lundi 11 mars 2013

Une odyssée jeannoise ****

On pense aux pays que depuis l'enfance on a traversés. Les vrais, les chimériques. Ceux poursuivis dans les caniveaux, à l'aide d'une brindille pour toute embarcation. Personne ne les habitait. Seule la végétation, comme au premier jour de la Création. Heureuse insouciance, on imitait Dieu ! Depuis, on est devenue adulte, les mondes se sont défaits. Dieu aussi. On a lu le roman d'Yvon Paré, Le voyage d'Ulysse.

Cela se passe avant que les « Bostoniens » fussent venus ériger des barrages qui disciplineront les rivières où, sur leurs rives, le jeune Ulysse et ses compagnons, Petit Renard, les deux tamias, Tomi et Tami, vivront des aventures mythiques. Conseillé par grand-mère Allada, Ulysse a quitté son village natal pour parcourir le monde, rapporter au clan familial ce qu'il aura vu et entendu. Dans sa besace repose le poème épique d'Homère, L'Odyssée. Le paysage est d'eau, les villages se dressent de l'autre côté d'un cours impétueux ou calme, que tous les quatre doivent franchir pour accéder au renouveau des êtres et saisons. Devant, s'étend le grand Lac sans fin ni commencement. Comme un château fort dressant ses remparts qui protégerait ses ouailles d'un éventuel ennemi. D'une probable catastrophe naturelle. Pour vaincre ces avanies, un héros doit se présenter, celui qui remet le monde à l'endroit, réveille une princesse d'un trop long sommeil. Ce noble rôle reviendra à Ulysse qui se confondra aux êtres humains, aux bêtes parlantes, à une nature sauvage, souvent accueillante. Le roman s'avérant débridé, flottant sur la fragilité et la force de ce qui entoure Ulysse, se lit avec enchantement.

Des figures légendaires propres à Homère occupent bellement le récit : Perséphone, Calypso, Énée, Perséide et d'autres interviennent entre contes amérindiens et québécois. La réalité doit beaucoup à l'imaginaire fertile de l'écrivain Yvon Paré, qui ne cesse de composer avec des personnages de son cru. Les images affluent, se transforment, prennent la parole à un moment inattendu. Un oiseau se nomme, la Grande ouananiche dialogue avec Ulysse, Petit Renard, devenu chasseur, s'éprend de Giboulée puis d'Aliquante, Tomi et Tami se font complices intimes. Nymphes, fées, chimères, sorciers et sorcières enjolivent la fiction de leur munificence, parfois, l'altèrent de leur malignité. Des fables malencontreuses narrées par un individu souvent abattu ou agonisant, des « estropiés de l'amour », se dénoueront, allègres, réunissant gentils et vilains, déployant le sens moyenâgeux du terme. D'où l'universalité de l'œuvre.

On s'est pâmée d'admiration face à l'appellation poétique des rivières, à leur fonction baptismale, Ulysse et ses compagnons y lavant la souillure du corps et de l'âme. Les personnages abîmés, victimes d'une blessure inguérissable, telle la plaie sanguinolente du roi Amfortas, y trouvent un réconfort salutaire. Les eaux de la rivière des Ashuapmushuan ne se fendent-elles pas, livrant passage à Ulysse et à son futur peuple qu'il ramène dans sa contrée, le Bout du Monde ? L'amour se nourrit de sentiments éternels, même si la tentation charnelle se fait prépondérante. À chacun son désert, ici la fin d'une histoire s'ouvre sur un recommencement. « Tout est pareil et en même temps différent. » Avec grâce, le sacré et le profane se profilent dans un entendement onirique où aucune époque ne salit une statue, qu'elle soit de sel ou qu'elle représente le visage d'une Madone « peinte par une célébrité des Vieux-Pays ». La terre et le ciel s'affrontent, les nuages déversent leur abondance liquide, l'équilibre de l'univers d'Ulysse en est modifié, le temps a passé, houleux, téméraire. Dans le jardin d'Éden, les mirages foisonnent, angoissants, derrière lesquels une harmonie trompeuse s'apparente aux délices de la chair. Dans l'ultime paradis, Dieu n'a-t-il pas « frappé du revers de la main » ? Il faudra que l'œuvre divine — celle des humains plus dévastatrice — pèse du poids de son fardeau pour qu'Ulysse prenne conscience que son monde personnel et le monde de son village ont changé. Simplement, il a vieilli. La métaphore est superbement évocatrice quand, tel le fils prodigue biblique et homérique, il revient chez lui, à peine reconnu par les filles de ses sœurs. Ne manque que le chien, Argos, si cher à Ulysse, passeur de légendes fabuleuses. 

C'est un grand roman émouvant, sensuel, que nous offre généreusement Yvon Paré. La philosophie heureuse des dialogues, la sagesse des paraboles, le charriage des eaux, la compréhension étonnante des bêtes, la mouvance perpétuelle de protagonistes à l'affût de poètes, de peintres, de dramaturges saguenéens, nous assurent de l'attachement profond d'Yvon Paré pour sa région cernée par les « faiseurs de barrages ». Les eaux ont été corsetées, inondant villages et terres, peut-être noyant fées bienfaisantes, sorciers maléfiques.

Épopée ambitieuse où la mémoire ancestrale orchestre une écriture dense, lyrique, égalant en cela l'amour passionné qu'éprouve Ulysse pour Manouane, l'ensorcelante Innue... Si les mondes se façonnent à l'endroit à l'envers, l'humour tendre, parfois subversif du récit, allège les pas d'Ulysse hors des chemins boueux dans lesquels il patauge avant d'en arriver à une finale grandiose. Le Diable n'est-il pas de connivence avec « ces gens d'une race qui ne sait pas mourir ? » D'emblée, les livres qui nous marquent ne sont-ils pas saints ?


Le voyage d'Ulysse, Yvon Paré
Éditions XYZ, Montréal, 2013, 453 pages