lundi 13 août 2018

Un mort vivant à Venise *** 1/2

Temps de canicule et de chaleur. On se laisse aller à l'ambiance estivale, ne désirant pas autre chose que ce répit excessif survenant avant le long hiver. On oublie que le paysage blanc n'est pas la vie mais un endormissement prolongé jusqu'à l'étiolement de soi. On aime le rythme lent de l'été, comme s'il était de bon ton de faire l'éloge de la lenteur. On a lu le troisième roman d'Éléonore Létourneau, Il n'y a pas d'erreur : je suis ici.

Si le titre de cette fiction nous a laissé dubitative, on n'a pas résisté à l'invitation de la quatrième de couverture. On a découvert une écrivaine qu'on ne connaissait pas, dont l'écriture nous a fascinée. Un petit ton désuet, tellement symbolique, convient parfaitement à l'homme, Pierre, qu'elle met en scène. Cinquantenaire, désenchanté, terriblement lucide, analytique. Une année sabbatique le met face à lui-même, à sa vie dissolue, laisse-t-il entendre, sans jamais se montrer d'une manière exhaustive. « À cinquante ans, je vous le dis, il n'y a à peu près rien que je n'aie pas fait ». Le lecteur n'a nul besoin d'encombrements superficiels, l'écrivaine l'entraînant vers l'essentiel de la vie de son personnage. Comme son mariage raté avec Elga, violoncelliste réputée, qu'il va retrouver à Venise où elle réside. N'est-elle pas son inverse en même temps que sa complémentarité ? Une vingtaine d'années ont passé. Dans l'avion qui l'emporte vers cette femme toujours aimée, il se souvient du jeune garçon qu'il a été. De ses parents qui, pour des raisons professionnelles, voyageaient d'un continent à un autre. Peu d'affection pour cet enfant qui, plus tard, défiant son père, ou l'imitant, embrassera sa profession, empruntant une voie détournée. Architecte, le père dessinait des édifices, le fils dessine des objets. L'un d'eux — un banc — le rendra célèbre. Pour quelles raisons va-t-il rejoindre Elga, il ne le sait trop, sinon que ses réminiscences évoquent en lui des « épisodes de gloire », des clichés de sa célébrité qu'Elga n'a jamais partagée. Pas mieux qu'elle n'a été impressionnée par son rang social. Insolites retrouvailles à Venise, ville qu'il a découverte trente ans plus tôt en sa compagnie.

Si l'histoire de cet homme s'avère surprenante, voire inusitée, c'est la description de Venise qui nous a subjuguée. La ville, cosmopolite, ne devient-elle pas personnage, se solidarisant avec les déboires de Pierre, atteint d'une maladie dégénérescente, de laquelle il connaitra le verdict quelques jours après avoir renoué avec Elga. Celle-ci, qui accomplit une sorte de devoir envers lui, ne manifeste aucun sentiment affectif à son égard. Jusqu'à organiser une soirée festive où Pierre ne sera pas invité. Mentionnons qu'il occupe l'appartement jouxtant celui de sa compagne. Jour et nuit, il se promène dans la ville, faisant part au lecteur de son passé grandiose, puis de sa décadence. Son architecture composite ravive son amour des pierres. Dans les rues, sur les places, il se confond à la cité, envahie par des flots de touristes. La vie de Pierre n'a-t-elle pas été semblable ? Distinguée par le succès, et soudainement plus rien. Que son corps qui se dégrade, se dissout jusqu'à la paralysie. Ne dit-il pas qu'il a pris une année sabbatique pour « préparer sa mort » ? Son existence n'ayant été qu'une mascarade, comment ne pas mettre en parallèle les fastes vénitiens au temps de son carnaval, des masques qui dissimulent les visages, les rangent dans l'anonymat ? La maladie de Pierre se révèle la consécration de ses échecs. « Plus un périmètre rétrécit, moins mon regard s'égare. » Ce qui arrivera quand, paralysé, son regard sera limité à un périmètre restreint, celui des murs, du plafond de sa chambre, percevant à peine le bas de son corps. Une seule fois, mais trop tard, Elga et Pierre se remémoreront leurs années de vie commune, qui auraient pu être différentes si la jalousie de Pierre n'avait pas rongé leurs sentiments fragilisés par leur profession publique. Orgueilleux, diminué physiquement, il n'avouera jamais à sa compagne combien il l'a aimée et admirée. Pierre n'a pas d'avenir, qu'un présent qui l'enlise dans l'étouffement et le refus de se contempler intérieurement alors qu'accomplir un mouvement aisé le préoccupe. Venise s'enfonce régulièrement dans le remous de ses eaux instables, oppressée par l'afflux de touristes. On dirait que la ville a déteint son passé grandiose sur ces intrus occasionnels, la moisissure de ses monuments, les remugles de l'eau stagnante, les ayant pélerinés jusqu'au dernier souffle de Pierre.

C'est un récit admirable, loin des modes actuelles, que nous offre Éléonore Létourneau. Ses réflexions, dans tous les sens du terme, son incursion dans les silences, ou le déni d'un homme égaré, englobant les failles dont la ville et l'être humain sont victimes, expriment une réussite d'intelligence méditative, d'observation poétique. On a pensé, durant notre lecture, à Alexandrie, brossée par Lawrence Durrell dans son célèbre Quatuor, ce qui n'est pas vain. Étonnant voyage dans le temps,  aussi dans le corps et l'esprit d'un homme qui a dessiné sa vie comme il dessinait les objets. « J'ai tracé une ligne, une droite vers l'infini [ ... ] et qui, tout ce temps, pointait vers le néant. » La mort de Pierre n'est qu'accessoire, se retrouvant seul comme il le fut dès ses quatre ans, lui et Venise s'acheminant vers leur propre destruction. La cité, majestueuse, ralliant de nombreuses villes enfouies sous les flots. Les touristes qui, par leur nombre, la dévastent se souviendront d'elle et de ses trésors, mais qui se souviendra de cet homme qui la parcourait de fond en comble ? De l'artefact qui lui avait apporté une gloire éphémère ? Conscience effilochée de Pierre quand, sur le point d'atteindre l'autre rive, il entrevoit, vue de haut, la lagune tel un joli marécage. Effervescence d'un dernier sursaut de vie qui, après que de flous paysages l'ont étourdi, le fera frissonner. Et mourir.

Il n'y a pas d'erreur : je suis ici, Éléonore Létourneau
XYZ éditeur, collection Quai No 5
Montréal, 2018, 155 pages