne, fait ressurgir les thèmes chers à Modiano, soit les esquisses et les reliefs de personnages et de lieux. Les dérobades. D'interminables et d'étourdissantes promenades soutiennent le récit. Des silhouettes se diluent sous la pluie, se déploient sous un ciel bleu de chaleur ; les nuits, étoilées et tièdes, adoucissent les éléments perturbateurs, les métamorphosent, tel un masque recouvrant un visage, en de complices feutrés. L'œuvre détient les incertitudes que nous attendons de l'être humain, les interrogations que suscitent des incidents obscurs, toujours distillés au compte-gouttes. Il n'y a ni commencement ni fin, nous suivons des êtres égarés entre rêves et réalité. La leur, bien sûr. Celle qui fait qu'une aventure humaine s'avère fascinante, chaque page nous entretenant, avec minutie, de détails subtils, imperceptibles. L'écrivain nous surprend à parcourir des villes, souvent les mêmes, arpentant des rues grouillantes de quidams désemparés, agités de gestes mécaniques. Des avenues parsemées d'indices, atténués par le vacillement des rayons de soleil ou par le crépitement des averses. Paysage urbain voilé de ses stupeurs, qui envoûte le lecteur, l'incite à imaginer, sinon créer, un univers microscopique en compagnie d'un narrateur obsédé par un passé trouble, la mémoire ne retenant que des agissements brumeux, qui, peu à peu, se condensent en un ensemble de faits finissant par s'emboiter.

Ainsi Dimanches d'août qu'on a relu avec l'impression agréable de faire à nouveau la connaissance de Patrick Modiano, l'opus démêlant une énigme survenue bien des années plus tôt. À Nice où s'enlisent des souvenirs que l'écrivain essaie de relater, solitaire et nostalgique. Lentement, les morceaux du puzzle s'ajustent : le narrateur, Jean, ancien photographe, recherche Sylvia, prétendument mariée à Frédéric Villecourt, aperçue un matin d'été, au Beach de La Varenne. Cela est arrivé d'une manière banale, quand Jean envisageait de faire un album photos sur les plages fluviales de la région parisienne. Sylvia l'invite à dîner chez sa belle-mère et son mari, ce qu'il accepte. L'eau vaseuse de la Marne et un diamant que Frédéric affirme être unique, seront les pierres angulaires que Jean retiendra de cet inopiné rendez-vous. Nous saurons bientôt que Sylvia rejoint Jean dans la chambre qu'il a louée pour une quinzaine de jours. Plus tard, nous retrouverons le couple à Nice, occupant un minuscule appartement dans l'ancien hôtel Majestic. Un secret pèse sur eux, jamais divulgué, leur fuite les plombant dans une torpeur indolente. Dans ce même état d'esprit nébuleux, ils rencontreront les Neal, couple américain, énigmatique et flottant. Jean s'interrogera quand, de leur part, il soupçonnera des mensonges, contredisant ses conversations avec Virgil Neal. Ne se sont-ils pas glissés dans leur vie sans la moindre résistance, que s'est-il passé au juste ? Questionnement qui viendra trop tard, quand, une nuit d'été, Virgil Neal demandera à Jean d'aller acheter des cigarettes pour Barbara, son épouse.

La fin de l'histoire rebondit comme la " chute " d'une nouvelle. Déconcertante. Mais que réservent les images du passé, qui s'enchevêtrent dans un constant cheminement d'un endroit à l'autre ? D'un personnage à l'autre ? Les énigmes s'entrecroisent, évasives ; nous vagabondons, nous lecteurs, dans des suppositions irrésolues, soudainement sans importance, aux dires du narrateur. Que vaut une tacite connivence liant un homme et une femme lorsque l'un d'eux disparait ? Oublions-nous des pans entiers d'une époque encombrante, ou finissons-nous par nous persuader que certains événements n'ont jamais eu lieu ? Pendant plusieurs mois, le visage aimé de Sylvia a calqué une telle sérénité dans l'âme de Jean, que ressassant cet amour, ce dernier insère les êtres et les lieux dans une dimension représentative de sa propre réalité. Points de repères inventés pour survivre.

Ce roman de Patrick Modiano est l'un de son œuvre prolifique qui, avec Villa triste, nous a bouleversée. Les ambiances feutrées, les mots échangés entre les amants, bien souvent murmurés à l'oreille, ont captivé nos perceptions de lectrice. Des silences évocateurs dépeignant une chambre ou la salle à manger d'un hôtel. En parallèle, l'écrivain nous fait part de sa nostalgie pour les anciennes villas niçoises, la plupart abandonnées, témoins métaphoriques d'un passé révolu, rachetées et détruites par des promoteurs sans état d'âme. Ces demeures ne s'inscrivent-elles pas dans le prolongement des choses condamnées à mourir ? Le narrateur, épris de ces pierres fantomatiques, exacerbant une matérialité à saveur fabulatrice, renouant avec des personnes disparues, mortes ou vivantes, ne se complait-il pas dans un monde de revenants, comme le souligne un ambassadeur américain à la veille de rentrer définitivement aux États-Unis ?

Dimanches d'août pendant lesquels, dans des lieux anonymes, Jean et Sylvia se dissimulaient, persuadés que personne ne les rejoindrait. Il aura suffi d'une triviale rencontre et d'un rare diamant pour que la fatalité les chasse de leur retraite aléatoire, tout dans ce roman aux apparences inoffensives réveillant les fantômes.


Dimanches d'août, Patrick Modiano
Éditions Gallimard, Paris, 1986, 163 pages

lundi 14 décembre 2015

Un homme se surprend *** 1/2

Bien souvent, après avoir publié une critique, on ferme l'ordinateur, on ne revient que le lendemain. On allège notre article de quelques scories, étant rarement satisfaite de ce qu'on écrit. Puis, on remercie nos fidèles lecteurs et lectrices qui se sont manifestés de manière discrète. On apprécie cette approche cordiale à laquelle, dans les mois prochains, on mettra un terme pour se consacrer à soi. La lecture du roman Un homme mesuré, signé Gilles Pellerin, étant terminée, on donne notre opinion.

Pour notre grand plaisir, l'ombre d'un Kafka grinçant flâne entre les pages de la fable de Gilles Pellerin, qu'on ne présente plus, son palmarès éditorial étant rempli de ses nombreuses activités littéraires, enchâssées des florilèges qui y sont rattachés. Cette fois, l'écrivain a suffisamment d'humilité pour nous offrir un premier roman, genre qu'il n'a pas encore abordé, ce dont on doute. On sait ce que renferment les tiroirs secrets d'écrivains qui ne font parler d'eux qu'à bon escient.

Si on a pensé à un Kafka ironique qui se glisserait dans le récit du narrateur — on ne compare surtout pas, on détesterait —, c'est que le personnage principal, si réservé, presque effacé, soudainement mis en évidence par le burlesque de certaines situations, nous a fait sourire, son humour faisant mouche sans qu'il n'y paraisse. L'homme se contente d'une existence paisible, partagée entre sa compagne et leurs deux enfants. Il est fonctionnaire, assujetti à un labeur routinier,  s'accommodant de collègues qu'il remarque à peine. Qui voit-on, à part soi, devant l'écran d'un ordinateur ? Sauf que ce matin-là, se rasant, le narrateur a perçu, dans le miroir en face, un imperceptible changement sur son visage. Pas grand-chose, suffisamment pour que ses relations avec ses collègues prennent une tournure inhabituelle, comme si soudainement sa propre terre avait basculé sur son axe. Lui qui aime se rendre invisible se voit mis sur la sellette, jouant un rôle insipide dans le microcosme de la société actuelle, parfois déboussolée.

L'histoire ? Elle est construite d'anecdotes séquentielles subtiles. Cet homme s'attarde sur des faits qui le concernent, sa relation avec son nouveau chef de secteur lui donnant une importance qu'il n'a jamais souhaitée. Non seulement ce dernier le regarde, mais il le voit... Il lui confie des dossiers urgents, le responsabilise en quelque sorte. Il lui fait des confidences bureaucratiques, l'envoie en formation, ce qui vaut au lecteur de brèves réflexions poétiques quand le train tombe en panne. Nous assistons à la liesse des passagers s'étonnant d'un wagon proche du leur, contenant des tonneaux de vin, à l'accueil d'un « groupe d'effeuilleuses » qui se profile quand les congressistes passent un nuit à l'hôtel. Plus tard, il y aura un concours sur le thème de l'attachement à un mystérieux Club sportif, le sport s'avérant plus important que le travail. Les paradoxes se multiplient qui déroutent le narrateur, ne comprenant pas ce soudain intérêt pour celui qu'il est devenu, dans un État pour qui l'individu ne représente qu'un pion négligeable sur l'échiquier mondial, ne visant que la performance. Parfois, nous pensons à une université américaine, le Club influençant la cote d'un monde aliénant qui se meut dans une récalcitrante harmonie. Le roman Un bonheur insoutenable d'Ira Levin, nous revient en mémoire, l'utopie n'ayant pas sa place dans le récit de Gilles Pellerin. Amalgame kafkaïen et anticipation divinatoire qui ne l'est plus.

Cependant, la tendresse du bureaucrate pour sa compagne et ses enfants inspire à l'écrivain des pages émouvantes. Le monde et le narrateur ont changé, il n'en demeure pas moins que l'être humain, dans sa part intime, s'attarde à ce qu'il est, sensible à l'altruisme de son semblable. Ici, ce sont les mots qui fructifient un amour partagé, la compagne du narrateur étant férue de mots croisés, elle le distrait d'une panoplie d'inepties mise en place par un État nombriliste. Les relations avec autrui comptent au nombre des bienfaits, prenant leur essor dans une complicité désintéressée.

Ces témoignages fictifs — le sont-ils véritablement ? — d'un homme qui prend peu à peu conscience de son apport sociétal, et le valorise, en étant certain que c'est vers la femme qu'il aime, sa fille et son fils, qu'il trouvera un refuge salvateur. Aucune cause étatique ne peut altérer son amour pour eux, surtout pas la menace d'une révolution quand chacun commence à se voussoyer, que le narrateur se prête à un dernier jeu : celui du sosie d'un président fatigué et perdant.

Jeu aussi des non-dits, le lecteur se délecte d'un humour abrasif qui ne se dément jamais. Nous lisons une sorte de plaidoyer sur les êtres qui nous sont proches. Sur un aspect professionnel, le temps que nous lui allouons du matin jusqu'au soir, le lendemain ne se manifestant pas toujours devant un miroir sous la forme d'un homme transformé. Tout ceci narré dans un langage élégant, avec des mots dénués de toute particularité syllabique.


Un homme mesuré, Gilles Pellerin
Éditions L'instant même, Québec, 2015, 144 pages

lundi 7 décembre 2015

De si lourds secrets *** 1/2

G. qui, désespérément, cherche l'âme frère, nous affirme avec une candeur désarmante qu'à notre époque l'homme idéal se compose d'un bricoleur, d'un informaticien, d'un hacker. On lui confie, avec ironie — non avec humour —, que dans nos proches relations, on a ces trois hommes réunis en un seul. On les utilise à tour de rôle quand bon nous semble. On a lu le numéro 146 de la revue littéraire Mœbius.

Pour se délasser de la lecture continue des romans, on a feuilleté ce dernier collectif, lu les confidences que les écrivains et poètes invités ont faites à Robert Giroux, qui a piloté le numéro. Thème proposé : Le secret. Information qui, ayant éveillé notre curiosité, ne nous a pas fait regretter nos indiscrétions de lectrice, nos investigations dans les jardins privés d'une pléiade d'auteurs qui, nombreux, ont répondu à l'appel.

Plusieurs enfants occupent une place peu enviable dans cet opus très riche en intrigues allusives. En secrets inspirants, si prégnants lorsqu'ils ont assombri l'enfance, trahi la bienveillance montrée à un père, comme dans la nouvelle de Jean-Pierre April, Dans le garage. Un garçon découvre son père en pleins ébats érotiques avec sa jeune maîtresse. Des années plus tard, quand le père meurt, son fils ne lui a pas pardonné les raisons de sa relation avec Mélanie, la fille de son patron. Un texte dérangeant, comme chaque fois qu'intervient un enfant brimé. Le cafard d'Anabelle, signé Olivier Gamelin. Depuis l'enfance, une fillette est violée par son père, seul le prêtre, à l'enterrement de ce dernier, partage le terrifiant secret d'Anabelle qui a fini par déchoir et se suicider. Bientôt rejointe par sa demi-sœur, insinue succinctement le narrateur. Une histoire tragique qui ébranle le lecteur par la manière dont l'a relatée l'auteur, prenant cyniquement à témoin le Seigneur et son amour pour ses créatures. Loin de l'enfance et de l'adolescence blessées, le texte court mais efficient de Chantale Gingras, La bonté même. En quelques paragraphes, le portrait d'un tueur pathologique, indifférent à son dernier crime. De sa Dodge, elle l'aperçoit qui se tient près de l'abribus, étonnée de son « sourire doux, contenté. » Lui, remarque la Dodge. L'empreinte des choses brisées, Perrine Leblan. L'une des nouvelles qui nous a particulièrement touchée. Le titre est emprunté à un poème de Paul Éluard, que la mère de la narratrice a écrit sur une feuille, dépeignant son angoisse de jeune femme qui cherche le bonheur, ne le trouvera jamais. Un accident de voiture, simulé, ne va-t-il pas interrompre la course des démons dans la tête de cette épouse et mère, incapable d'apprécier les petites joies du quotidien ? La fiction de Tristan Malavoy, Mon vrai visage, traite d'un admirateur de Stefan Zweig, qui, rentrant chez un barbier, se fait raser la barbe, couper les cheveux. De fil en aiguille, sympathisant avec le barbier, il lui confie un secret, que nous ne partageons qu'avec un quidam. Désarroi du client, quand le barbier avoue que lui aussi a agi pareillement. La conclusion revient à Stefan Sweig.

On ne pourra citer tous les textes composant ce captivant numéro. On retient celui d'Antonin Marquis, Pourquoi le feu ? ou l'infernale dérive du meilleur ami du narrateur. Celui de Maxime Olivier Moutier, Les coulisses, autre dérive d'un jeune professeur universitaire, passionné de théâtre, qui, pour une raison ignorée de ses collègues, tient à monter une pièce à la session d'automne. Personne, long récit signé Marie-Ève Sévigny. Une célèbre personnalité politique est attirée, malgré elle, vers sa psychologue. Une femme effacée de qui le politicien ne sait rien, alors qu'elle sait tout de lui. Pendant huit ans elle le recevra dans son cabinet, ne laissant percevoir aucun indice de sa vie privée. Jusqu'au jour où elle se tue dans un accident de voiture...

Autant de fictions expertement écrites et narrées, autant d'envie de les lire avec un intérêt jamais démenti. Ce numéro nous fait part de secrets souvent douloureux, que le temps ne parvient pas à altérer. On s'est dit qu'un secret devait être lourd pour en porter le poids résiduel, la déchirure qu'il a provoquée dans la majorité des récits qu'on a découverts avec un réel plaisir curieux. Fiction ou réalité, on ne sait plus, ce qui importe peu. Le secret des écrivains et poètes n'est-il pas d'en inventer une histoire qui recélerait en elle, un peu de vérité, beaucoup de mystère ?

On félicite Robert Giroux pour ce superbe cadeau de fin d'année. On n'a que des éloges à lui adresser d'avoir su orchestrer, sans détourner leurs intentions, une flopée d'écrivains et d'écrivaines, teneurs et teneuses d'histoires à écouter ou à lire, peut-être à relater, tels des contes qui nous enchantent, nous font parfois un peu peur. Ou pleurer. Ou frémir.


Revue Mœbius 146
Numéro piloté par Robert Giroux
Montréal, 2015, 188 pages



lundi 30 novembre 2015

La noirceur d'un sentiment interdit *** 1/2

Aphorisme. Traverser une rue, marcher dans un parc, prendre le métro ou l'autobus avec la personne qui nous aime et que nous aimons, n'est-ce pas une manière de voyager ? Courte distance dans l'absolu, mais c'est aussi bousculer les étoiles dispersées sur le sol et dans le ciel. Parlons du récent roman d'Emmanuel Bouchard, La même blessure.

Cette histoire qui se résume en quelques lignes, nous fait rêver non pour ce qu'elle représente mais pour la manière dont l'auteur l'a traitée. Délicatesse et pudeur. L'époque s'y prête, les années quarante à soixante au Québec. Il était recommandé de se résigner aux diktats formulés par une Église dominante. Pas question de baliser sa vie d'amours interdites. Ce que devra taire Antoine Beaupré, ses sentiments passionnés pour Rose, jeune fille de son âge, dix-sept ans, qu'a épousée Thomas, son frère aîné. Pour aggraver les silences obligés du jeune homme, il a quitté Kénogami pour vivre chez Thomas et sa belle-sœur, à Arvida, petite ville qui commence à s'ouvrir à la modernité. L'usine où travaillent les deux frères doit faire face aux changements sociaux. C'est l'ère des premières revendications ; des grèves s'organisent avec Thomas comme figure de leader. Il est estimé de ses compagnons, l'énergie de son corps d'athlète incite les hommes à le suivre. Contrairement à Antoine, maigre et petit. Taciturne. Mais un après-midi, alors que la grève s'amorce, un accident mortel va changer le cours de la vie d'Antoine et de celle de Rose, enceinte d'un premier enfant.

À partir de cette tragédie survenue en 1941, inévitablement d'autres s'ensuivront. Rose se remet mal du décès de son mari, Antoine est abandonné à ses sentiments exacerbés, qu'il entretient sournoisement. Des nœuds se tissent de plus en plus comprimés, impossibles à défaire. Il se rend compte de l'indifférence de Rose à son égard. Les frustrations se démesurent, les souvenirs d'enfance et d'adolescence affluent à sa conscience obscurcie par le fantôme envahissant de Thomas. Celui-ci a été un garçon choyé par son père, admiré de Rose, qui fréquente la famille depuis de longues années. Le temps passant, les rumeurs s'insinuent, le doute s'installe sur la relation de Rose et d'Antoine qui continuent à vivre ensemble. Un ami leur conseille de partir à Québec, Antoine travaillera à la papetière du port.

Alors que des souvenirs empoisonnés assaillent Antoine, que son amour stérile pour sa belle-sœur le lancine, la grossesse de Rose est parvenue à terme. L'enfant sera un garçon qu'elle ne reconnaîtra pas, qu'elle abandonnera aux religieuses. Elle le prénommera Jérôme, seul indice de son attachement à Thomas. En fait, la dépression la guette, son comportement morbide, ses rires étourdissants se mêlant aux larmes, dénotent un signe inquiétant de sa vulnérabilité. Elle si petite, si fragile, mentionne parfois Bouchard. Plus tard, ayant surpris Rose dans un stade désert, avec le couturier de la manufacture, Antoine se rebiffe violemment, se considère trahi. Il devra se séparer de sa belle-sœur, sera embauché dans l'usine de pâtes et papier. Rose épousera le styliste, deviendra une femme conséquente, la situation de son mari privilégiant son statut d'épouse socialement comblée, qu'elle tolérera de mal en pis.

C'est sans compter sur les événements qui réfléchissent des décennies de déceptions ou de réjouissances. En 1962, vingt ans ont passé, Antoine rencontrera Jérôme dans l'usine où lui-même travaille. Ses sentiments pour Rose, la mère du jeune homme, se teintant d'inassouvissements haineux, il dressera Jérôme contre elle, acceptera toutefois que mère et fils fassent connaissance. Dernier acte d'un drame shakespearien que Rose ne supportera pas. Devenu servile, responsable de moult situations déplorables, Antoine n'a plus que la folie de Rose à aimer. Tous les deux auront bientôt quarante-six ans.

Roman hors de ce qu'on a l'habitude de lire. Dans un monde où les apparences ne dévoilent pas grand-chose du cœur humain. Le doigté habile et posé d'Emmanuel Bouchard pour transcrire cette histoire d'amour contrarié suscite notre admiration. Le ton, mesuré et juste, toujours en harmonie avec les péripéties contrant les projets, que des êtres jeunes ont le droit d'attendre de l'avenir. Récit de mœurs sociales, ancré dans un Québec où tout commence à changer — en 1962, Jean Lesage a été réélu à la tête du pays —, où hommes et femmes manifestent enfin leur volonté de vivre comme bon leur semble. Révolution tranquille, révolution collective dont Antoine et Rose ne sauront profiter, l'un et l'autre possédés, dévorés, par leur tragédie familiale et sentimentale. Par leur folie personnelle, étouffante. Ressassant la même blessure.

Récit à la fois conformiste et rebelle, faisant fi des modes actuelles, Emmanuel Bouchard ayant su imposer un style familier, soutenu de livre en livre. Le talent affirmé d'un écrivain n'a nul besoin d'effets démonstratifs. Nous n'avons qu'à surveiller le prochain roman, ou recueil de nouvelles, de l'écrivain, qui se posera, discret et influent, sur les tablettes surchargées des librairies.


La même blessure, Emmanuel Bouchard
Éditions du Septentrion, collection Hamac,
Québec, 2015, 225 pages




lundi 16 novembre 2015

Aux limites de la vie *** 1/2

À la suite des événements tragiques survenus à Paris, le 13 novembre, nos introductions sont en berne, tel un drapeau déchiré par la haine. On voudrait faire part de nos pensées solidaires aux familles des victimes, les assurer de notre détestation des atrocités commises par des gens qui radicalisent l'islam, s'en servent lâchement à des fins inhumaines. De tout cœur, on souhaite que les blessés se remettent sans trop de souffrance, toutes les souffrances, de tant d'aberration meurtrière. Que Paris retrouve ses airs invitants de capitale culturelle la plus prisée au monde. On a terminé la lecture du roman de Stéphanie Deslauriers, La trahison des corps.

Ce n'est pas un grand roman, c'est un roman humain. C'est une fiction, ce pourrait être le témoignage bouleversant d'une femme qui, atteinte d'un cancer incurable, a choisi de mourir plutôt que d'être soumise aux traitements médicaux qui lui accorderont quelques mois de sursis. C'est l'histoire émouvante de Camille, quarante-deux ans, qui, aux abords de sa mort, fait un ultime retour sur elle-même, sachant qu'elle n'a plus rien à donner sinon entretenir sa dignité, en mourant comme un être entier et non diminué par la chimiothérapie, les médicaments et la souffrance. Le lecteur sera le confident d'un passé raté à cause de circonstances qu'une enfant naïve, plus tard une jeune fille, n'a pas eu le pouvoir de prendre en main, ni d'apprivoiser. Il faudra la mort accidentelle du petit frère, à dix ans, pour que Camille réalise qu'il était l'enfant préféré de leur mère. Mais lui sera révélée la bonté de leur père envers elle. Donc une mère revêche, un père débonnaire, engendreront le premier chagrin révolté, une lucidité maladroite qui se manifestera par le refus des conventions. Ne plus croire en Dieu, ne plus chanter dans une chorale religieuse. Des riens cruels qui, doucement, au secondaire, la feront glisser vers le confort amical que lui offrira Mathias, étudiant comme elle. Ils rient beaucoup ensemble, fument des joints, font innocemment l'amour... Mais tous les deux grandissent et vieillissent. Mal, pour Mathias. Camille, fidèle à ce qu'elle est. Lui est devenu avocat, elle, professeure d'arts plastiques. Deux univers qui iront toujours à contre-courant. Ils vivront ensemble, elle refusera de l'épouser, aura une fille, Jane-Anaïs, qui comblera en partie le vide qu'elle ressent avec un conjoint de plus en plus souvent absent, consacré entièrement à sa profession. Puis, un soir de pluie et de grand vent, Camille, réfugiée dans un bistrot, voit entrer une jeune femme échevelée : elle cherche une place, le bistrot est bondé. Sans trop savoir pourquoi,  Camille lui fait signe de venir s'installer à sa table. Signe aussi d'un unique amour qui bouleversera sa vie. Celle de Mathias à qui elle avouera vouloir le quitter. Celle de ses parents qui ne lui adresseront plus la parole. Jane-Anaïs, trop jeune pour réaliser la transformation de sa mère en refusant de se plier aux normes d'une société abrutissante d'ennui.

Huit ans de bonheur absolu avec Jacinthe, jusqu'au jour où sous la forme d'un cancer du côlon, le malheur viendra ombrer les sentiments sereins qui unissent les trois femmes. Jane-Anaïs, difficilement, a accepté le lesbianisme de sa mère, sa sensibilité et l'affection de Jacinthe ont eu raison de ses réticences. Mathias, peu à peu, laisse entrevoir ses émotions, lui tellement réfractaire à tout épanchement. Les parents de Camille ajouteront leur chagrin à celui encore si lourd de la mort de leur fils. Les collègues de travail uniront leur gentillesse compassée pour aider Camille à supporter cette épreuve sans issue. Cependant, personne ne sait qu'elle a décidé de mourir à une date bien précise, ses affaires testamentaires étant ordonnées.

C'est de tout cela dont nous fait part Stéphanie Deslauriers, une vie qui s'arrête sans que nous puissions y faire quelque chose qui irait au-delà de notre humanité. On ne parle pas d'écriture, contrairement à l'histoire de Camille, elle est simple et fluide, composée de mots parfois durs, parfois tendres, qui racontent le fatalisme auquel, impuissants, nous devons faire face. Un récit poignant, rédigé entre fiction et réalité. Entre ce que le cœur possède d'authentique et la défaite des corps rongés peut-être par d'anciennes blessures inguérissables.

On n'élaborera pas davantage sur ce roman — label qui nous dérange —, on redouterait de trahir les intentions courageuses de l'écrivaine. Avant tout, être fidèle à soi-même, à la vie, à la mort.


La trahison des corps, Stéphanie Deslauriers
Éditions internationales Alain Stanké, Montréal, 2015, 136 pages





lundi 9 novembre 2015

Des fleurs charnelles vénéneuses ***

Il nous demande quelles sont les personnes qui nous sont les plus désagréables. On lui répond sans hésitation : Les personnes obsessionnelles qui ne savent maîtriser leurs sentiments univoques. Plus elles nous harcèlent, plus on les méprise. Il se tait, sachant à quoi il s'est exposé, quelques mois plus tôt, quand, se rappelant la détresse d'Ondine, l'herbe verte était devenue noire. On parle du roman de Gilles Jobidon, La petite B. 

Les lecteurs et lectrices qui s'intéressent un tant soit peu à l'œuvre de Charles Baudelaire savent qu'en 1841, il a séjourné brièvement aux Mascareignes. Île Maurice et La Réunion. Le poète a vingt ans, il n'est pas encore Baudelaire, il n'est que Charles. Son beau-père, le général Jacques Aupick, l'a éloigné de Paris, le soustrayant aux griffes de prostituées juives, à ses amis débauchés. Là-bas, le jeune homme se serait épris d'une mulâtre, tireuse de cartes, Maah, de qui il aurait eu une fille. Plus tard, celle-ci se serait installée à Paris, aurait posé pour des artistes établis à Montmartre. La petite B., l'auraient-ils surnommée. De ce voyage, Charles gardera un souvenir obsédant qui influencera magistralement son œuvre, fera éclater son génie. Nourrira son intarissable recours à la fabulation mensongère. À son retour, se vautrant dans un luxe ostentatoire, l'héritage qu'il a reçu de son père, Joseph-François Baudelaire, sera dilapidé en objets d'art et en drogues. Sa relation tumultueuse, passionnelle, avec sa mère, Caroline Aupick, est devenue légendaire. Cette femme autoritaire aurait gâché la vie de son fils, a-t-il été dit, mais ne réglait-elle pas ses dépenses somptuaires ? Un sentiment ambigu la liait à cet indomptable enfant mort dans ses bras, bien avant elle, à quarante-six ans. Ce fils duquel elle a refusé de reconnaître le génie, lui préférant des poètes aux œuvres conventionnelles. Lamartine et Musset. Caroline Aupick a eu une servante, Marie-Louise Nattier. Cette dernière aurait joué un rôle équivoque dans la vie de Laure Loux, fille supposée de Baudelaire qui, photographe, se serait exilée en Californie, à San Francisco, avec son jeune fils, prénommé Charles. Marie-Louise Nattier, qui a intercepté une lettre importante écrite par la mère de Baudelaire, accompagnera Laure en Amérique, sera sa prêteuse. L'enveloppe subtilisée contenait une somme d'argent qui n'atteindra jamais son destinataire. Après que Laure a embauché un jeune homme captivé par la photographie, Jesse Sin, l'aventure de Marie-Louise Nattier tournera court et mal. Puis, nous apprendrons que Jesse est le fils d'une Chinoise, Molly Sin, et d'un Allemand pour qui elle a éprouvé une vive passion. Dans la lettre court-circuitée par Marie-Louise, la mère de Baudelaire mentionne qu'elle a reçu Laure Loux, accompagnée de son enfant, qui n'est autre que l'arrière-petit-fils de Caroline. Le gamin de neuf ans ressemblant à son fils, elle s'en éprendra. L'argent contenu dans l'enveloppe devait assurer l'avenir du jeune Charles.

Le roman est un chassé-croisé de portraits féminins de couleur blanche ou noire, qui accaparent un hypothétique passé et un concevable présent, embrouillés dans des événements successifs se référant à Baudelaire, peu à peu s'en éloignant pour faire la part belle à des êtres inconsistants, non pour ce qu'ils représentent mais soumis au temps qui a fui. Perçus à différentes époques, parisienne, californienne ou chinoise, habilement dépeintes par Jobidon. Quand Jess Sin, figure prédominante, fait son entrée dans l'histoire, nous savons tout des mœurs barbares de la Chine impériale, évoquées par sa mère, Molly, qui réside dans le Chinatown de San Francisco, quartier appartenant aux sinistres Triades. Toutefois, il serait vain de se remémorer Baudelaire, nous l'avons perdu de vue. Trop de non-dits éparpillent la fiction au lieu de la cerner dans une continuité limpide et clairvoyante.

Si le lecteur risque de se perdre dans ce dédale sur fond baudelairien, le récit séduit par son écriture poétique, s'avérant une constante dans l'œuvre de l'écrivain. Ses descriptions géographiques et sociales, son apport psychologique, s'amalgament à un siècle où les hommes et les femmes rebelles devaient se contraindre à n'être que l'ombre de la multitude qu'ils recélaient en eux. Charles et Caroline n'étaient-ils pas la part masculine et féminine de l'un et de l'autre à laquelle ils refusaient de se soumettre ? Baudelaire, précurseur de la poésie moderne, a constamment été le jouet de femmes dominantes, celles-ci reflétant la femme vindicative qu'a été sa mère. Femme de laquelle il n'a jamais su se déprendre. Autre visage noir féminin déluré à La Réunion, Fannie Vétivier, qui lui louera une chambre. Elle a un fils, handicapé mental, à qui Baudelaire s'attachera, comme il décrira plus tard l'albatros maladroit moqué par les marins. À Paris, Jeanne Duval, Noire elle aussi, avec qui il aura une longue liaison houleuse, la maîtresse détestée entre toutes par Caroline.

Dans l'espace et le temps, deux repères de marque enclavent le roman : l'abolition de l'esclavage et la Ruée vers l'or. Baudelaire traversera ces phénomènes sociaux sans très bien réaliser qu'il confronte deux époques historiques. La syphilis lui dissimule l'effervescence d'une fin de siècle où tout bouge, tout change. Le génie qu'il affichera constamment gangrené par une maladie alors incurable, alimenté par un irrépressible désir d'écrire. Les femmes aimées ne seront plus que brouillard difforme, égarées peut-être sur les " merveilleux nuages " engrangés par le poète. Seule sa mère lui offrira une mort digne, des obsèques grandioses. Toutes les autres finiront, parce qu'elles finissent, assassinées par une vie trop abîmée, trop imbibées d'absinthe et de drogues. Ou heurtées mortellement par le tremblement de terre qui frappera San Francisco le 18 avril 1906 à 5 heures 12 du matin...

Roman complexe où l'imaginaire de Gilles Jobidon s'en donne à cœur joie, comme chaque fois qu'un individu illustre nous conduit à travers ses forces, ses faiblesses. Principalement, ses démons. Ici, Baudelaire a tenu la main de l'écrivain, la délaissant trop tôt, au détriment de sa place, occupée par des protagonistes qui, parfois, interfèrent la teneur essentielle du récit. On pense à Jesse Sin encombrant les pages de sa propre histoire, tandis que le poète accède à l'immortalité. Son rôle d'être humain est terminé, sa poésie incandescente balaie les préjugés, dénoue les malentendus du siècle qui l'a vu naître, plane au-delà des contingences. L'existence douloureuse et dévoyée de Charles Baudelaire entre enfin dans les interprétations.


La petite B., Gilles Jobidon
Leméac Éditeur, Montréal, 2015, 232 pages.





mardi 3 novembre 2015

Une bibliothèque, quatre jardins ****

G. s'exclame, et nous fait rire : " J'ai changé d'ordinateur, d'amant et d'éditeur ! " On convient qu'elle a raison de dépoussiérer la face insolite de son existence, celle contenant deux onces de rébellion, plus une touche de défi enfantin. Ne venons-nous pas d'entrer dans une saison nouvelle ? De quitter l'été pour tendre une main à la fois prometteuse et gourmande vers l'automne ? On parle du récent roman de Dominique Fortier, Au péril de la mer.

Ces dernières semaines, on a lu et analysé plusieurs romans réalistes, écrits au masculin. L'alcool, le sexe, le langage défloré, serti d'humour noir, parfois de cynisme. En ouvrant le roman de cette écrivaine talentueuse reconnue, dont l'œuvre nous impressionne, on s'est laissée charmer par une histoire qui n'appartient pas à notre siècle mais à un temps où les hommes se cherchaient encore. En eux ou à travers les livres si peu nombreux, Gutenberg n'intervenant qu'à la fin de l'histoire d'Éloi Leroux. Peintre réfugié dans l'une des abbayes du Mont-Saint-Michel, il y est venu pour noyer un désespéré chagrin d'amour. Dans ce lieu de prières, de sérénité, Éloi édifiera un récit autour de la construction de la prestigieuse bâtisse. Cela se passe au XVe siècle, Dieu faisait partie de la vie des hommes, de leurs joies, de leurs tracas. Du clair et de l'obscur. Dieu, mais surtout la foi traquée par les ombres vénéneuses de l'analphabétisme, soutenant quelques certitudes erronées, celle, par exemple, de prétendre que le Soleil tournait autour de la planète Terre. L'écrivaine mentionne qu'il n'est pas simple de se reporter au passé pour dépeindre le futur. Il faut regarder devant et non derrière. Être dérangé par des écrits subversifs, comme le sera Robert de Torigni, ami d'enfance d'Éloi, moine en partie responsable de l'abbaye et de ses livres. Empruntant le discours parabolique digne de celui de Jésus, il élude les péjorations qui pourraient nuire à quelques-unes des personnes complices qui l'entourent. Ne pas savoir lire ne signifie-t-il pas entretenir une naïveté amère qu'il est impossible de fracasser, le monde se restreignant à des frontières symboliques nécessaires, évitant ainsi d'élever son regard au-delà de soi-même, les assertions des érudits ne pouvant être remises en cause.

Pendant que la vie reprend ses droits au XVe siècle sous la plume réflexive, élégante, de Dominique Fortier, une narratrice promène le lecteur dans le quartier Outremont, en compagnie de sa petite fille. Narratrice-écrivaine ne pouvant ôter de son esprit le choc qu'elle a ressenti quand, adolescente, elle a contemplé le Mont, à ses débuts appelé Mont-Tombe. Plus tard, elle apprendra qu'il était désigné comme étant la Cité des livres, une bibliothèque de quatre cents livres enrichissait ses murs, plutôt ses pierres. Dans la solidité vaine du présent, nous frappe d'étonnement la friabilité illusoire du siècle des découvertes — flottent les silhouettes de Vinci, Gutenberg, Colomb, présences immortelles glissant entre les murailles du Mont, pour les consolider, les protéger des éléments naturels ou des incendies qui, tant de fois, ont dévasté ces lieux de plénitude. La prière est la vertu primordiale qui domine l'atmosphère monacale, parfois oppressante, drainant une prudence recueillie mais aussi une sagesse salutaire entre les moines et les pères. Frère Clément, modeste moine, tait son savoir en se consacrant aux quatre jardins, qui font l'admiration et l'envie du frère Adelphe, de passage au cloître. Frôlements des regards, silences amorcés, sourires perceptibles, le récit se teinte de ces allusions, camouflant la vanité d'hommes plus puissants. Même s'il est dit que les moines ne doivent laisser aucune trace d'eux-mêmes, surtout de leurs œuvres.

Dominique Fortier éblouit le lecteur en décrivant l'histoire et la légende de la bâtisse, entrecoupées d'une recherche élaborée plus intime, constamment insufflée de l'abbaye. L'écrivaine nous rappelle ce que signifient, dérivés du latin, le vocable " cloître ", le verbe " croire ". Le sens du mot " miniature ". Elle dépeint, à travers gestes et paroles de Robert, l'éclat ornemental des enluminures, rondit les heures riches du Haut Moyen-Âge. Fusionnant entre un siècle révolu et celui dans lequel nous devons témoigner de tant de merveilles, nous ne savons plus, semble-t-il, apprécier la qualité des silences, écouter le vacarme des vagues, contempler le tourbillon de grains de sable. Ce sont des enfants d'autrefois qui auront le dernier mot quand l'un d'eux, au risque de sa vie, retirant de l'eau glaciale des feuillets rejetés par la mer, annoncera à Éloi, qu'il a trouvé un trésor. Il s'agit de livres qui jamais ne mourront, contrairement à nous.

Magnifique fiction et témoignage d'une écrivaine exigeante qui, d'un roman à l'autre, se renouvelle, fait preuve d'une inventivité agrémentée d'un savoir remarquable, d'une intelligence passionnée et subtile. Ici, Dominique Fortier s'est confondue aux pierres d'un monument qui ne sera jamais terminé, affirmation prophétique du frère Robert de Torigni, farouchement opposé au conservatisme mais qui n'en dit mot. Le frère Clément, en sa profonde humilité, pétrissant la terre, nourrissant les plantes, en compagnie de son chat, dévoilera à Robert et à Éloi que les livres parlent entre eux avant que les humains les confisquent. Il suffit d'un tissu de lin les recouvrant pour dérouler le fil ténu de l'avenir, les retrouver en quelque bibliothèque contemporaine, alors que le Mont-Saint-Michel « à la barre du jour, est redevenu une île. » Et ceci, depuis le début de l'ère chrétienne, au péril de la mer...


Au péril de la mer, Dominique Fortier
Éditions Alto, Québec, 2015, 176 pages.
   

lundi 26 octobre 2015

À la conquête d'un homme ****

Le pire échec que nous puissions subir, affirme C., c'est d'aimer intensément une personne, de se lever un matin, de ne plus rien ressentir pour elle. Verdict qui nous fait frémir. On ne connait pas cette frénésie désordonnée des sentiments, pas mieux que leur vertigineuse désaffection. Le contraire nous décevrait de soi-même. On parle du roman de Daniel Grenier, L'année la plus longue.

Ça commence tel un roman psychologique, genre décrié depuis plusieurs décennies dans la littérature québécoise. Comme si cette connaissance de l'âme humaine ne définissait pas nos comportements. Dans le cas particulier de Thomas Langlois, son enfance a été traumatisée par le fait qu'il soit né un vingt-neuf février, en 1980, son anniversaire se fêtant tous les quatre ans. De cette manière inusitée, nous pénétrons dans son histoire, ou plutôt dans celle d'Aimé Bolduc, par l'intermédiaire de son père, Albert Langlois. Ce dernier a quitté femme et enfant pour aller quérir un homme de qui il sait peu, mais dont il est persuadé qu'il est l'un de ses ancêtres. Durant deux siècles, de Chattanooga, Tennessee, à Sainte-Anne-des-Monts, le lecteur suivra les péripéties d'Aimé Bolduc qui, pour des raisons complexes planétaires, a vécu plus de deux cents ans. Lui aussi serait né un vingt-neuf février, en 1760, à Québec. Vieillissant d'une année sur quatre, ce leaper serait âgé à la fois de cinquante-six ans et deux cent vingt-six. L'avenir de Thomas Langlois s'affichera plus discret mais exceptionnel. Comme s'il était devenu le prolongement transparent d'un aïeul de qui son père l'entretiendra jusqu'à sa mort.

Traversant de grands événements patriotiques, Aimé Bolduc a participé à la Conquête anglaise, à la guerre civile américaine — guerre de Sécession —, qu'il racontera en partie à Stephen Crane, écrivain américain de la fin du XIXe siècle, à qui l'auteur rend hommage, quand Crane cherche des témoignages de soldats ayant survécu à ces conflits. Seront aussi décrites la révolte des Patriotes, la révolution industrielle, toujours à travers le regard acéré d'Aimé Bolduc. Dans une réception mondaine, il échangera avec Buster Keaton sur la différence entre la réalité et le cinéma. Autre clin d'œil, nostalgique celui-ci. Ces occurrences, qui tiennent lieu de balises dans le temps et l'espace, permettent au lecteur de suivre, sans s'égarer dans les méandres de siècles écoulés, les personnages secondaires se démenant avec leur existence ordinaire. Les chapitres se ramifient autour de protagonistes se présentant, non par hasard, mais parce que le temps occasionne des rendez-vous auxquels personne n'échappe. La rencontre de Jeanne Beaudry avec Aimé Bolduc, qui sera son phare amoureux, ne pouvait survenir à un moment moins opportun. Le lecteur s'étonnera d'un homme aux triples identités. Avant la campagne de Lincoln, Aimé Bolduc emprunte le nom de William Van Ness, fils de bourgeois, qui ne veut pas « compromettre son héritage. » En 1960, à Pittsburg, Kansas, nous le retrouvons se dénommant Kenneth B. Simons. Ce même Bolduc a été contrebandier d'alcool durant la prohibition, inventeur d'une boussole détraquée, spectateur plusieurs fois de la comète de Halley. Quand il se retirera enfin sur ses terres, nous nous rendrons compte de la démarche stupéfiante de son existence, dispersée à travers l'Amérique du Nord, laissant derrière lui des passages à vide, des souvenirs confus dans l'esprit de ceux et celles qui l'auront discerné, telle une nova perdant son éclat mais aussi phœnix immortel, ce que prophétisera Jeanne à Aimé, sur son lit d'agonie. Quand Thomas Langlois, devenu un éminent chercheur scientifique, héritera de sa fortune en 2020, la question sera posée plusieurs fois : Aimé Bolduc est-il vraiment mort ?

Le roman, magistral, qui se terminera en 2047 à Québec, s'avère un tour de force de par sa conception structurale géographique, de par son cheminement passionné pour l'histoire américaine. Si, dans une entrevue, Daniel Grenier nous informe de ses emprunts littéraires, ce qui est honorable à tout écrivain porteur d'une épopée semblable, il est encore une fois établi que rien ne se crée seul. Un roman roboratif comme celui-ci, doit s'inspirer d'œuvres auparavant édifiées et s'y enchaîner pour le meilleur de la créativité. Les témoignages d'admiration habitent toutes sortes de territoires jusqu'à ce que, se propageant, ils entrent dans la légende. Terreau fertile enrichissant des écrivains avides de se servir d'intemporalité, se convaincre qu'en littérature tout est possible et permis. On a aimé que Daniel Grenier rebondisse hors des frontières terrestres, flirte avec le fantastique. Plusieurs chapitres admirables se lisent au rythme du temps qui s'effiloche et ralentit. Sans omettre le style scandé par le roulis constant de phrases sans cesse recommencées...

Il est indéniable que certaines vies s'inscrivent dans un destin forgé par nous ne savons qui, permettant au lecteur de savourer une histoire ourdie sur fond de force et de fragilité. De certitudes fendillées par le doute. De conquête de soi et de l'autre. Fabulations certes, mais constamment basées sur des tragédies que des hommes ont vécues lors de guerres trop souvent fratricides. Ou encore sacrifient leur vie, comme le laisse entendre Aimé Bolduc, à son endroit. Cette généralité pour conclure qu'il faut un immense talent, faire preuve d'une profonde générosité, pour reproduire mentalement ce que des êtres ont subi dans une trame disproportionnée de leur existence. La souffrance — il y en a beaucoup dans ce récit — est-elle un sentiment extrapolable ? Il semblerait que cela soit possible sous la plume intelligente, terriblement efficace, d'un écrivain boulimique de mythes et des replis de la littérature américaine.

Roman, à lire absolument, qui se singularise dans le firmament étourdissant de la production littéraire de l'automne.


L'année la plus longue, Daniel Grenier
Éditions Le Quartanier, Montréal, 2015, 432 pages.



lundi 19 octobre 2015

Un jeune homme du siècle *** 1/2

Carte blanche à la prochaine introduction. Telle la célèbre cigarière, elle sera teintée de bohème, alourdie de fatigue due au manque de sommeil. Au manque surtout d'inspiration. Cela arrive, comme l'écrivain inerte devant la page vacante de tout gribouillis intentionnel, comme le musicien paralysé devant sa portée musicale vierge. On ferme l'ordinateur, on décide de combler nos humeurs vagabondes en musant dans les premières feuilles mortes. On a lu Tabagie, deuxième roman de François Racine.

Voici un livre qu'on a failli fermer pour en ouvrir un autre. Qu'est-ce qui a retenu notre geste désinvolte, qu'on s'explique mal ? Le quartier Côte-des-Neiges qu'on a habité plusieurs années ? Garçons et filles qui trament leur improbable histoire ? On ne sait trop, toujours est-il qu'on a terminé la lecture de ce récit touffu, débordant d'éloquence. Indulgente envers les protagonistes qui ne savent plus où ils en sont, jeunes désœuvrés foulant un univers imbibé d'alcool et de sexe.

Tout en préparant mollement et sans conviction un mémoire de maîtrise, Léo Rivière est commis dans une tabagie du quartier. La Maison de la Presse. On ne met surtout pas en doute les portraits pathétiques de clients névrosés — des habitués — qui, chaque jour, à toute heure, viennent exposer leurs manies, secouer leur inertie mentale. Léo Rivière est un observateur qui ne dit pas toujours ce qu'il pense, s'en tient à des échanges de surface avec des êtres venus au magasin pour contrer leur solitude, isolement intolérable tatoué sur leur peau. Il y a les filles, obsession récurrente du jeune homme, qui cherchent dans ses parages érotiques un dérivatif à leur manque de confiance en elles. Il est charmeur et lucide. Ses soirées s'usent à écouter les déboires sentimentaux de chacun et chacune. Ses deux colocataires, Christophe et Pi-Ouaille, partagent ses beuveries, s'évertuent à ne pas refaire le monde, le leur s'alourdissant de faits quotidiens, rarement dirigés vers un avenir plausible. Nous conviendrons qu'ils ont peu pour s'élancer vers le soutenable d'une existence organisée d'avance. Pourtant, ils ont des projets auxquels ils ne croient pas trop. Ils rêvent. S'éternisent dans une délinquance discutable. Ce que laisse entendre Léo Rivière, incapable de vivre face à lui-même. Sous des abords d'indépendance orgueilleuse, il ne peut se passer ni de ses clients déphasés, ni de ses colocs grincheux, encore moins de filles belles et jouissantes. « Je dors mieux avec une femme dans les bras, ça aide à faire fuir les fantômes. » Il y a Karine, à la robe rouge, sensuelle et provocatrice. Cynthia, l'amoureuse de Pi-Ouaille, qui le « cocufiera ». Mathilde, grande brune aux yeux d'azur, qui souhaite travailler dans les réserves autochtones. Désirée, Haïtienne aguichante, employée à la tabagie. Mais au centre de cet univers disparate, rayonne une mystérieuse et vulnérable jeune femme, Natalia, « Québécroate », avec qui le narrateur semble avoir eu une liaison cinq années plus tôt. Natalia, sa « folle funambelle », exhibe un sourire triste, une mise au monde douloureuse. Elle disparaît sans cesse de la trajectoire de Léo Rivière, emportant dans son sillage un terrifiant traumatisme duquel elle ne réchappera pas.

Précarité angoissante de l'être humain personnifiée par le narrateur, incapable de mener à bien son mémoire, hésitant entre Céline et Proust. Il tergiverse entre les deux écrivains, comme il oscille entre l'amitié et l'amour. Seul, le satisfait le désir qu'il assouvit avec une fille occasionnelle, sachant pertinemment que son appétit charnel compense ses manques de Natalia, avec qui il aurait voulu construire des rapports humains solides, véridiques, ne se résolvant pas à sa dérive inéluctable. Souhait impossible à réaliser, Natalia se révélant instable, cassable, tel un cristal tintant des notes percutantes, soudain discordantes.

On a lu que ce roman était truculent, ce qui est vrai. L'écrivain joue avec des effets de style divertissants, crée de subtiles onomatopées, s'imprègne à souhait du langage québécois imagé pour mieux dévorer ses personnages, évolue dans un décor nocturne ou enneigé. Bars manigançant de frileux rendez-vous ou tâtant de la froidure sale de l'hiver. Superficialité d'une bulle humaine cheminant dans un territoire replié sur lui-même, n'excédant pas un périmètre bien connu de Côte-des-Neiges. Plusieurs liens consistants traversent ce récit talentueusement orchestré par François Racine, qui offre au lecteur une satire implacable d'une certaine jeunesse, ne désirant pas se compromettre dans le milieu conformiste des adultes, qui s'entête à faire semblant en refusant de vieillir. De grandir.

Très riche fiction qu'il eût été dommage de repousser, comme on a failli le faire. Porté par le débridement célinien, le comportement final et fatal de Natalia, s'ajustant au déploiement d'un incendie purificateur qu'on n'attendait pas, symbolisé par la tragédie ferroviaire survenue à Lac-Mégantic en 2013, explique la genèse de toute existence telle que perçue par l'écrivain François Racine au fur et à mesure que la déroute se fait brûlante et sans issue. La fin du parcours, explosive et ardente, que n'aurait pas dédaigné Louis-Ferdinand Céline, classe cet ouvrage parmi les plus révoltés de cette rentrée littéraire.


Tabagie, François Racine
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2015, 366 pages

lundi 5 octobre 2015

Un cirque en déroute ***

Un être jeune, qui nous procure une joie profonde, devrait être regardé comme nous admirons un ciel constellé de myriades d'étoiles. Avec ferveur. Le reste, les vicissitudes de la vie, n'a plus d'importance. Demeurent les mots, qu'on n'attendait pas, prononcés une fois pour toutes. Entropie du songe ? Il se peut. À l'heure fuligineuse, on ne sait encore sous quelle latitude se définit l'horizon. On parle du roman de Paul Mainville, Hangar no 7. 

Au fur et à mesure qu'on rédige des critiques, nos goûts de lecture se diversifient. On est de moins en moins intéressée par les histoire amoureuses et leurs états d'âme, trop souvent uniformes d'un livre à l'autre. Ce premier roman s'avérant opportun, malgré quelques maladresses coutumières, satisfait notre curiosité de lectrice exigeante. Nous sommes en 1980, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, des querelles intestines minent la bonne entente entre deux pays frontaliers en Europe de l'Est. Des frontières, redessinées artificiellement par des puissances victorieuses, déclencheront une guerre ethnique, haineuse comme il se doit. La peur s'est installée, les deux camps s'alléguant des territoires où n'existe aucun champ de bataille. Hostilités sournoises, incontrôlables. Fuir, aller au-devant d'un invisible ennemi ? Rester, au risque de se faire massacrer ? s'interroge Albert Sapieja, acrobate et fondateur du Cirque des montagnes Bleues. Finalement, après le viol d'Elena, l'une des artistes de la troupe, il prend la décision de partir avec sa femme enceinte et ses compagnons, mais l'ennemi arrivé sur les lieux plus tôt que prévu déjouera ses plans.

Reprenons le début de l'histoire. Quelques décennies plus tard, à Montréal, une journaliste trentenaire, Mélaine Blondin, s'avise de faire un reportage sur Albert Sapieja, initiateur du spectacle à succès, " Le Cirque des ombres " qui doit se produire en tournée internationale. Âgé d'une cinquantaine d'années, cet homme est une victime désenchantée et un témoin révolté des conséquences de cette guerre ethnique, qui lui a ouvert les yeux sur les capacités de ses semblables, incités par une sourde agressivité vengeresse, à détruire des amours, des amitiés. Des vies. Au-delà des frontières, n'existent plus que des hommes prêts à tuer, à violer, à humilier. Albert raconte, ne se doutant pas que la journaliste a des comptes à régler avec un passé encombré de fantômes, jaillis de zones meurtrières dont elle ne connait que les discours empruntés à l'histoire officielle. Un père abattu par erreur, la mère décédée de mort naturelle, une adoption inévitable. La fille d'Albert Sapieja n'est-elle pas née dans le baraquement où étaient enfermés l'artiste et sa troupe, et de qui Mélaine fera connaissance, aux dépens du père de la jeune fille ? La faim, le froid, les travaux forcés, la prostitution, la maladie, la mort, ne sont-ils pas le lot de ces hommes et de ces femmes qui, pour satisfaire les exigences des officiers du camp ennemi, ont reçu l'ordre de monter des spectacles dans un hangar avec les moyens du bord ? Ce régime intolérable, jusqu'à une improbable évasion que plusieurs d'entre eux paieront de leur vie.

Au présent, Mélaine Blondin intrigue Albert Sapieja, en lui posant d'étranges questions qui ont trait à son père. Ce reportage, Sapieja le devine, n'est pas innocent. S'il pénètre avec méfiance dans le jeu de la journaliste, il s'attend à une terrible révélation, comme les suscitent la plupart des guerres. Bien souvent, le trajet entre la fin des conflits et la paix se veut long et douloureux. Les dérives attisées par les représailles sont aveugles. Quand Mélaine révélera à Albert Sapieja le patronyme de son père, elle ravivera en lui les refoulements, le déni, qu'il avait enterrés au plus profond de son âme, abîmée par trop d'atrocités dont lui-même est en partie responsable. Réaction foudroyante de Sapieja qui refuse de continuer l'entrevue. Les stigmates de la guerre aussi emprisonnent, dégorgent leur fringale de toutes sortes, autres frontières instituées entre l'humain et la bête, ce que reconnaîtra Albert Sepieja. On met fin à l'action romanesque en l'abandonnant au lecteur...

Récit émouvant, qui nous a touchée pour son humanisme et sa lucidité, son questionnement sur la valeur des hommes quand ils doivent se défendre contre la mort, occasionnée par des tragédies desquelles ils ne sont plus les maîtres. La survie, seule, leur sert de défouloir, d'où une plongée consciente mais désespérée dans la barbarie. Cependant, on regrette que Miljenka, la fille d'Albert Sapieja, devenue à son tour trapéziste, ne soit pas plus longuement évoquée dans ce rappel aux vivants qu'inaugure le nouveau spectacle conçu par son père. De sa naissance à son état de jeune adulte, nous la percevons telle une flamme clignotante plutôt que telle une lumière rédemptrice. On regrette aussi que l'art, sinon l'artiste, symbolisé ici par le cirque, ne soit développé davantage, l'inhumanité des guerres ne manquant pas aux interrogations morales de Paul Mainville. Les bienfaits de l'art contrant la cruauté de l'homme en cas d'insubordination, apportent matière inépuisable à réflexion.

Roman à lire indulgemment, pour le sujet toujours d'actualité, aucune atrocité ne servant d'exemple, ni de leçon.


Hangar no 7, Paul Mainville
Éditions Triptyque, Montréal, 2015, 210 pages.

mardi 29 septembre 2015

Des petits riens qui assassinent ***

Que de détours géographiques font quelques personnes avant d'atteindre notre blogue. Ignorent-elles que notre GPS mémoriel nous indique routes campagnardes, autoroutes citadines ? Villages régionaux, villes provinciales, capitales urbaines ? On flâne dans l'allégorie kilométrique sans se poser de questions. On a l'habitude de ces insertions paysagères dénotant peu de confiance en soi. On parle du premier recueil de nouvelles de Karine Légeron, Cassures.

Quatorze textes concis, sans bavures, fouaillent le cœur de personnages que l'auteure tient fermement au bout de son stylo, leur attribuant un rôle souvent douloureux mais réparateur. Des récits où peu de choses arrivent, où peu de paroles se prononcent, ni ne s'échangent. De la cassure à la brisure, nous marchons constamment sur des brindilles qui, au moindre faux pas, se craquèlent sous le pied trop lourd, ou distrait. Ainsi, hommes, femmes et enfants de ce recueil, ressemblent magistralement à ce que nous sommes, aux prises avec un quotidien insipide, parfois insoutenable. L'air de ne pas y toucher, jusqu'à l'irréparable.

Piochons au hasard des fictions qui nous ont agréablement étonnée, tant par leur écriture allusive que par le sort pathétique d'un homme qui, rentrant en voiture d'un repas dominical chez les parents de sa conjointe, réalise, en conduisant, combien sa vie est terne auprès d'une épouse rébarbative, de deux enfants capricieux. Altercations sans fin qui lui donnent l'envie de partir ailleurs. Sans aucune attaches familiales. Le cri, extérieur et intérieur. Une femme, cette fois, ira au bout de ses frayeurs en imaginant que son magasin de fleurs, qu'elle tient depuis trente ans, est soudainement cambriolé. Ce qui arrivera, alors qu'elle a fait installer un système de sécurité à toute épreuve. Cette violation sera l'ultime goutte d'eau qu'elle ne supportera pas. Fleur fanée. Un homme, divorcé et père d'un adolescent récalcitrant, prépare une vengeance sans appel envers ce fils aux apparences indifférentes, qui, depuis sa naissance, a abusé consciemment de la générosité maternelle. Noyade. Une fillette, croyant faire plaisir à sa mère dépressive, qui l'a envoyée chercher du pain, se laissera tenter par des gâteaux et un bouquet de roses blanches. Quand elle rentrera, fière de ses achats, la mère ne réagira que par des larmes désespérées. Heureusement, il y a les allumettes avec lesquelles l'enfant joue... Miette. Un récit très pudique, aux relents lesbiens, narré par la fille d'une femme qui, de suite après la mort de son mari, fait signe à une amie d'adolescence de la rejoindre. La fille se posera bien des questions sur la place qu'occupe Annie dans la vie de sa mère. Avec raison. Inconnue.

La gravité réfléchie de l'ensemble des textes nous ayant questionnée, on a ressenti l'émotion intense que Karine Légeron a su soutirer de situations bancales, surprenant des protagonistes souvent effarés devant l'ampleur de soudaines contingences. L'auteure, soulignant en peu de mots l'instabilité des agissements humains, on a été sensible au style compendieux, presque dépouillé, qui est l'un des charmes de ces écrits dérangeants. La nouvelle titrée Diamants et rubis, touche le lecteur au plus profond de ce qu'il espère de ses semblables. Émouvante femme âgée, scrupuleux jeune homme, face à une bague qui symbolise la réciprocité du sentiment d'appartenance à la vieillesse, aux souvenirs, à la cordialité. Tout finit par se confondre. Sur les murs des galeries, dépeint l'incapacité de jumelles à accepter ce qu'elles représentent. L'une s'empare du talent pictural de sa pareille, jouant la faussaire sans trop y croire. L'autre refoule ses activités artistiques, préférant créer une œuvre dans l'ombre de sa sœur. Après Muguette, ou l'abdication d'un homme quand meurt sa compagne qu'il aime depuis l'enfance. Autant de désertion physique et mentale qui réconcilie avec le passé, ou, inversement, exacerbe le désir de lui échapper, tel le narrateur de Harmony, Maine, de qui la radio a annoncé le décès dans un accident de la route. Une fiction étourdissante, Le jour où Oscar est mort. L'histoire constamment se meut en crescendos et decrescendos menaçants, rythmant la dualité de l'homme et de la femme qui traquent leur gesticulation, la rendant encore plus captivante, dans le décor banal d'une cuisine.


Des événements imprédictibles, parfois prémédités, que chamboulent des petits riens. Ces hommes, ces femmes, las de la routine quotidienne, ces adolescents exaspérés, demandent peu à l'existence. Que leurs mains s'agrippent à un élément solide, qu'ils absorbent, soulagés, un air respirable. Un fil à saisir fortement, pour les mener vers un horizon vierge de toute tentation équivoque, là où des êtres, avant eux, ont déjoué des pièges hasardeux. Ont repoussé une monotonie empoisonnée de leurs rêves stériles. Ne plus appréhender l'existence comme précédemment, n'est-ce pas déjà atteindre " l'autre rive ", même si parvenir à régler d'imprévisibles péripéties poignantes, ne résout rien ?

Un recueil, qu'il faut lire l'esprit ouvert au temps physiologique irréversible qu'occasionnent nos âges. On a hâte de tenir en main un deuxième ouvrage de cette auteure prometteuse, Karine Légeron, sensible aux défaillances imparables de l'être humain.


Cassures, Karine Légeron
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2015, 112 pages






lundi 21 septembre 2015

Histoires insolites mais véridiques *** 1/2

On lui envoie des courriels, des cartes virtuelles auxquels elle ne répond que si on lui téléphone pour lui signaler nos marques d'amitié. Elle craint la révolte des machines si nos messages traversent trop rapidement l'espace. La poste est pour elle l'apanage d'une lettre enfermée dans une enveloppe, timbrée, oblitérée humainement. On se moque gentiment d'elle, on l'accuse d'outrages au modernisme, elle éclate d'un rire éraillé, elle a quatre-vingt-huit ans. On a lu les contes de Jean-Pierre April, Méchantes menteries et vérités vraies.

Si les contes, qui ont enchanté l'enfance de plusieurs lecteurs et lectrices, sont remis en question à cause de leur soi-disant manque d'innocence, ceux que propose ici l'écrivain, sont sans équivoque. Ils ont été rédigés pour des adultes avisés. Ces histoires mi-burlesques, mi-pathétiques, se déroulent de la fin du XIXe siècle jusqu'à nos jours ; elles se situent dans des villages québécois dont plusieurs n'existent plus. Il n'est pas nécessaire de respecter la chronologie du temps pour savourer ces contes à leur juste mesure. Parfois, à leur grinçante démesure. Si on a choisi d'accompagner l'écrivain-conteur dans ses déambulations bien souvent hivernales, c'est pour mieux se réjouir, ou se désoler, d'une époque où cochons et maîtres mangeaient, dormaient ensemble pour se tenir chaud. « Les animaux restaient avec le monde », affirme le narrateur, presque jubilatoire. Jusqu'au ménage, décrète une grand-mère, qui « vire les planches de bord », tellement la saleté envahit la pièce. Et puis, la « marmaille » s'amuse « ben » avec la « cochonnaille », nous convainc-t-elle. Il faut s'attendre à quelque animosité pointue dirigée contre le boss anglais, toutefois enrobée d'une ironie maligne et cinglante. Les femmes, maîtresses consacrées au royaume de diverses maisonnées, les mères et les bébés, suspendus aux branches, prostituées et religieuses tiennent les hommes en laisse, la folie en place. Les incendies, symboliques, ou brasiers ravageurs, enflamment les cœurs et la chair. Il y a aussi les silences complices, ceux qui protègent les pécheurs coupables d'actes réprouvés, absouts par le curé, qui font que la mémoire entasse des anecdotes savoureuses, pour concocter des légendes plus ou moins vraisemblables. Nous savons que le temps augure mal lorsque les témoins sont morts, que les langues se délient maladroitement. Exagérément.

On théorise sur des événements qu'on décrit à peine, ne désirant pas à notre tour leur apporter matière à menteries, les lieux se livrant moindrement quand on les imagine enneigés pendant trois hivers d'affilée, sans qu'un printemps se montre pour décrotter les villageois de Saint-Julien, la neige les ensevelissant jusqu'au renouveau saisonnier. Menterie improbable ? À grands pas, ne pouvant parler de tous ces récits captivants, on a enjambé des années, franchi des espaces trop glacés, trop engourdis de frustrations pour s'y attarder. On pense à la petite bonne femme à grosse tête, prisonnière de religieuses malveillantes, parce qu'elle s'évade de l'hôpital pour respirer les fleurs dans un jardin environnant. La haine vaincra l'innocence, la poésie, enfermée dans cette grosse tête. Pour oublier tant de méchanceté abusive, si cela est possible, et si cela est vrai, cette histoire de pouvoir tyrannique, on se dirige vers les maisons de perdition, comme se dénommaient les maisons closes, les maisons de débauche. À Saint-Paul-de-Chester, il y en avait cinq. Elles ont eu un destin digne et grivois, de connivence avec les « filles » qui s'y adonnaient sans grand plaisir, avec les « gars [ qui ] y buvaient, fêtaient et baisaient. » Le conte, La vraie vérité sur le but refusé d'Alain Côté, peu importe la véracité de ce texte hilarant, reflète la passion d'un peuple envers son sport national. On est spectatrice d'une poignée d'hommes pour qui la vie ordinaire est un enjeu expiatoire. La dernière menterie ou vérité vraie, bien que bellement séduisante, nous laisse perplexe. Le garde-manger sans fond, unissant les mains de Karine et de Samuel, un 16 août 2015, dérange nos principes de lectrice avertie. Pas le garde-manger mais les aliments qui disparaissent sans laisser la trace d'une souris vagabonde...

Ces récits aux façades tristes ou souriantes, qui ont ravi notre regard étranger, limitent cependant notre perception d'une culture différente de la nôtre. Leur quête symbolisant un émouvant et saisissant passé, on est persuadée que ces écrits ne doivent pas disparaître. Ils témoignent de petites joies, de grandes misères, sur lesquelles s'est bâti un pays où il fait bon vivre. La mémoire s'avère un sceau indélébile quand elle verbalise de bouche insinuante à oreille malicieuse ce qui, avant nous, se révélait nécessaire pour se souvenir que la vie n'est ni tout à fait méchante menterie ni tout à fait vérité vraie. Moralité, s'il y en a une à tirer de ce recueil divertissant, nous trichons tous et toutes un peu, et c'est bien ainsi.


Méchantes menteries et vérités vraies, Jean-Pierre April
Éditions du Septentrion, collection Hamac,
Québec, 2015, 165 pages


lundi 14 septembre 2015

Un géant passe et puis dérive ****

Il est de ces êtres qui doutent et ne tiennent rien pour acquis. Scepticisme qu'il affiche sur les murs de la ville sous forme de tags et de graffs. Il nargue le chaland en fumant un joint sur la place publique. À deux heures du matin, on l'accompagne dans les bars douteux du quartier qu'il habite. La liberté insolente qu'il prône se tisse d'audaces rimbaldiennes, la beauté de ses écrits poétiques nous éloignant du conformisme de notre existence. On parle du roman de Gabriel Marcoux-Chabot, Tas-d'roches.

Le moins qu'on puisse dire, écrire serait plus juste, c'est que ce roman sort de tous les sentiers battus qu'on a fréquentés dans notre vie de lectrice assidue. Peut-on parler d'un chœur polyphonique du vocabulaire sans risquer quelque invraisemblance, d'un amour immodéré pour les mots — à ce niveau d'excellence, les qualificatifs n'ont rien d'outrancier —, l'auteur ayant pris la liberté de narrer une histoire gigantesque en plusieurs langues, superposées les unes aux autres, harmonisant parfaitement le récit. Avant de mentionner les effets démultipliés agençant la structure surprenante de ce même récit, on informe le lecteur de la teneur de cette fiction déconcertante. Dans un village québécois, Saint-Nérée, comté de Bellechasse, un enfant chilien a été adopté par un couple qui ne peut assurer sa descendance. Le garçon est de peau sombre, de cheveux noirs, prénommé incongrument par sa mère, Joselito, plus tard, par un ami, Tasderoches. Parce que distinct de corpulence et de raisonnement, moult ennuis l'attendent dès son entrée à l'école, puis à l'adolescence. Mais ce jeune homme, dans une existence éperonnée de jouissances vertueuses, semble avoir été un chevalier errant, dont les péripéties nous sont narrées en français du XIIe siècle. Dans la vie contemporaine, Tasderoches est un insatisfait à la recherche de sensations intenses. Celles que procurent l'alcool, la ripaille. Le sexe. Années extravagantes pendant lesquelles nous serons confrontés à un homme rabelaisien, gargantuesque. À ses désirs de courses de démolition, comme pour assouvir des pulsions longtemps refoulées, le monde autour de lui se révélant trop exigu. Dans cet espace étriqué habitent son pire ennemi, Loupgarou, mais aussi des gens bienveillants comme ses parents, ses parrain et marraine, son ami Pierre-Alexandre, dit Elmout. Enfin, sa blonde Isabelle, une Acadienne rencontrée, comme il se doit, durant les beuveries d'une nuit débauchée.

Que se passe-t-il de rationnel dans cette histoire ? Pas grand-chose. Nous nous laissons bercer par la vie journalière d'individus plus grands que nature. Dépeindre Clarisse, la mère de Tasderoches, son père Léopold, ses parrain et marraine, son ami Elmout, s'avère présomptueux. L'enthousiasme et la fougue, l'ironie tendre de l'écrivain ne transparaitraient pas sous l'écriture neutre de la fadeur de nos portraits. Bien qu'on aimât peu les comparaisons, pas mieux que les citations, dépeignons-nous Rabelais, Joyce, Chrétien de Troyes ? Nous les lisons, éblouis, nous refermons l'œuvre. Comment décrire les séquences sexuelles entre Tasderoches et Isabelle, les mots nous manqueraient, trop pingres pour légitimer une telle passion de cœur inassouvi, de chair grassement avenante.

Il y a aussi les langues qui surdimensionnent la narration et les dialogues. Bien sûr, on ne peut que s'enchanter d'une telle diversité linguistique. Français moderne, français des siècles passés, si présent dans le langage québécois. Le chiac et la langue innue, on ne les connait pas, on a écouté leur sonorité, comme une musique qui nous serait parvenue d'un instrument ancien, la viole, réhabilitée par l'écrivain Pascal Quignard. Mise en page déroutante, qu'il suffit de discipliner pour aborder l'histoire quasi démentielle de ce géant et de ses acolytes. Mais pendant qu'on théorise sur une structure périlleuse, telles les voltiges aériennes d'un trapéziste, qu'est devenu Tasderoches ? Il a racheté la maison de ses parents à Saint-Nérée, l'a mise sens dessus dessous. Cependant, il boit trop de bière, entend des voix assourdissantes, il n'est bien qu'au bord de sa rivière, à poétiser, en compagnie d'Isabelle. On comprend aussi que les années passant, la monotonie s'installe jusque dans l'existence de ces deux-là, le sexe et la parole se réduisant à des interférences mentales, à des indispositions physiques que Tasderoches accepte difficilement. Plus il boit, plus les voix se manifestent sous la forme d'un triptyque langagier exubérant, s'alliant aux événements qui iront de mal en pis. Tasderoches, se fiant à l'honnêteté amoureuse d'Isabelle, celle-ci occupée au noble métier d'ébéniste, ne la soupçonnera pas de quelque infidélité. Lasse des élucubrations de son amant, elle regardera vers un ailleurs fait d'os et de chair. Délire assassin de Tasderoches quand il découvrira une certaine vérité, le pire possédant sa part de mensonges. La fin du roman est sublime, on ne la décryptera pas, gardant pour soi le secret de cet étonnant retour à la vie.

Récit propageant la passion des langues, l'indulgence qu'il serait gratifiant de ressentir envers les êtres différents. Des chapitres laisseront le lecteur pantois, s'intégrant magnifiquement au désespoir que ressent Tasderoches, quand il parle aux oiseaux, aux grenouilles, aux feuillages. Il souhaiterait que les choses, petites et grandes, demeurent au diapason de ce que lui-même représente, une dénaturation de l'individu qu'il évoque au nom d'un chevalier inexistant, symbolisant un monde où les voix parvenues de tous continents, ou pays, s'imposent, tonitruantes. L'auteur, Gabriel Marcoux-Chabot, excelle quand il orchestre les extravagances de son personnage, Tasderoches. Que de tendresse lui voue-t-il, au point de se demander si après l'avoir laissé dériver vers la folie, il ne l'a pas sauvé de cet engloutissement en lui donnant une dernière chance, celle de la rédemption inespérée d'une naissance.


Tas-d'roches, Gabriel Marcoux-Chabot
Éditions Druide, Montréal, 2015, 516 pages

mardi 8 septembre 2015

Photos, pétrole et diamants ***

Pour des raisons professionnelles et d'intérêt, on va peu sur Facebook. Des tableaux et d'autres illustrations dans notre Journal, quelques commentaires auxquels on répond avec plaisir. Le partage de nos critiques dans notre blogue nous suffit. Cependant, on surveille avec rigueur les agissements de personnes qui pourraient nuire à nos écrits, ce qui, déjà, a été fait. On a terminé la lecture du troisième roman d'Éric de Belleval, Reportages sous influence.

À la fin des années quatre-vingt-dix, Jacques Bresson, photographe people, est envoyé en mission en Angola, à Luanda précisément, où sévit la guerre civile. Nous serons témoins de cette ahurissante aventure, dépeinte et vécue entre vérités et mensonges. Bresson a l'intuition que les personnes avec qui il partage ses journées se dérobent ou lui mentent. S'il ne comprend pas l'attitude froide et distante que lui réserve la jeune docteure, Hélène Garnier, responsable d'un petit dispensaire géré par Canadian Doctors, il ne comprend pas mieux le comportement cynique du responsable d'une clinique réservée aux expatriés canadiens et aux employés d'Alpha, compagnie pétrolière qui, sous des abords philanthropiques, tire les ficelles suspectes de la capitale angolaise.

Un événement inattendu viendra changer le cours de l'histoire, autant mentionner, l'aggraver. Parti avec le patron d'Alpha, hors de la capitale pour faire des photos couvrant sa mission, Bresson tombera dans une embuscade, sera gravement blessé, son influent partenaire assassiné par un milicien. Il sera opéré par la docteure Hélène Garnier, qui ne manque pas de l'humilier de ses sarcasmes. Aucun rapprochement cordial entre eux, mais un dédain flagrant de la part de la jeune femme, que le photographe essaie d'analyser sans y parvenir. Que cache Hélène derrière sa hargne que rien ne justifie en apparence ? Comment concilie-t-elle son engagement avec Canadian Doctors et sa profession de pédiatre à Vancouver ? Que dissimule le mépris du docteur Morel, responsable de la clinique ? Une connivence souterraine le rapproche-t-il de la jeune docteure, l'un et l'autre se soustrayant sans cesse aux décisions humanitaires de Bresson. Toutefois, celui-ci a conscience que sans Hélène il ne pourrait poursuivre sa mission photographique que son journal attend de lui. Du sensationnel autre que de jolies filles exhibitionnistes, juchées sur des talons de quinze centimètres.

Deuxième événement majeur qui mettra un terme définitif aux intentions professionnelles du photographe. Alors qu'ils roulent vers la Namibie, Bresson, Hélène et le chauffeur, seront pris en otages par un groupe d'hommes, qui amènera le trio au village. Ne sachant trop quoi faire d'eux, les mercenaires détiendront la docteure et le photographe de nombreux jours dans une case. Durant leur détention sauvage, Hélène s'exprimera violemment à travers un flot de sentiments contradictoires, apathie et colère, que son compagnon tentera d'apaiser en soulevant des questions sur elle-même, auxquelles elle refusera de répondre, s'enferrant davantage dans une spirale proche de la folie. Il faudra qu'un imprévu accidentel se produise dans le village pour qu'ils puissent s'échapper, clore un infernal tête-à-tête sans issue.

Le lecteur fait un détour par Ottawa avant de se retrouver à nouveau en Angola. Les protagonistes sont les mêmes, seule s'ajoute Jacqueline Fransten, épouse de feu le patron d'Alpha. C'est une femme proche de la soixantaine où s'est incrusté cette partie de l'Afrique, victime de tous les cauchemars qu'elle traverse. Dans un cercle plus privé, interviennent des personnages masqués, ambitieux, amoraux, se faisant passer pour les bienfaiteurs d'un continent défiguré par les famines, les épidémies. Les attentats et les émeutes qui en arrangent certains. Une fois encore, Jacques Bresson sera manipulé par une femme obnubilée par les diamants que détenait son défunt mari. Et si elle avait réussi à dénouer une vérité aléatoire concernant les principaux acteurs de ce drame, camouflé par des hommes prisonniers de leur voracité démesurée ? L'échec du reportage de Jacques Bresson symbolise le mensonge des photos, décrit au cours d'une réception, questionnement intense partagé entre le photographe et le patron d'Alpha, la veille de son assassinat. Questionnement solitaire et constant de Bresson, qui occupe une grande part du roman, se demandant ce qu'il représente au centre de cette pagaille meurtrière. Rien ne sera résolu. Les uns meurent, les autres rentrent dans leur pays, d'autres continuent, telle Hélène qui avoue à Bresson qu'elle est là pour « tuer le temps ». Pareil au photographe, le lecteur en doute, la personnalité de la jeune femme miroitant douloureusement d'un côté et de l'autre, elle ne laisse aucune place à l'auto-dérision.

Roman qu'on devine inspiré de faits vécus, l'auteur, Éric de Belleval, ayant dirigé la Fondation du groupe pétrolier ELF, et la Fondation de l'avenir pour la recherche médicale appliquée. On ne serait pas surprise que Belleval ait une passion légitime, celle de la photo, qui l'aurait incité à créer un personnage semblable à lui-même, faisant part au lecteur de sa répulsion pour toutes formes de guerres. On a aimé ce livre pour ce qu'il dénonce, des êtres qui ont cru que les effets toxiques du colonialisme leur serviraient d'appâts. Ont-ils échoué, se sont-ils enrichis ? On ne sait trop, l'écrivain abandonnant ses douteux personnages sur le tarmac du retour à Ottawa. Non sans conclure, lucide, qu'il s'était enfin libéré des « coups et des rires » que lui ont infligé des êtres pervertis, poursuivant leur course vers une fin rapide.


Reportages sous influence, Éric de Belleval
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2015, 262 pages

lundi 31 août 2015

Deux chasseurs et un ours ****

N. apprécie généreusement nos introductions. Enthousiaste, elle nous suggère de les convertir en de courtes nouvelles. On ne le fera pas, on préfère la spontanéité de l'instant qui nous fait prendre en main papier et stylo. Saisir la pensée fugitive qui, après l'avoir écrite, s'étiole, tels les brasillements d'un feu d'artifice. Penchons-nous sur le récent roman de Patrick Roy, L'homme qui a vu l'ours.

Après avoir flâné dans le roman lesbien de Sarah Waters, on aborde un milieu méconnu, celui des lutteurs. Univers masculin où les femmes se profilent en arrière-plan, attendent que leur homme revienne à la maison avec les honneurs du corps blessé, parfois grièvement. Ce n'est pas sur ce fait discutable que le roman de Patrick Roy ouvre ses pages, mais sur deux hommes qui règlent leurs comptes avec un inconnu. Prolégomènes qu'il sera temps d'éclaircir le moment venu.

Pour entrer dans l'histoire de l'Américain Tommy Madsen, nous devons faire confiance à Guillaume Fitzpatrick, Sherbrookois, quarantenaire, réputé journaliste au magazine Sports. Secondé par Hugo Turcotte, un collègue du Soleil, passionné de lutte, Fitzpatrick deviendra le biographe officiel de Madsen, géant aux cheveux longs et blonds, lutteur inégalé. Maintenant sur le déclin, il s'est retiré dans les montagnes Vertes, État du Vermont. Il vit seul, séparé de Laurie, il est père de deux enfants. Jusque-là, aucune surprise, la vie coule, telle que nous l'avons choisie, telle qu'elle nous dirige. Dès la première visite de Fitzpatrick chez Madsen, nous nous rendons compte que ce dernier est un homme auréolé de gloire, mais aussi de mystère. Nous apprendrons qu'un drame professionnel l'a poussé à retraiter. Même si les combats sont arrangés, les lutteurs ne peuvent toujours contrôler leur trop-plein, parfois provoqué, d'adrénaline, freiner leur rage, les transformant en tueurs. Ce qui est arrivé à Madsen au Centre Bell : l'un de ses adversaires, trop durement atteint, est devenu paraplégique. Depuis cet accident, il accepte des combats mineurs un peu partout aux États-Unis et au Canada. Le reste du temps, il vit reclus à Stowe, dans son luxueux chalet. Au fur et à mesure que Madsen se confie à Fitzpatrick, des zones sombres très sombres, qu'il ne tente pas d'éclaircir, créent un lourd et gluant malaise entre le lutteur et le journaliste. Ce qui incitera celui-ci à rencontrer le père de Madsen, Ezechiel, retiré dans le Maine, après qu'il a vendu sa compagnie de machines agricoles à Mark Stevenson, truand d'envergure qui, sans scrupules, sans conditions, a racheté les terres et les entreprises de fermiers alentour. Une pègre agricole s'est installée en Nouvelle-Angleterre contre laquelle personne n'ose intervenir. Autre combat sans pitié où les perdants ont vendu jusqu'à leur âme.

Manœuvre d'intimidation qui amènera le lecteur à mieux connaître Hugo Turcotte, l'associé de Guillaume Fitzpatrick. Pour se faire valoir dans sa rubrique sportive du quotidien Le Soleil, il déterrera pour ainsi dire la hache de guerre entre les clans à la solde d'Ezechiel Madsen. Curieux personnage que ce Turcotte évoqué par Patrick Roy. Diagnostiqué bipolaire, obsessionnel impénitent, depuis des mois, il joue aux échecs sur son ordinateur avec un Russe. Masochiste, il supporte, depuis bientôt un an, des maux de dents dont la séance de soins chez le dentiste vaut la peine d'être lue. Exhumant de vieilles affaires de meurtres, il sera au bord du drame quand il informera Fitzpatrick de ses fatidiques découvertes. Drame qu'il ne pourra éviter, ses pas s'étant égarés dans un tel tourbillon de violence qu'il sera trop tard pour revenir sur la terre ferme, surtout propre.

L'intervention des deux journalistes, dans cet univers implacable, sera adoucie par la vie familiale de Fitzpatrick dont le père, cardiaque, vit à Sherbrooke. Sa sœur, artiste, vit à Rouyn, la mère est morte d'un anévrisme cérébral. Les échanges affectifs entre le père et le fils demeurent à la limite de ce que deux personnes de génération différente se confient et dissimulent, bien que ni l'un ni l'autre n'ait une illusion quelconque sur le sort de l'autre. Le frère et la sœur partagent un climat d'inquiétude à propos de la santé du père, leur route ayant dévié de leur trajectoire commune dès l'adolescence. Il y a aussi Laurie, mère des deux enfants de Madsen de qui elle s'est séparée, lassée de ses absences réitérées, de son retrait dans un silence entêté. Laurie qui, après une brève aventure avec Fitzpatrick, le met en garde contre le père de Tommy et ses complices.

On a l'impression en lisant ce roman magnifiquement écrit, mené avec une rigueur presque maniaque, que l'auteur, Patrick Roy, s'est glissé, discret, entre les personnages qu'il a disséqués avant d'enregistrer leurs confidences scabreuses, sans jamais se montrer, comme si une main magique, ce que la main de l'écrivain ici est beaucoup, avait cerné un milieu craquelé de toutes parts. Famille amochée, profession sauvage, hommes de foire démontrant leur originalité physique, tel un handicap plutôt qu'un atout de la nature. Pantelants énergumènes quand ils se dévêtent de leur rôle d'« évadés d'asile », dont le témoignage biographique de certains démontrent la fragilité intérieure du corps, l'emballement anormal du cœur. Seul l'orgueil l'emporte, laissant peu de place au remords. Si Fitzpatrick en se revanchant, impitoyable, apporte un soupçon de dignité à la détresse humaine, il ne peut faire expier à des pervers leurs forfaits criminels. L'avant-dernier chapitre laisse le lecteur en état de choc, celui du spectateur haletant, qui ne saisit pas très bien ce qui s'est passé durant la confrontation d'un écrivain doué d'une maîtrise de plume exceptionnelle, avec des êtres nuisibles ou simplement démunis. Le roman fascine, on ne désire pas expliciter davantage les prolégomènes du début du livre, on s'en sert comme d'une dysharmonie dans cet univers nauséabond, où la vie se dénombre en perdants et vainqueurs, éclaboussée du sang des tricheurs, victimes et bourreaux. Du combat acharné des innocents, réfractaires malgré eux à toute forme de générosité.


L'homme qui a vu l'ours, Patrick Roy
Éditions Le Quartanier, Montréal, 2015, 464 pages




lundi 24 août 2015

Deux femmes, une passion ****

Aphorisme. On imagine une femme qui se prévaudrait d'une foi indéfectible en Dieu, mais dont les agissements seraient guidés par un esprit démoniaque. Corsetée dans ses frustrations, asphyxiée par ses refoulements. Chaque jour témoigne de cette accablante faillite humaine, qu'on observe en se taisant. On a lu Derrière la porte, roman de Sarah Waters.

Avant de commenter cette histoire fascinante, nous devons remonter le cours du temps, nous replonger dans le contexte particulier d'une étouffante époque. Il sera plus simple de comprendre l'amour que se portent deux jeunes femmes vingtenaires, dans un Royaume-Uni à peine remis des affres de l'ère victorienne répressive. L'action se déroule en 1922, la Grande Guerre s'est terminée quatre ans plus tôt. La reine Victoria est morte en 1901, l'écrivain irlandais Oscar Wilde est décédé à Paris en 1900, après avoir été condamné aux travaux forcés, accusé d'homosexualité. Bloomsbury bat son plein, Virginia Woolf se noiera en 1941. Lourds points de repères historiques et sociaux pour affronter le choc toujours palpable de la barbarie meurtrière qu'engendre une guerre. La misère sévit rudement, le chômage emprisonne les hommes dans une indécence morale suspecte et dangereuse. Certaines familles sont ruinées, vivotent chichement. Par cette porte entrouverte, nous atteignons Frances Wray et sa mère qui vivent modestement dans la demeure familiale. Le père est mort en leur laissant des dettes faramineuses, les deux frères de Frances ont été tués au combat. Pour survivre, la mère et la fille ont dû sous-louer l'étage de la maison à un jeune couple, Lilian et Leonard Barber. Lui est agent d'assurances, elle, Lilian, décore leur deux-pièces, les femmes anglaises n'ayant pas le loisir de travailler hors de chez elles. Peu à peu, pour des raisons domestiques, Lilian et Frances feront plus ample connaissance, seront attirées l'une vers l'autre. Lilian parce que, excessive et désœuvrée,  s'ennuie, Frances pour combler son manque de sensualité envers les femmes qu'elle a toujours désirées. Adolescente, elle a noué une liaison avec une jeune artiste de qui elle a dû rompre, sa mère, rigoriste victorienne, lui ayant interdit de revoir Christina. Déception amoureuse qu'elle confiera à Lilian, un après-midi où elles se trouvent seules. Celle-ci sera troublée par cet aveu, concevant mal que de tels sentiments fussent possibles entre deux personnes du même sexe. Ce qui l'amènera à narrer à Frances les conditions intéressées de son mariage avec Leonard. On peut avancer que le décor est planté pour qu'elles tombent dans les bras l'une de l'autre. Refoulées sentimentales, elles s'aimeront passionnément, sexuellement, rusant avec les conventions, jusqu'à ce qu'un drame éclate. Un accident provoqué par la haine de Lilian que lui inspire dorénavant son mari. Un drame qui fera d'elles des complices involontaires avant de les séparer. Un temps de rémission et de réflexion surviendra qui, peut-être, réparera les dégâts outranciers familiaux, allégera les malentendus sociétaux auxquels les amantes devaient faire face pour préserver leur relation amoureuse.

Ce n'est pas tant la passion unissant Frances et Lilian qui nous a intéressée, mais le rôle insoumis de Frances qui, dotée d'une personnalité rebelle et moderne, refuse de s'assujettir aux contraintes qu'impose une éducation bourgeoise au début du XXe siècle. Libre, elle l'est en partie, sa mère honorant ses rendez-vous hebdomadaires chez ses fidèles amies. Ce qui laisse à Frances le temps de faire de longues promenades dans la petite ville où elle réside. De mesurer l'éclat de la lumière parcimonieuse de l'automne. La pluie et ses ombres gluantes. De revoir Christina avec qui elle entretient une amitié nostalgique. Un rêve la calcine, celui de vivre avec Lilian, cette dernière reprochant à son amie de se réfugier dans des rêveries stériles, d'embellir leur réalité alors que l'existence d'une femme mariée s'avère sans but, sinon mener une vie obscure en élevant ses enfants. Désarroi de Frances qu'elle ne partage avec personne. Que faire d'autre quand, pour des raisons mesquines d'économie, les domestiques ont été renvoyés, qu'elle, Frances, régit une maison devenue source d'angoisse, lieu insoupçonné d'un drame inexplicable ? Que faire quand le voisinage ne cesse de surveiller vos moindres écarts de conduite ? De se questionner sur le comportement rébarbatif d'une jeune femme de vingt-six ans, encore célibataire ? Autant de degrés de révolte où se terre Frances, attendant que le monde se transforme. Monde se limitant à ses deuils, à ses nuits sans sommeil, à la méfiance que lui inspire la monotonie des jours qui passent, alors que chaque seconde contient le secret de ses sentiments exacerbés envers Lilian.

Roman psychologique, comme seules savent les tramer les écrivaines anglaises d'hier et d'aujourd'hui. Si Virginia Woolf a révolutionné le caractère du roman britannique, l'imagination et la subjectivité, à travers sa pensée d'essayiste et de critique parfaitement structurée, la littérature féminine anglaise — de nos jours, féministe — possède un fatalisme dramatique inimitable, nous rappelant, à ce titre, certains grands films de ce pays. L'histoire ici est banale, deux femmes qui s'éprennent l'une de l'autre n'est plus proscrit par les Sylla de tout poil, mais revu et corrigé, comme on dit, par une écrivaine d'outre-Manche, le sujet livresque se transforme en un chef-d'œuvre épique auquel il est impossible de résister. On le savoure lentement au gré de nos diverses occupations, sachant que la dernière page notifie une fin irrémédiable. Derrière la porte, ne se meuvent plus que des personnages de papier composés sur mesure, pour notre bonheur de partager quelque intimité littéraire en leur compagnie.

On félicite Alain Defossé pour l'excellence de la traduction.

Aux lecteurs et lectrices francophones, on signale que cet ouvrage est disponible en France, aux éditions Denoël. 



Derrière la porte, Sarah Waters
Traduit de l'anglais par Alain Defossé
Éditions Alto, Québec, 2015, 576 pages