lundi 17 septembre 2018

Un musicien face à ses démons extérieurs *** 1/2

On n'a rien lu, on n'a rien écrit ces jours derniers. On a reniflé d'imperceptibles odeurs printanières, comme si cela se pouvait alors que la neige revêt encore les pelouses et les trottoirs. Aucune importance, on se dit que lorsqu'on utilisera ces quelques lignes, les méfaits hivernaux auront disparu, on sera sur le point de commenter un livre duquel pour le moment on ignore tout de sa teneur. On a choisi le roman de Daniel Lytwynuk, Alex Toth ( erratum ).

Étonnant premier livre d'un auteur d'âge mûr. Ce qui ne nous surprend pas, les connaissances musicales ne pouvant être acquises dès l'enfance de l'art et de l'homme. Alex Toth est cet homme qui fera les frais d'une aventure existentielle et professionnelle, ne fera rien pour y échapper. Bien au contraire. Sa vie, réglée comme du papier à musique, sans jeu de mots, est teintée d'habitudes et d'ennui. Sa renommée mondiale de concertiste d'œuvres romantiques lui interdit tout faux pas et, quand il osera se rebiffer contre ce monde trop ordonné, il sera sommé par sa compagne depuis deux décennies, par son agent musical, de rentrer dans l'ordre du monde symphonique, de déserter celui de la cacophonie. L'inspiratrice de cette rebuffade artistique est une galeriste de vingt-cinq ans, Gwendoline Op de Beeck, que le pianiste a rencontré chez elle. Dans son atelier se situant dans le Vieux-Montréal. Invitation sur carton publicitaire que son agent lui a remis après son dernier concert. Le coudoiement entre le pianiste et la peintre sera cocasse. Ne lui demandera-t-elle pas de lui raser les jambes ? Mais derrière cette situation saugrenue, à saveur ingénue, Gwendoline regorge de ressources musicales, qui dérouteront le concertiste, discipliné à une musique classique que ses spectateurs apprécient, sans se poser de questions. Quand il ajoutera une pièce contemporaine à son prochain concert, il ne se doute pas jusqu'où l'entrainera Gwendoline dans les choix arbitraires auxquels elle l'astreint. Jeune femme mystérieuse, diplômée en histoire de l'art et en arts multidisciplinaires, qui sort peu de son chez-soi, qui peint tranquillement, ceinte d'une culture musicale contemporaine peu commune. Son intrusion intempestive dans la vie du concertiste ne se fera pas sans rejet ni brisures, lui qui s'est laissé vivre douillettement dans la sécurité apaisante de sa  conjointe mondaine, Zena, assuré du dévouement professionnel de son agent, Victor. Son fidèle public ne le suit plus, ses amis, il en a peu, évitent le farfelu désinvolte qu'il est devenu, bien que quelques-uns restassent attentifs et généreux aux élucubrations fantasques de l'interprète. 

Ce qui surprend dans cette histoire, est la pragmatique relation qui s'établit entre cet homme et cette femme, qui ont des convergences communes, celles de l'art musical et pictural, échangeant des points de vue artistiques, ce qu'admettra sans faillir le musicien, attiré vers Gwendoline mais rarement d'une manière sexuelle, malgré quelques indices métaphoriques. Au début du récit, n'a-t-il pas consulté un urologue, recommandé par son ami Normand ? N'est-il pas anachronique, lui qui note ses rendez-vous dans un petit carnet, aimant « les crayons, l'odeur des encres et le geste de salir les pages. » ? De ces succincts détails, le lecteur comprend mieux son comportement vis-à-vis d'une jeune femme séduisante qui, l'admirant, lui impose des œuvres iconoclastes, peu prisées d'un public conventionnel. Henry Cowell. Trois compositrices du début du XXe siècle, à qui il consacrera un concert, balayant son programme initial d'un revers de la main, au grand dam de Zena et de Victor. Plus tard, John Foulds, George Crumb seront les compositeurs sublimant un concert quelque peu hétéroclite, qui fera scandale dans l'univers figé de la musique classique. Gwendoline incite le pianiste à se surpasser, à inviter son public « dans » la musique. Utopie ou frustration d'une jeune femme qui se joue d'un homme désenchanté ? L'écrivain, Daniel Lytwynuk, ne manque pas d'humour, laissant le lecteur désarçonné lorsque Gwendoline, devenue la directrice scénique d'Alex Toth, enfouit à l'intérieur du piano sept cents sauterelles, rythmant leurs notes à celles du pianiste paniqué, impuissant à contrôler les bondissements des insectes, Gwendoline n'informant jamais le musicien de ses intentions artistiques. La réaction de Zena et de Victor s'avère catastrophique, comment pourraient-ils accepter la démarche discutable d'un artiste qui, à quarante-deux ans, se range au désir d'une femme de vingt-cinq ans, déconstruisant sa carrière, acquise de peine et de misère, lui rappelle furieusement Zena. À mesure que l'incompréhension les sépare, nous percevons la tendresse qu'Alex Toth ressent pour sa compagne, qui déserte leur couple et leur appartement. Le dernier concert sera éprouvant, il s'agit d'une pièce d'Erwin Schulhoff, compositeur classique mais aussi de jazz, exécuté par les nazis dans le camp de concentration de Wülzburg. Fidèle à ce qu'elle représente, Gwendoline a fait preuve d'une initiative surprenante, cette fois lugubre, en créant l'événement, allégorisant une mise en scène terrifiante. Dernier spectacle délirant mais aussi, émouvant, quand monte sur la scène un vieux monsieur juif allemand qui a fui le nazisme. Le vieil homme a été bouleversé par le concert allégorique donné par le célèbre Alex Toth...

Concerts auxquels n'a jamais assisté Gwendoline Op de Beeck, faisant confiance à l'interprète de génie qu'elle soumet à ses considérations philosophiques sur l'art, dissimulant ainsi son dilettantisme. N'ira-t-elle pas jusqu'à inciter son chat, Picabia, à traverser la scène lors du premier concert Chopin du pianiste, insinuant dans ses répliques souvent circonspectes, que tout n'est qu'illusion, fragilité, bénignité, ce que le lecteur apprendra à la fin du récit. Librement venu dans la vie de la jeune femme, comment fera-t-il pour trouver une issue de secours, Gwendoline lui apportant enfin une réponse à travers les tableaux qu'elle peint de jour et de nuit ? Critères ésotériques, persuasifs de la peintre qui ont encouragé le musicien chaque fois qu'il lisait sur le piano un aphorisme écrit de la main de sa directrice artistique. Est-ce un erratum musical qu'il a commis, une erreur humaine qui fait de ce roman un récit inclassable, dérangeant, qui interroge le lecteur sur la précarité de ses valeurs esthétiques quand, dans son existence, survient une jeune personne bousculant, sans états d'âme, des acquis difficilement gagnés mais, parfois, si réconfortants à perdre !


Alex Toth ( erratum ), Daniel Lytwynuk
Collection « Première impression »
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2018, 176 pages


 

lundi 10 septembre 2018

Jeunesse truquée et tribulations sexuelles *** 1/2

La chaleur est un élément favorable au silence, à la méditation. Le regard, rêveur, s'attarde sur les paysages, parfois sur les objets. Comme si les gestes plus dénoués de l'hiver ralentissaient leur rythme effréné. Où est la vraie vie, celle qui gouverne le monde, sans distinction aucune de signes distinctifs ou d'interrogations insipides ? On commente le roman de Virginie Francoeur, JELLY BEAN.

Étrange fiction dérangeante dès la première lecture. On sourit, on s'étonne, on s'interroge, persuadée qu'on ne saura donner une quelconque opinion sur cette histoire fracturée d'épineux travers. Puis, peu à peu, une réalité se décante, on ne peut faire autrement que de relire des pages qui nous ont échappées, ne comprenant pas grand-chose à ce milieu interlope, déconnecté de notre univers assurément fréquentable. Ophélie, la narratrice, se pose en spectatrice consentante, elle distribue sa jeunesse à qui désire la cueillir, sans jamais se compromettre, parvenue au faîte d'évènements fracassant le récit. Fille unique de parents intellectuels, née à Outremont, quartier bourgeois duquel elle veut s'évader. Éducation catholique dans un pensionnat pour filles. Sa mère s'est séparée du père, lasse de ses infortunes matérielles. Ophélie vit avec ce père insouciant, plus que libéral. Occupé à rétablir ses faillites, ce dernier ignore les frasques de sa fille tant aimée. À l'âge adolescent, Ophélie a jeté son dévolu sur l'une de ses ravissantes copines d'école. Sandra. Dévolu admiratif qui va l'entraîner dans des aventures desquelles elle abandonnera quelques morceaux de son corps, de son innocence. Se désillusionnant d'hommes qui traitent les femmes comme des objets luxueux désirables, rien de moins. Pour mieux suivre Sandra, Ophélie est devenue serveuse dans un bar de danseuses nues, lieu miteux où les rivalités entre filles sont peut-être la véritable stimulation à se contorsionner autour d'un poteau. Les corps s'exacerbent quand l'argent et l'alcool coulent à flots. Quand la drogue louvoie en circuit à peine fermé. C'est dans cette atmosphère viciée à tous les degrés qu'Ophélie a rejoint Sandra, déjà la chair abimée par des nuits avilissantes, bafouée par des hommes qui, leur libido rassasiée, retrouvent femme et enfants meublant tristement un bungalow dans quelque banlieue anonyme, leurs rêves inqualifiables suffisant à combler d'avides fantasmes sexuels.

L'histoire qu'a concocté habilement Virginie Francoeur est-elle prétexte à décrire les exacerbations d'un monde de femmes et d'hommes qui n'étreignent que le vide ? Richesse clinquante acquise auprès d'amants qui trament des affaires louches dans des pays asiatiques, de préférence. Le folklore oriental possède encore ses attraits, bien qu'il se restreigne à quelques poignées d'hommes détachés de toute substance humaine. Si Sandra représente un aspect d'une société misérable, — sa mère n'est-elle pas barmaid de brasserie ? —, son amie Djamila, jeune femme exubérante, « genre jaillissant d'une oasis de rêve », s'apparente à une famille musulmane bourgeoise de ville Mont-Royal. Bien que rigoureusement fidèle aux traditions religieuses, elle collectionne des partenaires juifs et arabes, richissimes et âgés, s'étourdit entre des loisirs somptueux et des amants à peine visibles. Djamila, donc, révèle un aspect crapuleux d'une coterie asociale, ne s'appuyant que sur le factice de situations dites professionnelles, ces hommes ne laissant transparaitre aucun indice suspect face à leurs maitresses, achetant leur chair à coups de gains véreux, camouflés dans des boules de Noël, sulfureuses. Sandra et Djamila s'avèrent aux antipodes l'une de l'autre, se jurent une fidélité à tout crin. Ce sera Ophélie qui, à plusieurs reprises, subjuguée par les folies dépensières de Djamila, déplorant la déchéance physique de Sandra, se rendra compte que quelque chose ne tourne pas rond dans leur trio livré à une répétitive débauche nocturne. Malaise qu'elle confiera à Sandra qui la rassurera, l'invitant à profiter impunément du moment présent. Ophélie n'est pas dupe, il y a dans le regard de son amie « une ombre de détresse, un vaste nuage noir insaisissable ».

Tout au long de ce périple sans issue, Ophélie se remémore amèrement la jeunesse insouciante, intellectuelle, qui a été la sienne jusqu'au départ de sa mère. Elle avait onze ans. Nous comprendrons pour quelles raisons affectives elle a éprouvé un sentiment sororal, indéfectible, pour Sandra : elle a été séduite par ses longs cheveux blonds, son air boudeur à la Bardot. « Quatorze ans et l'air de vingt. » Il lui faudra traverser une sorte d'enfer, risquant d'y laisser la vie, pour essayer de s'en échapper, et y parvenir. Un sort plus tragique happera Sandra dans ses crocs mortels. Djamila fuira aux confins de pays orientaux pour se soustraire à la colère vengeresse d'un vieil amant juif, la belle ayant abusé de sa générosité démesurée. Si on ébauche à peine cette fiction — en est-elle une ? —, c'est qu'on y a décelé une fable profonde qui méritait mieux que de s'arrêter aux apparences. Et les apparences ne manquent pas, ces trois femmes se réduisant à croquer des petites pilules — mini jelly beans — pour traquer l'euphorie de l'existence. « Du paradis-comprimés à volonté. » Ce n'est pas le roman d'une génération, comme cela a été mentionné, c'est le récit d'une écrivaine qui désirait nous démontrer d'une plume avertie, sans fioritures improvisées, que la luxure et la pauvreté sont parfois liées ensemble, soumettent des femmes aux pires misères, à de sordides tentations. Ophélie elle-même en subira les conséquences en tombant amoureuse du nouveau portier du bar. En étant la victime de douanières trop entreprenantes. Victime aussi d'une overdose qui propulse le lecteur dans un univers perçu au bout de lorgnettes accessoires. La réalité n'exhibe-t-elle pas parfois un envers sordide ? On a l'impression saisissante qu'Ophélie joue le rôle d'une journaliste qui mènerait une enquête sur les péripéties d'hommes et de femmes cherchant autre chose — mais quoi ? —, n'accédant qu'au plaisir éphémère, excessif des sens, visant d'inatteignables culminances. La compassion et la tendresse, sentiments qui ne veulent pas être nommés, parcourent chaque page. Le regret, innommé aussi, de ne pas s'être ancrées dans une existence plus consistante. Quelquefois murmuré par la voix d'Ophélie quand elle pleure sur son ourson saccagé. Et bien d'autres non-dits qui rebondissent à travers les agissements compulsifs de trois femmes inséparables. Si peu en rapport avec elles-mêmes, avec les autres, qui encombrent leur route jalonnée de manques et de refoulements.

Premier roman fort réussi d'une jeune écrivaine intelligente, observant ses semblables avec un brin d'amertume ironique. Utilisant un style acerbe et corrosif, des termes crus, pour intensifier des propos langagiers percutants, souvent à hauteur de la désespérance de Sandra, pour fouailler la perversité de Djamila, dénoncer la crédulité lucide d'Ophélie. Roman qui, témoignant de la vie de trois femmes à la recherche d'elles-mêmes, superbement dépeintes par Virginie Francoeur, se lit une première fois avec le sourire aux lèvres, nécessitant de s'y pencher à nouveau, le sourire en moins. Ce qu'on a fait sans hésiter pour savourer la " substantifique moelle " de ce récit atypique. Reconnaissant le talent d'une écrivaine surprenante, elle-même marginale, tant son parcours littéraire, déjà, impressionne.

JELLY BEAN, Virginie Francoeur
Éditions Druide, collection Écarts
Montréal, 2018, 184 pages