vendredi 20 juin 2008

Nouvelles baroques


Il n'y a pas si longtemps, on disait ici même qu'il était réjouissant de découvrir une nouvelle voix littéraire. Quand son originalité nous frappe de plein fouet, elle est encore plus appréciée. Il est rare qu'un premier livre nous séduise d'emblée. Des hésitations, des maladresses s'insèrent au cours de l'histoire, qui nous font sourire, attisent notre curiosité. Nous faisons montre d'indulgence.

C'est un recueil de nouvelles époustouflant que nous offre Guillaume Corbeil. L'art de la fugue. Dès le début, il nous affirme qu'il ne rêve que de partir, que de - se - fuir. On dirait que son propre personnage lui pèse, le hante, l'apeure au point de ne parler que de gares, de trains, de taxis, comme si quelqu'un lui en voulait, le suivait, le rattrapait. Finalement, ce jeune homme ne court qu'après son ombre : l'ennemi est en lui-même. Alors que faire d'autre quand on se déteste, sinon écrire des histoires qui reflètent notre désarroi. L'auteur n'avoue-t-il pas : « Les fictions que j'ai créées ne sont rien d'autre [...] que quelques lieux qui m'ont servi d'asile le temps de les écrire. C'est un suicide sans mourir. Une fugue... » Suivons donc, sans le nommer, l'auteur-narrateur qui se réfugie dans les lieux disparates de six nouvelles.

La première, Les deux valises de l'homme aux deux valises, nous démontre l'absurdité d'un homme qui cherche à caser sa brosse à dents dans une valise trop pleine. Évidemment, ce bref récit sert de prétexte à jeter un regard critique sur quelques êtres qui croisent ou doublent l'homme « seul au milieu de nulle part ». Ce nulle part n'est-il pas dressé là pour se protéger des dangers de la pluie qui « n'en finit pas de tomber, de rouler sous le col de son imperméable... » au point d'attirer une mouche susceptible de lui occasionner bien des tracas. Puis, un taxi se dessine dans ce décor pluvieux, que hèle l'homme aux deux valises...

Cette nouvelle donne le ton à celles qui suivront. Des histoires abracadabrantes agrémentées de personnages réfractaires à une vie tracée d'avance. Si les lieux ne sont jamais fixes, voire inconsistants, ils attestent que nos expériences les créent et les transforment dès qu'un événement douloureux, rarement heureux, nous atteint. Dans la deuxième nouvelle, L'œil droit du cyclope, une femme enceinte, surveillée du « sommet du clocher de l'église » par l'œil droit du Shérif McDister, et d'autres voyageurs attendent un train, à la manière de Godot, qui ne vient jamais. Le train de midi, un long train, n'arrivera que le lendemain midi avec « son seul wagon. Les billets n'étaient plus valides. » Autrement dit, le temps est un leurre, ce sont les hommes qui ont inventé les horloges...

La troisième nouvelle, Elles détestaient Madrid, nous apprend beaucoup sur les affres d'un homme et d'une femme suicidaires. Chacun à sa manière va mourir en inscrivant le mot FIN, lui sur l'asphalte, elle sur le pare-brise de sa voiture. Avant d'en arriver à cet achèvement mortifère, les deux protagonistes confieront au lecteur ce qu'ils attendaient de la vie ; lui rêvait de voir Madrid, elle détestait cette ville. Au fur et à mesure que passe le temps, surgissent des hommes et des femmes - ces dernières détestant Madrid - qui traduisent clairement ce qu'ils ont été : des êtres insatisfaits. Lui cherche deux mètres de corde pour se pendre, elle veut sauter du haut d'un pont...

On n'énumérera pas tous les lieux et les individus qui habitent ces récits. Ceux-ci sont imprégnés d'images en mouvement, de répétitions incantatoires jamais tout à fait les mêmes, d'où les sous-titres musiquant divers morceaux de plusieurs nouvelles. Une écriture frémissante et nerveuse évoque un cheval piaffant d'impatience. Les effets de miroirs étant nombreux, on ne sait jamais quelle est la part de vérité, de mensonge. L'auteur se mire dans un témoin voyeur qui sème ses impressions narratives à travers quelques textes. Un prologue et un épilogue avertissent le lecteur du danger qu'il y a à ne pas écouter « les mélodies qui émanent du désordre des voix. [...] la seule lutte que nous puissions mener contre l'absurde, et c'est pourquoi ceux qui maîtrisent l'art de la fugue sauront survivre au chaos et ne sombreront pas dans la folie. » Cette sage conclusion closant le livre nous assure de l'immense talent du jeune auteur. Si durant l'été, on aperçoit un chauffeur de taxi s'envoler, « un trou dans l'œil, un trou en forme de mouche », une mariée vêtue d'une robe blanche « avec une traîne de deux mètres » flâner sur un pont, ravis on clignera des yeux en fixant le soleil, on pensera que deux ou trois nouvelles de Guillaume Corbeil nous auront suffisamment charmés pour nous laisser submerger par un monde intemporel et magique !



L'art de la fugue, Guillaume Corbeil
L'instant même, Québec, 2008, 147 pages

lundi 9 juin 2008

Adieu Indochine, bonjour Viêt Nam !


L'été s'inscrivant à nos portes, il est toujours plaisant de déguster un livre de voyage. Nous visitons un pays que d'autres yeux ont contemplé pour nous. Il n'y a qu'à se laisser porter par une voix nous décrivant les reliefs de différents paysages, la manière de vivre de ses habitants, leurs mœurs, leurs coutumes. Nous ne sommes pas obligés d'y croire tout à fait, nous nous laissons bercer par un rythme estival.

Alain Olivier nous invite à le suivre au Viêt Nam, voyage qu'il a entrepris avec sa conjointe, Anna, et leur jeune fils de onze ans, Daniel. Pendant cent jours, tous les trois sillonneront, du nord au sud, un pays stigmatisé par le colonialisme et la guerre... L'auteur s'attarde peu sur ces outrages douloureux et se refuse aussi à tout commentaire politique. En divers tableaux plus ou moins longs, il adresse des lettres à sa mère, remplies d'impressions multiples. Confidences qu'il n'aurait pu lui faire de vive voix. Double itinéraire qui témoigne de la quête d'identité d'un homme de quarante ans. On se réjouit que son regard déployé sur les Vietnamiens et Vietnamiennes en capte le sourire constant, peut-être le meilleur d'eux-mêmes. Cependant, la question se pose : que se cache-t-il derrière cet éternel sourire ? Ce qui nous vaut une interrogation sur les personnes qui ne sourient jamais. Plus loin, on lit ceci : « Et vous finissez par voler aux plus pauvres de la planète la seule chose dont vous n'aviez pas réussi à vous emparer : le sourire. » Chaque fois que l'auteur aborde un sujet dense, il plonge dans des zones obscures qui, on le sent au cours du récit, lui font parcourir des distances inappréciables jusqu'à l'enfance. Son jeune fils, Daniel, lui renvoie l'image de l'enfant timide et réservé qu'il a été, l'envers du garçon qu'il a conçu, extraverti, affable, attiré vers ces gens qu'il ne connaît pas, à la langue incompréhensible. L'auteur, Anna et Daniel, des mordus de balades à vélo, découvrent des hameaux paysans, assistent à des fêtes peu fréquentées par les touristes conventionnels que tous les trois évitent. Si les touristes engraissent l'économie du pays, ils y sèment une forme de pollution irrespirable, celle de l'abondance des pays occidentaux. Regards aveuglés par l'arrogance. On voit mal l'un d'entre eux nous dépeindre « le goût de l'eau, un doux zéphir à l'odeur de sapinède... » Il faut voyager dans l'intimité d'un pays et de ses habitants pour ressentir à quel point les odeurs nous pénètrent, assaillent nos sens. Ce sont les yeux du cœur qui nous sollicitent. Ce qu'on nomme des tableaux - lettres envoyées à la mère - sont presque tous émouvants. Il s'agit d'une conquête personnelle à partir du regard posé sur un enfant vietnamien, sur les femmes - la beauté des femmes vietnamiennes bouleverse Alain Olivier -, parfois sur un arbre, un coucher de soleil. Un lac. Des tableaux-lettres portant tous un sous-titre, la gravité et la candeur de quelques-uns ressortent : « L'identité », « La prière », « Le jardin secret », « Regarde-moi », « Faire la sourde oreille », « Au bout de nos rêves », « Marcher », et bien d'autres plus abrupts, telles des touches intimistes, visant peut-être à distraire le lecteur de la souffrance muette d'un peuple. On aime aussi la balade « sur le bord du lac Tuyên Lâm, [...] au beau milieu de la pinède ». L'auteur nous apprend que de « vastes pinèdes [...] entourent la ville. » On cite Dà Lat où se cultive un «délicieux petit vin blanc... » Ainsi, des scènes de vie très simples font le bonheur de l'auteur, d'Anna et de Daniel, le voyou du livre intitulé Voyage au Viêt Nam avec un voyou !

Les étapes du voyage et du récit seront ponctuées de scènes relatant les faits et gestes de Daniel ; on regrette qu'Anna soit laissée un peu dans l'ombre... À travers les rapports de l'enfant avec les Vietnamiens, l'émerveillement du père ne cesse de croître sur la facilité avec laquelle il est possible d'établir, grâce à l'innocence, une complicité avec des personnes jeunes et âgées. La disponibilité du cœur est la cause d'une telle liberté. Partout où nos voyageurs s'arrêtent pour manger et dormir, ils sont reçus par des hommes et des femmes extrêmement généreux et désintéressés malgré leur pauvreté. Que Alain Olivier s'attarde aux bras du Mê Kông, aux vendeurs de café, aux paysannes penchées sur les rizières, à la fête du Têt (le nouvel An), ses découvertes nous valent des pages empreintes d'une lente réflexion mêlée de tendresse. Au passage, l'auteur ne se prive pas de quelques coups de griffes contre l'injustice commise envers ce peuple pacifique. Pourtant, dès le début de son périple, il nous prévient que son récit « est celui d'un homme qui, trop souvent, garde les yeux fermés, le dos tourné, et fait la sourde oreille à la réalité », ce qui nous surprend...

C'est un livre étonnamment beau - dans le sens noble du terme - et révélateur sur la qualité des êtres qu'ont côtoyés Alain Olivier, sa conjointe et leur enfant. Il nous dit aussi que les guerres ne détruisent aucune racine profonde d'un pays sinon ses pierres que l'âge finit aussi par user. Durant la légèreté estivale, il fera bon s'asseoir à l'ombre d'un arbre ou dans la fraîcheur d'un lieu pour piquer au hasard quelque tableau-lettre qui aurait échappé à notre conscience. Daniel qui joue aux cartes avec une vieille femme vietnamienne, Anna qui invite à leur table un petit cireur de chaussures, Alain posant un regard extasié sur les jeunes femmes du Viêt Nam. On dirait que tous les trois sont enveloppés dans un bien-être dynamique faisant de ce voyage un hymne à la joie de vivre malgré les traces encore visibles laissées par des décennies d'occupation. Au loin, la complainte du dàn bâu - luth à une corde - accompagne notre lecture...


Voyage au Viêt Nam avec un voyou, Alain Olivier
XYZ éditeur, Montréal, 2008, 222 pages