mercredi 23 décembre 2009

Ceci n'est pas un conte de Noël *** 1/2


La neige recouvrant les rues et les jardins, pâlissant le ciel, noircissant davantage les branches, on n'attend rien du paysage figé pour plusieurs semaines. On se consacre à une vie calfeutrée, partagée entre la lecture et la musique. Le sommeil. La saison est propice au laisser-aller des regards ou des gestes s'attardant sur la couverture de quelques ouvrages. On a été surprise par l'image convulsive associée à la nouvelle Le secret fardeau de Munch, signée Vincent Thibault. D'où la curiosité de parler de ce petit livre.

Nous entrons dans le texte avec la même surprise que celle éprouvée devant la bouche ouverte, narines dilatées, dents saillantes, de l'homme criant sur la couverture brune. On a voulu savoir pourquoi, tant de souffrance contenue dans si peu d'espace sollicite le lecteur d'une manière aussi efficace. Les mots proposés par le narrateur invitent à le suivre dans une profonde réflexion sur l'art, sur les remous qu'il provoque quand l'œuvre se révèle un mystère, fait naître de douteuses idées chez certains. Manière détournée de nous signifier que chaque mot contient sa part d'ombre à laquelle nous portons peu d'attention. Le vocable " assassin " et le verbe " ressasser " sont signalés au lecteur comme étant particuliers : les "s" qui les composent sont autant de sifflements serpentins dénonçant, sans que nous nous en doutions, le vol du tableau de Munch, Le Cri. Avant l'acte, soit l'agitation, l'auteur, Vincent Thibault, raconte la vie du narrateur, Jehan Le Poivreclair, né sur la côte normande « dix ans jour pour jour avant qu'on y voie le Débarquement. » Orphelin de père et de mère, à la suite de bien des déboires, l'adolescent deviendra le protégé de Maître Le Poivreclair de qui, après sa mort, il héritera du nom, d'un peu d'argent, suffisamment pour partir à Seo de Urgel, en Catalogne, où il poursuivra ses études, bien qu'il ne fréquentât « officiellement aucun établissement. » Durant ces longues années solitaires, le jeune homme découvrira le fruit, « le point culminant de l'humanité [...] son point final. »

Quand Jehan Le Poivreclair narre ses souvenirs, il est vieux, il souffre. La fatigue fait trembler sa main, mais il doit absolument terminer d'écrire son récit. Faire part au monde entier de sa découverte. Il nous rappelle que ses centres d'intérêts s'apparentent au langage, aux « sons, sur les différents niveaux de la conscience. » Il évoquera la pertinence du cri japonais, le kiai, que les samouraïs ont repris jalousement à leur compte. Ainsi, d'un mot à un autre, d'une association d'idée à une autre, il en viendra à ce qui le mine : une « formule maudite » que lui-même imagine sans pouvoir l'exprimer en langage clair, d'où sa confrontation avec le célèbre tableau de Munch. Il nous dira pourquoi l'homme pose ses mains sur les oreilles, la raison de son « expression abominable, intolérable même. » Il remet en cause la pensée d'autrui sur la définition du cri, sur l'impression qu'il laisse dans la conscience chaque fois que nous examinons le tableau. L'isolement d'un son et non la solitude du peintre, ce que prétendent les critiques. La formule serait-elle ce que renferme l'artiste en lui devant la toile vierge ? L'écrivain devant la page blanche ? Pénétrer dans ce qui n'appartient plus à la vie quotidienne. Le mystère de la création, du produit fini, résultat d'une insatiable solitude, d'un éclair de génie...

Avant d'en arriver au vol du tableau de Munch, le narrateur entretiendra le lecteur de l'influence du Cri dans l'œuvre du maître, sur la fascination qu'exerce un seul tableau, un seul livre, dans l'existence de son créateur. Il est persuadé qu'une secte a enlevé Le Cri et La Madone, les deux tableaux n'ont jamais été retrouvés. La question se pose : pourquoi ont-ils été volés, aucune rançon n'ayant été exigée ? L'amour de l'art n'étant pour rien dans cette malhonnête acquisition. Débarrassé de son lourd fardeau, Jehan Le Poivreclair mourra dans la dignité grâce à l'indéfectible fidélité de son serviteur. À la fin du récit, celui-ci prendra brièvement la parole.

Étrange et fascinante histoire qu'il faut consommer à petites doses, puis se laisser porter, si cela est possible, vers un probable ésotérisme, lien invisible qui interroge le lecteur sur ses capacités à aborder l'indicible. Les mots, les images que l'oreille ou l'œil captent, façonnent des artefacts se présentant ponctuellement à l'esprit. Texte savant et marginal, audacieux et fantaisiste, balayant d'un revers de la main les idées préconçues qui nous enchaînent à un quotidien parfois insipide...

À lire, en se réjouissant qu'un jeune auteur ait eu le courage de dévier d'une trajectoire tracée d'avance. On salue aussi le courage de l'éditeur de publier de tels bijoux précieux dans le courant impétueux, parfois essoufflant, de l'édition actuelle.


Le secret fardeau de Munch, Vincent Thibault
Éditions De Courberon, collection Litote
Saint-Patrice-de-Beaurivage, 2009, 60 pages

mercredi 16 décembre 2009

De bure et de velours *** 1/2


Le temps de nous en rassasier, le soleil constant de novembre a fait place à la pluie, à la grisaille, annonçant la neige prochaine. Profitant de l'euphorie de Noël, on écrit ce que nous a inspiré le troublant premier roman de Marc Séguin, La foi du braconnier.

Si d'aucuns prétendent que ce roman est autobiographique, on s'en réjouit. Le périple du narrateur s'avérant initiatique, il ne peut que faire grandir cet homme qui, sous des airs fanfarons et provocateurs, se montre rempli d'amour haineux envers les hommes, les femmes, les bêtes. Qu'importe que le narrateur, comme l'auteur, se prénomme Marc et que la femme, à qui le roman est dédié, se prénomme Emma. Ne dit-il pas d'elle qu'il l'aimait « comme une prière qui se serait réalisée. » Emma sera le miracle de sa vie, elle saura stopper momentanément ses fuites, lui qui se considère « une conséquence de l'Amérique moderne. »

Marc S. Morris, au lendemain d'un suicide raté, narre ce que fut sa vie durant ses dix dernières années. Il est braconnier et dès le premier chapitre, il embarque le lecteur dans une histoire de chasse qui s'est passée en 1991. Il a tué un ours au Manitoba, l'a dépecé, a prélevé la vésicule biliaire pour la vendre quatre mille cinq cents dollars à des Asiatiques. Depuis un an, il est étudiant en cuisine à l'Institut de l'hôtellerie de Montréal, qu'il délaissera pour entrer au Grand Séminaire. Il y fera la connaissance de l'évêque Pietro Vecellio avec qui il entretiendra « une amitié amoureuse. [...] Un homme peut aimer un autre homme. » Le narrateur étant inapte aux sentiments modérés, il affectionnera ses semblables avec une intensité démesurée. Toujours, il déteste, toujours, il adore. Comme lui-même, son double est entier et ne tolère aucune médiocrité. L'un est vêtu de bure, l'autre de velours. Se remettant sans cesse en question, il traverse les États-Unis en pick-up, revenant à son point de départ, le Québec. Sa foi immense en la vie le déstabilise d'une telle manière qu'il ne sait, ni ne peut, se satisfaire de joies simples, quotidiennes. Parfois, il amorce des situations qu'il pense être des ancrages, comme la naissance de sa fille, l'ouverture d'un restaurant, mais, tel un marin happé par l'océan, il parie sur l'espoir : trouver plus exaltant que ce que les autoroutes lui offrent d'oubli temporaire. Il exècre l'idée du bonheur mais, tout à son combat intérieur, il ne se rend pas compte que sa quête s'appuie sur des doutes, non sur des certitudes. Ne dit-il pas qu'il veut conquérir, dominer, sans jamais y parvenir. Sa foi est une soif intarissable, la source où il s'abreuve en est la beauté d'Emma, elle qu'il compare à la Marie-Madeleine de la Pietà du Titien. « ...Je cherche toujours. Je trouve peu, car je cherche trop. » Les années s'écouleront en tuant des animaux, en abominant les hommes, en adorant Emma et leur fille. Leurre orgueilleux qu'il ne veut dénier.

Rien de répréhensible dans la conduite tourmentée de Marc S. Morris. Il a comme point d'appui un « gigantesque » FUCK YOU qu'il a « tranquillement tracé » sur un atlas de l'Amérique quand il était adolescent, amoureux d'une certaine Denise, « une fille très bien » de dix-huit ans. Chaque lettre lui servira de balise pour franchir les frontières de l'Amérique du Nord, continent qui l'a douloureusement déçu. L'époque où il lira tous les livres, concluant plus tard qu'à « part quelques-uns, les livres sont des mirages. » Désespoir emprunté au poète Stéphane Mallarmé... Il lui faudra beaucoup de temps, non pour s'assurer un semblant de paix, il en est incapable, mais pour se mesurer au désir d'Emma qui veut un deuxième enfant. Continuité de son univers personnel mais aussi celui de l'humanité. « Enfin, je me sens utile. J'existe parce que mon devoir de race est accompli. Et c'est l'idée la plus érotisante qui soit. » Pourtant, il repart vers le Grand Nord, envisageant de tuer des caribous. Quand il reviendra auprès d'Emma, il n'aura plus que la lettre U à consommer. Ce qu'il fera un autre automne, « étendu sur les feuilles mortes ». Il attend le gibier en rêvant à Emma, en écoutant sa voix intérieure, en cherchant sa respiration. L'idée de l'attente de la mort lui traverse l'esprit, calme sa conscience.

Puissant roman enrobé d'amour plus que de haine. Il suffit de comprendre que chaque homme ressemble à un arbre qui, lentement, enveloppe ses branches de feuilles dissemblables quand la saison change. L'être torturé qu'est Marc S. Morris  ne peut posséder un tronc lisse, dépourvu d'aspérités. Les pages qu'il écrit témoignent d'une Amérique dénuée de son rêve. N'est-il pas un fils des premiers habitants de ce continent ? Sa mère, Amérindienne, son père, Blanc, ne représentent-ils pas le fardeau empoisonné d'une civilisation devant se contenter d'un piètre modernisme ?  Demeure l'impression que les sentiments extrêmes s'épuisent d'eux-mêmes et non d'un parcours insensé sur des autoroutes.

Roman coup de poing, dérangeant, certes un brin machiste, combien intelligent. Le talent de Marc Séguin ne fait aucun doute quand certains de ses chapitres se terminent, tel un haïku. Quand on lit la lettre de l'évêque Pietro Vecellio qu'il adresse au narrateur avant de mourir. Quand ce dernier glisse entre des pages haletantes, avec une tendresse sensuelle, des recettes de gibier. Nul humain n'étant parfait, ce qu'Emma a très tôt réalisé, on ne peut que défendre ce profond roman contre des croyances vacillantes, des âmes timorées contraintes à des sentiments édulcorés !

On rappelle que cet ouvrage est parmi les cinq finalistes du Prix des collégiens 2010.


La foi du braconnier, Marc Séguin
Leméac Éditeur, Montréal, 2009, 152 pages

jeudi 3 décembre 2009

Blanca entre toutes les louves *** 1/2


L'automne continue sa randonnée ensoleillée, il nous invite à lire nouvelles et romans à l'abri des intempéries. On ne se plaindra pas de sa tiédeur exceptionnelle qui, doucement, coule sur les visages, sur les mains. Près de nous, la chatte se toilette dans un rayon de soleil. Les écureuils, les oiseaux, l'indiffèrent, elle nous accompagne dans les turbulences insolites du dernier roman de Pierre Gariépy, Blanca en sainte. 

Après Lomer Odyssée qui nous avait enthousiasmée, on refait connaissance avec la jeune amante de Lomer, Blanca, dite la Démone, qu'on avait découverte à la fin du roman. La Gueuse et Lomer sont morts, la Démone n'en peut plus de chagrin, elle s'est fait imprimer le nom de Lomer au fer rouge sur le front. Sur le point de mourir, elle se remémore la terrifiante aventure qu'elle a vécue avec, à ses trousses, son « ancienne bande d'avant Lomer. » Plus tard, se joindront Ti-Rat qui a tué pour elle un gardien du port, puis Théo, un chiot « beau comme un chiot. Quoi dire d'autre ? ». Peu à peu, Blanca découvre qu'elle est enceinte ; aidée de la sorcière Candide, elle accouchera du fils de Lomer, Pierre. Dans une sinistre banlieue, elle ira chercher Rosaire, le frère de Lomer.

Ce pourrait être une simple histoire d'amour et de jalousie, d'amitié et de complicité, comme la vit une jeune fille de dix-huit ans. Ça ne l'est pas, Pierre Gariépy nous acheminant dans un monde décadent où sévissent la promiscuité, la haine, la maladie. Les massacres. Après avoir tué le gardien du port, Ti-Rat entraîne Démone vers un « hangar immense » où circulent des personnes avec « une drôle d'allure. » Des milliers de rats sont incinérés dans un « four [...] grand comme un cargo. » Ti-Rat et Démone concluent à la fin du monde. Dans la ville, la révolte menace, la méfiance meurtrière s'infiltre quand la peste — le Grand Mal —, drainée par les rats, cause là aussi des milliers de morts. Les « loups » de Démone « se sont mis à tomber comme des mouches, [mes] voyous, [ma] bande, si fière pourtant, s'est mise à vomir, à maigrir. À noircir. » Quelques mois plus tard, prévoyant une guerre civile, elle conduira le reste de sa bande, Pierre, Rosaire, Ti-Rat et Théo sur une vieille épave, « la marie-salope », ils y rêveront du large où le danger n'existe pas. Pourtant, Démone décrète : « On ne s'enfuit pas du destin qu'on a. » À la suite de loufoques et fatales aventures que traversent en filigrane Lomer et La Gueuse, la peste décimera toute la bande puis frappera la Démone qui, dans son délire, aperçoit « le H et son néon vert » d'un hôpital. Mais plus le mirage s'impose, plus le H s'éloigne et va « grésiller ailleurs [...] » La Démone mourra, restera pour veiller son corps Rosaire tenant Pierre dans ses bras.

Il est impossible de dépeindre page par page l'histoire hallucinante de cette jeune louve aux prises avec un univers symbolique où règnent la terreur, l'injustice faite aux femmes, où se damnent les hommes. Blanca, comme Jésus, sera reniée par les siens et au moment ultime d'être abandonnée, son fils Pierre la reconnaîtra. Alors, les autres l'appelleront Mère. Comment peut-on passer sous silence son courage quand elle décide de noyer Ti-Rat devenu déficient mental après s'être pendu au mât par amour pour elle ? Se joint à lui le chien Théo qui le suivra vers les sirènes. La peste ayant été transmise par les rats, la rumeur s'est mise à courir, « maligne » : « ...ce n'était pas la faute des rats mais des petites, humaines s'entend, dont on avait, malgré le bon sens et la tradition, cessé de coudre les lèvres et de trancher la jouissance [...] Le message est lancé par un écrivain révolté des bassesses calomnieuses que subissent les femmes de certains pays. Pierre Gariépy situe la mégalopole et le port qu'arpente la Démone dans un funeste Moyen Âge, proche de « l'Âge de pierre ». Les inondations à la fin du récit ne font-elles pas songer au grand Déluge préhistorique ? S'insèrent des scènes cauchemardesques qu'adoucit la tendresse exacerbée de Blanca : incomprise et chagrinée par l'inertie de ceux qui la suivent, elle se sacrifie en quelque sorte pour que chacun trouve un sens à sa vie, dans ce cas précis, à sa mort... L'amnésie jouissive n'est-elle pas représentée par les hommes et les femmes qui habitent la maison banlieusarde de Rosaire ? Un homme harcèle joyeusement Blanca, « et tous ces gens, souffraient du MALzheimer. Ici était leur refuge. Ils oubliaient ensemble. » La banlieue ne crée-t-elle pas dans son cocon douteux, l'effet anesthésiant d'un bonheur illusoire ? Pierre Gariépy dénonce avec une rage caustique ce que l'homme a semé d'horreur dans son jardin terrestre, insinuant à coups de métaphores bibliques que, depuis la nuit des temps, rien n'a changé, à peine une lente Évolution remontant à contre-courant le chemin boueux des poissons...

Peu importe où se déroule le parcours christique de Blanca, le malheur qui la cerne se propage sur l'ensemble de notre planète. Catastrophes naturelles, guerres impitoyables obligeant les populations à une transhumance désespérée. Ce Moyen-Âge décrit par l'auteur, est tout juste équilibré par la technologie qui, elle aussi, fait acte d'un MALzheimer moderne... Si le roman, telle la marie-salope, bascule d'un côté ou de l'autre, malmené par sa force créatrice, il ne coule jamais, porté par un style semblable aux jongleries de Blanca avec son âge — tantôt jeune, tantôt centenaire —, à son existence funambulesque. L'écriture débridée, rimbaldienne, aborde sans faillir des préoccupations humaines, risquant de faire de nous les victimes de maladies endémiques se pointant à l'horizon. « Et si l'Enfer, c'était l'Envers de soi-même, c'était soi détricoté [...] » S'il en est encore temps, tricotons à l'Endroit !

On a aimé que le dernier chapitre s'amalgame aux « mots bulles » du premier. La pensée hoquetée de Blanca trouve enfin un ciel universel entre « l'arabe et ses arabesques belles, [...] à l'hébreu marié [...] » quand elle supplie ses « deux petits », Rosaire et Pierre, de l'oublier... On rend grâce à Pierre Gariépy de nous sortir de notre banlieue mentale ! Souhaitons que Pierre, fils de Blanca et de Lomer, rédempte un futur aux relents apocalyptiques.


Blanca en sainte, Pierre Gariépy
Les éditions XYZ, collection « Romanichels »
Montréal, 2009, 138 pages

mercredi 25 novembre 2009

Des lieux trébuchants ***1/2


L'automne s'étirant entre soleil et pluie, on apprécie de travailler et de lire dans le confort de la maison. Par la fenêtre, on aperçoit les écureuils chahutant dans les feuilles mortes. Près de soi, les livres s'accumulent, on ne sait trop ce qu'ils renferment de mystère ou de rêve. Pour satisfaire notre curiosité et savourer la teneur d'un ouvrage, on s'est penchée sur le dernier recueil de nouvelles de Diane-Monique Daviau, Là, (petites détresses géographiques).

À quoi tient d'être présent dans un lieu particulier, seul ou avec une personne aimée ? On se dit que « là » s'avère un point cardinal potentiel, qui déterminera la suite d'une vie. Divers sentiments contradictoires, telles la tendresse et la révolte, occupent la majorité des nouvelles du recueil. On ne pourra toutes les noter, mais citons les textes, courts pour la plupart, qui nous ont fait réfléchir sur l'entièreté des émotions, rarement mitigées, des uns pour les autres. Dans Voir, une mère a perdu trois enfants. Un nombre incalculable de fois par nuit, elle se lève pour « voir » si son dernier-né respire toujours. Un petit miroir qu'elle tient devant sa bouche, s'embue du souffle de son fils. Adulte, il ne comprendra pas « pourquoi l'idée de fermer les yeux au creux d'un grand lit le remplit immédiatement d'angoisse [...]  » Des voitures automobiles nous mettent en face de deux jeunes garçons mal aimés, livrés à eux-mêmes. Ils s'inventent un avenir où des voitures rutilantes auront une « vraie généalogie, une vraie famille, une vraie vie bien entourée [...] » Se dessinent aussi « oncle Volvo, tante Maybach, cousine Mazda, grand-mère Lincoln, mamie Mercedes... » L'insuffisance d'amour parental est compensé par le besoin de montrer qu'ils existent. Perdre le crayon, le cri de révolte d'une adolescente envers son père qui agit sous l'influence de sa mère. Plainte très brève mais combien saisissante. Le pire, l'existence gâchée d'un homme à cause d'un désir d'enfant non comblé, celui de « passer sa vie dans le monde de la peinture », un art qui le captive. Bien sûr, ses parents obtus ont refusé : un artiste, ce n'est pas sérieux... À quatorze ans, il a fait ses bagages, n'ayant derrière et devant lui que le vide. Il le recréera au trente-neuvième étage d'un édifice haut de gamme. Les années se succéderont à mesurer sa vacuité accablante malgré les femmes qu'il invite chez lui. Il est « riche à craquer » grâce à une idée ingénieuse de son cru pour détecter les faux tableaux. Une détresse incommensurable remplit cette nouvelle, l'une de nos préférées.

Perdu petit moleskine marine raconte l'histoire d'un homme affublé d'une tache de naissance. Il soigne des enfants atteints de cette anomalie mais ne prend pas le temps de soigner la sienne. Il refuse le compromis car, dit-il, « c'est elle qui m'a construit, c'est de là que je viens. » Son identité charnelle l'enfermant dans une sorte de déni, le contraindra à se dévouer à ceux et celles qui lui ressemblent... Le cherche-étoiles dépeint un autre homme jamais remis de l'indifférence de sa mère. Réclamant un baiser de sa part, elle le repousse et lui dit : « Laisse faire les cajoleries. C'est rien que du sentiment, ça. Tu cherches encore des étoiles, mon garçon. » Assoiffé d'amour maternel, il quête les étoiles malgré leur froideur à l'image de sa mère.

Nouvelles dérangeantes s'il en faut. Une fois au moins dans notre vie, nous avons dû affronter pareils manques, que ce soit quelque désamour ou inaccomplissement d'ordre professionnel. Combien d'entre nous ont dû batailler ferme pour traverser, sans trop se blesser, ce « là » trébuchant, lieu de frustration, de violence, de solitude. Les personnages de Diane-Monique Daviau se font ubiquistes pour sonder les failles menant là plutôt qu'ailleurs. Nous ne dirons jamais assez l'importance des lieux qui nous habitent, où nous nous sommes arrêtés avant de bifurquer vers une voie opposée à celle dont nous avions rêvé. Destin ou fatalité ? Sommes-nous censés répondre à des questions insolubles ?

Style concis, mots essentiels, toujours intrinsèques du drame intérieur minant hommes, femmes et enfants, victimes bien souvent involontaires d'événements affligeants, décisifs. Diane-Monique Daviau, dont on connaît l'ensemble de l'œuvre, nous offre l'un de ses livres les mieux accomplis. On y voit le parcours d'une écrivaine qui, depuis une quarantaine d'années, chemine généreusement dans le milieu littéraire, et dont le talent ne cesse de nous émouvoir, de nous ravir.


Là (petites détresses géographiques), Diane-Monique Daviau
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2009, 160 pages

mercredi 11 novembre 2009

Le livre des origines ****


Un deuil ayant assombri nos journées automnales, on a longuement hésité sur le choix d'un nouveau livre. Finalement, on a opté pour le récit de Roland Bourneuf, L'ammonite, persuadée d'y trouver un grand réconfort. On ne s'était pas trompée.

La madeleine de tante Léonie a fait ressurgir le passé de Marcel Proust. Ici, des figurines animent les personnages familiaux du narrateur, Arnaud Bermane. Il a été réviseur chez un éditeur de livres scientifiques et se juge très sévèrement : « petit employé dépourvu de talents notables. » Il ajoute qu'il était sans ambitions, « la soixantaine en laisse-t-elle encore ? » Dans son appartement, jouant avec les statuettes qu'il a achetées chez un brocanteur, il se remémore son enfance, son adolescence provinciale, voire campagnarde, écoulées entre des parents aimants mais austères, un frère aîné rebelle. Peu à peu, Bermane sera entraîné dans un tourbillon habité d'individus, morts pour la plupart. L'action se déroule d'abord en France, les origines remontant au delà des guerres de 1870, de 1914, enfin, celle de 1939. À la manière de Proust, le narrateur s'abandonne à une réalité mélancolique puis douloureuse et à l'engourdissement réparateur du rêve. Avant qu'il parvienne à décrire les horreurs humaines, de preux chevaliers, de nobles dames, issus du Moyen-Âge, d'époques incertaines et floues, le reportent aux silhouettes de la mère, du père, du frère aîné. Le jeune Arnaud est fortement impressionné par un cousin, Pierre-François, explorateur, qui lui offrira une ammonite, « spirale enroulée dans une gangue de pierre. » L'ammonite fait figure de talisman, mais aussi de symbole quand, plus tard, Arnaud Bermane délaissera le peu qu'il possède, se fera voyageur sans retour. On a l'impression qu'il plonge dans l'une des alvéoles de l'ammonite pour désigner le monde qui l'entoure : que va-t-il chercher ? Des paysages encombrés de visages d'hommes et de femmes d'antan. Il sait que nous n'oublions jamais rien ni personne. Nous attendons que tout se défasse, se recompose. Alors que le train l'emporte vers le nord, il dira : « J'avais fait des années auparavant un voyage presque semblable. Je recoupe donc mes traces anciennes. » Au long du récit, l'ammonite se profilera, tel un point de repère dans les randonnées du narrateur, lui qui n'en a aucun. Les histoires pathétiques de Guillaume, Marou, Laure, créent des balises sur lesquelles Arnaud Bermane parfois s'appuie, se repose.

Femmes aussi de hasard. L'une d'elles, Olivia, lui donnera un enfant. Il la trahira, elle le quittera. Ses périples mentionnés dans divers carnets, il les écrit pour sa fille qu'il ne connaît pas et qu'au fond de lui, il recherche. Comme ses ancêtres dissimulant de lourds secrets, à son tour il en invente, ménageant les personnes qui lui tiennent à cœur. Plus Arnaud vieillira, plus les origines deviendront prépondérantes. Roland Bourneuf les situe au commencement du monde — et même avant, organiques —, hommes et femmes inconnus à la base de notre identité. Peu importe la naissance, dans la dentelle ou dans la fange, le narrateur doit se « remémorer, remonter plus haut vers des sources encore trop vagues, un passé bien plus vaste que [mon] histoire personnelle. » Plus il presse le pas vers sa mort, drainant ses « peurs archaïques », plus son questionnement s'amplifie ; en rêve il rencontrera des gens qu'il confond avec ceux d'autrefois alors que son intuition lui révèle que « ces êtres n'appartiennent pas au passé mais au futur : ceux qui viendront après moi, mes descendants. » Maintenant, il peut mourir, il a atteint la dernière alvéole de l'ammonite, le dernier rivage où sa fille, Catherine, lira ses carnets. Prenant à son tour la parole, elle résumera sa vie avec sa mère, Olivia. Les manques du père vers qui elle marchait, immobile, tenant par la main son fils, chaînon imparable de l'homme qu'elle aime, « trop jeune pour avoir connu la guerre, mais il porte en lui l'héritage du peuple dont il est issu [...] ». Jusqu'à la fin de l'histoire d'Arnaud Bermane et le début dans celle de Catherine, des noms se propagent au même titre que les ammonites, les figurines, les cartes postales, les carnets d'une mystérieuse Anna ; toutes les époques se nomment d'un personnage effleuré ou pénétré.

Des pages admirables à citer à haute voix. Décanter leur profondeur poétique, déceler leur saveur érudite, en faire l'une de nos raisons de vivre et de rêver. Autant dire notre livre de chevet. La révolte, la tendresse émaillent les témoignages de Roland Bourneuf lorsqu'il évoque, avec un respect farouche, l'exil des paysans, leur labeur forcené pour ensemencer la terre, en récolter si peu. L'auteur dénonce avec ferveur le sort des enfants abandonnés, la servitude des femmes, l'imbécillité humiliante des guerres et les malheurs éhontés qu'elles provoquent. Sur de telles impostures friables, se sont dressées les fondations du passé avant d'émerger du sol, d'en fomenter le présent. Autre semence, autre récolte. Dans un ultime carnet, Catherine découvrira des « petites fictions » présumant qu'Arnaud Bermane écrivait une « histoire bien plus vaste que la sienne. » Elle les intercalera dans les feuillets du récit, garantissant au lecteur une continuité d'univers qui, pareils à nos origines, prennent racine à d'autres êtres, ailleurs, en d'autres temps.

Nous retirer sur une île déserte parfois nous alléchant, nous emporterions l'œuvre de Marcel Proust et celle de Roland Bourneuf ! À lire absolument pour se poser d'éternelles questions. Les réponses se dérobant dans des silences éloquents, imprègnent à travers le récit l'histoire poignante de l'humanité...


L'ammonite, Roland Bourneuf
Éditions L'instant même, Québec, 2009, 234 pages

lundi 2 novembre 2009

Être ou ne pas être une femme ordinaire ? ***1/2


Décalage dans le temps et l'espace, nous sommes en Australie. Sur ce continent, qui parfois rappelle le Québec, juin, juillet et août nous invitent à aborder l'hiver alors que janvier distribue sans pitié sa chaleur humide. Considérations météorologiques un peu absurdes mais indispensables pour entrer dans le premier roman de Toni Jordan, Addition.

« Peu après l'accident », Grace Lisa Vanderburg, 35 ans, compte. Tout. Ses pas, les marches de l'escalier, les lettres composant son nom, les coups de brosse dans ses cheveux. Ses soutiens-gorge, ses culottes. Depuis l'âge de 8 ans, elle n'a cessé de compter et, apparemment, s'en porte fort bien. À la suite d'un incident survenu 25 mois plus tôt, à l'école où elle enseigne, Grace ne travaille plus, mais elle se débrouille « grâce à un congé maladie ». Elle passe son temps à exécuter de menus travaux : faire les courses, préparer ses repas, mettre de l'ordre dans sa garde-robe. Grace vit seule dans un petit appartement à Glen Iris, elle a une sœur mariée, Jill, 33 ans, mère de 3 enfants ; une mère âgée de 70 ans, son père est décédé. Sur sa table de chevet trône la photo de Nikola Tesla, prise en 1885 alors qu'il a 29 ans ; elle le fixe « du regard depuis vingt ans », il a été « le plus grand génie que le monde ait connu [...] Il était lui aussi amoureux des chiffres. » En parallèle à son histoire, Grace nous apprend celle de cet homme auquel elle s'identifie au point d'en faire un compagnon imaginaire. Des affinités particulières, obsédantes, ne les lient-ils pas ?

Pourtant, sa vie si bien organisée sera chamboulée par la rencontre avec un étranger, Seamus Joseph O'Reilly, au supermarché. Une banane égarée dans le panier du jeune homme sera la cause d'une première conversation savoureuse entre Grace et Seamus, guichetier dans un cinéma. Très vite, ils deviendront amants. À la manière de Jules et Jim, ils se perdront de vue pendant quelques semaines, se retrouveront de plus en plus épris l'un de l'autre. Le temps s'écoulant avec les manies de Grace, Seamus lui demandera de suivre une thérapie de groupe. Elle acceptera pour lui plaire, au risque de tomber dans la normalité des êtres et des choses. Étourdie par les propos délirants de cinq malades, les Backteryphobes, partageant avec elle cette expérience thérapeutique ; abrutie de cachets qui la soumettent à un dédoublement de personnalité — elle prétend avoir deux cerveaux —, Grace ne fait plus que dormir, grossir, rêver d'une vie coutumière avec un mari, des enfants. Des heures devant la télé. Comme Jill, comme sa mère. Honteux, les nombres ont disparu... Seule, Larry, sa nièce préférée, refuse la transformation de sa tante qu'elle juge « branleuse ». Un malaise chez la mère endormira enfin les deux cerveaux, permettra à Grace de prendre conscience de l'inutilité de la thérapie conseillée par Seamus. Comme il habite chez elle, elle le mettra à la porte. S'objectera contre l'entêtement de sa sœur à vouloir placer leur mère dans une maison de retraite. Les effets secondaires des cachets se sont estompés, son « corps est de retour », ses « fantasmes sexuels et [...] talents masturbatoires reviennent avec une nouvelle vigueur [...]  ». Autant dire qu'elle redevient celle qu'elle a été : différente de sa mère, de Jill, les deux femmes devront composer avec ses originalités et ses lubies.

Mais l'accident responsable de l'envahissement des nombres dans sa tête ? Elle en a glissé un mot à Seamus, parlant d'un chiot qu'elle aurait poussé accidentellement dans l'escalier... Or, il n'y a jamais eu de chien chez ses parents, sa mère n'aimait que les chats. Jill, sans le vouloir, dévoilera à Seamus le pot aux roses. Grace s'active à dénicher un travail de son ressort à domicile, à se débarrasser des objets encombrant sa vie de femme ordinaire, se démène auprès des services sociaux pour que, remise de son accident, sa mère reçoive à la maison des services adéquats. Les aventures fabuleuses de Nikola Tesla nous enchantent à nouveau. Les nombres ne quittent plus la jeune femme, qui les inscrit partout dans son appartement... Aux autres de s'habituer à ses nécessités. Le 27 août, elle fêtera son 36e anniversaire chez Jill, celle-ci a organisé un souper familial. Échange d'affection et de cadeaux. Seule ombre au tableau, l'absence de Seamus pourtant pas loin ; il lui offrira un objet cher au cœur de Grace. L'histoire d'amour interrompue reprendra de plus belle, enrobée de subtils engagements suscités par les cogitations de Larry, la nièce préférée...

De prime abord, le roman contient tous les ingrédients pour faire sourire le lecteur. Des dialogues théâtraux, un style direct et lapidaire. Mais entre les phrases primesautières se faufilent des réflexions parfois caustiques sur la société, sur la difficulté des gens à s'adapter à la singularité d'autrui. Tout le monde dit que Grace est une « handicapée » alors qu'elle est la femme la plus excitante qui soit. Pleine de vie et de sensualité, de générosité et d'abandon aux autres. Si un creux, telle une petite faim, ralentit le rythme durant la thérapie, ce n'est pas grave, Grace en a assez d'écouter les recommandations rationnelles de sa thérapeute, les élucubrations des Backteryphobes, de subir la dualité infernale de ses deux cerveaux. La désertion de Nikola Tesla et des nombres amoindrissent l'intérêt de ces pages mais Grace, l'air de ne pas y toucher, nous prend à nouveau par la main et nous repartons avec elle plus enthousiaste que jamais. Sa démarche dans son monde inapproprié aux communs des mortels nous persuade que des univers parallèles sont rafraîchissants à fréquenter, à condition de les accepter avec leurs propres distorsions...


Addition, Toni Jordan
Traduit de l'anglais (Australie) par Jean Guiloineau
Éditions Alto, Québec, 2009, 376 pages

lundi 19 octobre 2009

De près de loin, Baie-Sainte-Catherine ***1/2


Premier recueil de nouvelles publié aux Éditions de la Grenouille bleue, qui ont vu le jour au début de 2009. On se réjouit qu'un lieu inédit se consacre aux livres. Qu'un éditeur ait le courage d'affronter des temps difficiles pour publier des œuvres elles aussi inédites ! Pour saluer l'entrée de cette maison dans le milieu établi de l'édition, on a choisi de parler des histoires de Dany Tremblay, Tous les chemins mènent à l'ombre.

Divisées en six parties, vingt-quatre nouvelles grinçantes et cruelles nous sont proposées par l'auteure : du commencement du jour à la nuit terrestre, alors que les deux dernières nous emportent ailleurs. « Autres espaces-temps » où deux enfants tentent de défendre un monde familier en train de leur échapper, l'un submergé par la mer, l'autre envahi par les touristes... Interprétation personnelle, les deux histoires ouvrant diverses avenues où l'eau joue un rôle primordial. Plus proches de nous des femmes se racontent, livrant au lecteur un moment fatidique de leur existence. Souvent tributaires d'un faux pas qui les a précipitées dans une zone ombrée, comme enterrées vivantes dans une fosse qu'elles creusent de leurs mains malhabiles. Femmes terriblement lucides, offertes aux circonstances outrageantes ; ce sont des victimes en proie à des démons inaptes à soutenir la lumière. Quelques hommes interviennent, dont le destin varie peu de celui de leurs consœurs. L'un d'eux sera réduit à un personnage de papier, dévoré par l'amour qu'il éprouve pour une femme. Autrui se trouvera prisonnier du chantage exercé par son amoureuse enfermée dans une chambre d'hôpital. De graves malentendus opposent les uns et les autres. Des hommes violent, assassinent. Des femmes se vengent de la brutalité de leur compagnon ; elles voient rouge, couleur du sang dans des draps. Certaines que gouvernent de sombres idées se résignent à  l'étroitesse que fomente la vie, percluses dans un univers où seuls d'infimes regards s'échangent, se confondent, parfois se comprennent mal.

Parmi les histoires qui nous ont le plus touchée, nommons Bessi Beque, Accessoire, La fille d'Annie, Fêlure. Elles ont en commun une idée de meurtre que les protagonistes essaieront de repousser en continuant d'exister, et de vivre, comme si de rien n'était. De ce point de vue, Fêlure donne le frisson. La nouvelle Au bord de la fenêtre ravive les souvenirs d'une fillette traumatisée par « les visites de l'homme dans sa chambre » ; nulle porte de sortie sauf celle d'un placard se bouclant de l'intérieur. Une nouvelle barbare, Par deux fois, nous met en face d'un enfant qui, malgré lui, a massacré un écureuil et des chatons. L'homme qu'il est devenu se remémore les faits répugnants au chevet de son père mourant. Un récit sous-titré Variations sur le même thème nous rappelle quelque roman de Paul Auster. Habilement construit, il met en scène Marie fuyant le meurtre de son conjoint. Récit truffé d'interrogations comme chaque fois que la liberté nous échappe. Algernon — hommage à Daniel Keyes ? — et Passerelles se font les complices de Marie, ces deux histoires  la rejoignent par le truchement de la révolte  et de l'impuissance à changer quoi que ce soit. On a aimé le court récit Dans le singulier, texte touchant narré par une vieille dame dépourvue de ses illusions mais qui, provoquant le suicide de son mari et le sien, laisse une grande place au rêve. L'exergue choisi par l'auteure nous a agréablement étonnée : quelqu'un de nos jours se souvient-il de Gilbert Cesbron ? L'effet Coralie est l'une des rares nouvelles où une jeune fille se pose de véritables questions sur elle-même et sur ce que devraient être ses parents. Conflit de générations qu'elle envenime en se montrant à eux sous un faux jour, d'où une petite vengeance digne de son âge.

Le désespoir, la mort enveloppent les vingt-quatre situations se déroulant dans un cadre urbain ou marin. Il n'empêche que les personnages, portés par de petites renaissances, nous ressemblent. Ils auraient préféré que les événements soient différents mais leur vie propre en a décidé autrement. Aucune indulgence ne leur sera accordée, hommes et femmes devant assumer leur choix, se dépêtrer de leur dilemme, alternative camouflée dans l'obscurité de leur mémoire. Le ton est défini par le biais d'un langage parlé, enrichi de phrases incisives, de mots précis, jamais inutiles, d'où un très bel équilibre dans l'organisation des textes. Émerger des malheurs de chacun et de chacune, c'est rencontrer un pan de lumière que Dany Tremblay parsème de sorte que l'ombre néfaste soit à son tour aveuglée par des yeux qui se dessillent, forçant à regarder au-delà de  l'horizon bouché par des édifices ou celui délimitant le ciel et la mer.

À lire pour découvrir une auteure qui n'en étant pas à ses premières armes, s'impose avec originalité parmi les nouvellistes les plus imaginatives.


Tous les chemins mènent à l'ombre, Dany Tremblay
Éditions de la Grenouille bleue, Montréal, 2009, 140 pages

lundi 5 octobre 2009

Un photographe sous influence ***


Nouvelle saison, nouveaux livres. Aimant la diversité, on est enchantée d'aller d'un genre à un autre. Après Peaux de chagrins de Diane Vincent, La Louée de Françoise Bouffière, romans fort différents, on a fixé notre choix sur le troisième roman de Pierre Fortin, Le Rôdeur de la Paramount.

En novembre 2006, rue Notre-Dame, dans l'est de la ville, nous rencontrons Squeeg ; il a vingt ans et couvre de graffitis originaux le dôme d'un ancien réservoir à mélasse. Depuis plusieurs nuits, il est intrigué par le va-et-vient  d'un homme dans les locaux de Paramount Décor et Antiquités, situés à l'est du pont Jacques Cartier. L'édifice autrefois abritait la Brinks. Squeeg fera part des randonnées de l'inconnu aux « quêteux » Romuald et Gendron, qui refuseront de divulguer ce qu'ils savent sur le rôdeur depuis une dizaine d'années .

En parallèle, nous faisons la connaissance du jeune couple Marc et Marie. Lui est manutentionnaire dans une galerie, elle, artiste-peintre. Chez un antiquaire, ils découvrent quarante cadres en métal poli, vides de leurs images. Dans le fatras de la boutique, sous un amas d'objets hétéroclites se dissimulent les photos non signées. Étonnés par leur contenu abstrait et talentueux, ils mettront tout en œuvre pour en rechercher l'auteur. Inévitablement, leur curiosité les conduira à l'édifice de Paramount Décor et Antiquités.

Au cours de divers chapitres, un autre personnage raconte sa pathétique histoire. Dix ans plus tôt, un photographe a été follement épris d'une artiste-peintre qui s'est suicidée. Depuis, armé de son appareil numérique, il se persuade, au long de ses promenades, que sa compagne lui réapparaît sous les traits fugitifs de " belles passantes ", ou d'objets dont elle s'inspirait. Femmes et objets seront pour lui la source d'une série de photos, lesquelles, obsédantes, finiront par le lasser à tel point qu'il les abandonnera aux mains d'un dénommé monsieur Surin. Ce dernier, fasciné par son talent,  deviendra son mécène.

Nous aurons compris que Squeeg, Marc et Marie tenteront de démystifier le photographe. Squeeg, pour l'avoir aperçu rôdant  dans la nuit, Marc et Marie à cause des photos. Tous les trois, aidés d'amis pittoresques de Squeeg, pénétreront dans les labyrinthes des sous-sols du Vieux-Port où il y a peu de temps encore grouillait là un monde interlope. Il n'était pas bon d'outrepasser certaines règles ; comme le dit monsieur Surin à Marc et Marie, « ...il y a parmi eux des malfrats assez sérieux. Ils ont des contacts dans le monde de la mafia et dans la police. » À retenir le proverbe chinois : Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire. Le mettront en pratique les enquêteurs en herbe après avoir découvert l'identité du photographe et l'endroit où il réside. 

Surprenant roman où en apparence, il ne se passe pas grand-chose. Les descriptions géographiques foisonnent de détails, les protagonistes se démènent tant et si bien qu'ils entraînent avec eux le lecteur avide d'en savoir davantage. À travers l'enquête sur le photographe, nous est dépeint un quartier de Montréal autrefois peu recommandable ; en filigrane, l'auteur nous rassure sur l'avenir de Squeeg, confirme les sentiments friables entre Marc et Marie, couple mal assorti. L'écriture dense, le ton constamment porté par une réflexion sur l'art donne au roman une aura magique avec, à l'appui, des frissons garantis !

Pourtant, on aurait aimé une fin plus consistante. Après des pages soutenues par la précaire survie d'êtres marginaux, par leurs allées et venues dans des souterrains lugubres, dans des salles remplies d'objets insolites, d'autres interdites, cadenassées de lourdes portes, les intentions louables de monsieur Surin envers les artistes, qu'il protège et qu'il cache, nous ont déçue... Même si on reconnaît la vulnérabilité des artistes et des écrivains, il est peu vraisemblable qu'au nom de l'Art, des êtres se laissent manipuler autant. La question est posée par Pierre Fortin : Est-ce qu'on peut tout se permettre en son nom ? La réponse appartient à chacun de nous quand, meurtri par un événement tragique, nous laissons un bon Samaritain décider de notre vie et veiller sur l'œuvre en cours. Mais jusqu'à quand ?


Le Rôdeur de la Paramount, Pierre Fortin
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2009, 295 pages

lundi 21 septembre 2009

Douce France... ****


Avec un empressement curieux, on a repéré les premiers romans ou recueils de nouvelles dans la foulée livresque automnale. Après des hésitations, la sobriété élégante d'une couverture a influencé notre choix, soit l'histoire d'une jeune paysanne, La Louée, signée Françoise Bouffière.

Nous sommes à la fin du XIXe siècle, dans le Morvan, en France. Siècle ouvert au modernisme, fermé à la condition féminine. Marie Brault aurait pu naître en Auvergne, en Bretagne, son sort n'aurait pas été plus enviable. Ses parents vivent tant bien que mal des maigres produits de la ferme, au lieu-dit des Fossés. Ses frères et sœurs ont quitté, un à un, le pays. Marie a le défaut d'être jolie, coquette, intelligente. Vertueuse, elle est vouée à la Vierge Marie  qui, croit-elle, lui a tendu la main, un dimanche de l'Assomption. Victime d'une vision attribuable peut-être à la chaleur, elle s'est évanouie, « attirant sur elle l'attention de tout un chacun. » Personne n'aime la jeune fille, les villageois la jugent trop fière, dédaigneuse, ils la surnomment la reine Brault. Marie n'a que faire des sobriquets désobligeants, elle poursuit sa route qu'elle souhaite prolifique. Comme la plupart des adolescentes, elle rêve au prince charmant. Sa mère l'encourage à aller se louer, elle doit « descendre de [son] nuage. » Marie ne demande qu'à quitter la ferme. «Partir et ne plus revenir ! »

À la fête de la Louée, Marie sera remarquée par le Lyonnais Henri Jacquemont, patron de l'entreprise familiale, riches négociants en soieries. Sa femme s'occupe des bonnes œuvres et de « l'éducation chrétienne des enfants. » Madame a des idées préconçues sur les campagnardes lyonnaises :  « elles sont sales, voleuses, chipies alors que les Morvandelles sont sottes mais travaillantes ! » Dans cette maison bien pensante, les illusions de Marie vont peu à peu s'abîmer au contact du  despotisme de ses maîtres. Elle est là, à la fois « femme de ménage et servante. » Elle doit se faire silencieuse, invisible. Subjuguée toutefois par le luxe autour d'elle, elle se bâtit des chimères même si Marthe, la vieille cuisinière qui l'a prise en estime, lui remet durement les pieds sur terre. Louis, le fils aîné âgé de vingt ans, admire la beauté de la domestique, soupçonne son intelligence étouffée par son inculture, l'amadoue en lui lisant des extraits d'un roman de Tourgueniev, Premier amour. Ces intermèdes inespérés troublent le cœur de Marie, elle tombe amoureuse du jeune homme. À l'automne, sur l'ordre du père, il ira étudier le négoce à Londres... Marie est désespérée, comme si son départ présageait le pire.

Le pire sera représenté par Henri Jacquemont. Sur le conseil de sa femme, il enverra Marie une fois par semaine mettre de l'ordre dans le Centre de distribution des grandes marques de textiles qu'il dirige d'une main de maître. Tel le fils, le père constatera la beauté sensuelle émanant du corps de la jeune femme. Elle a beau se défendre, elle est prise au piège du « désir de monsieur ». Viols à répétition qui la feront lentement mourir. Le pire, cette fois, c'est l'enfant qui pousse dans son ventre. Turbulences dans son existence qu'elle confie à Marthe, laquelle est persuadée à tort de la paternité de Louis. La vieille cuisinière apportera son aide dans la mesure du possible.

Après de tristes et révoltantes péripéties, Marie trouvera une nourrice pour son fils, deviendra elle-même nourrice dans une famille bourgeoise de Paris. Elle est convaincue de n'être plus rien sinon « une paire de seins, c'est tout ce que je suis. » Elle n'est pas vraiment malheureuse, mais s'ennuie de son enfant, ne sachant trop ce qu'il est devenu. Réconfortée par une nourrice avec qui elle s'est liée dans un jardin public, elle écrira à l'une de ses sœurs, la priant d'avertir leurs parents de la naissance de son bâtard. L'intermède parisien se termine sur son dernier rêve : acheter un commerce, une boulangerie pour fabriquer du pain aux gens du village. Crédule, elle ne se méfie pas de son père. Pour éviter le déshonneur, il a élaboré un plan machiavélique qui échouera tragiquement. Dépouillée de ses illusions,  Marie, toujours généreuse,  reprendra la ferme en main, adoptera Mathias, douze ans, pupille de la Nation. Enfant ombrageux, déplacé de foyer en foyer, il s'attachera viscéralement à sa mère adoptive, de son côté non indifférente aux charmes d'Étienne Brisson, le nouvel instituteur. Reclus dans sa jalousie morbide, Mathias veille...

C'est une histoire éternelle que narre Françoise Bouffière. L'éternité bafouée de jeunes filles qui misent sur un avenir meilleur. On voudrait que ces destins  aveugles n'aient plus cours, mais regardons ailleurs que vers l'Occident, nous y retrouvons la hargne familiale et villageoise, parfois tribale, dirigée vers des adolescentes prêtes à défier les lois ancestrales, à narguer les traditions, à réaliser leurs rêves. Un Mathias vengeur rôde qui se fait leur implacable justicier.

Pages admirables, merveilleusement poétiques, comme ciselées dans la pureté du cœur de Marie. Cristal limpide que l'écriture sobre contrastant avec les malheurs de Marie, cernés par le passage des saisons qui régulent sa courte existence. Tragédie humaine, certes, mais tragédie aussi d'un siècle où les pauvres gens, incarcérés dans une misère noire, devaient se contenter de ce que Dieu leur prêtait d'honneur. Siècle dénoncé par Victor Hugo et ses Misérables, par Émile Zola et ses Rougon-Macquart. On peut affirmer sans se tromper que Françoise Bouffière s'inscrit dans leur lignée avec un immense talent sensitif.


La Louée, Françoise Bouffière,
Éditions du Septentrion, collection Hamac
Québec, 2009, 230 pages

lundi 7 septembre 2009

La peau illustrée *** 1/2

L'été prend fin, notre périple de lectures estivales aussi. Avant d'entamer la saison littéraire automnale, on privilégie un roman policier qu'il sera plaisant de lire en pointant le nez vers les nuages, en respirant la brise, en contemplant les arbres, poumons de la nature. Le polar en question se titre Peaux de chagrins, son auteure se nomme Diane Vincent.

Sans crier gare, arrive chez la narratrice, Josette Marchand, son grand et vieil ami mexicain, Alejandro Xochitl, qui a besoin de ses soins. Ils se connaissent depuis une trentaine d'années, se rencontrent une fois tous les trois ans. L'un et l'autre, pour des raisons professionnelles, sont passionnés par la peau. Sandro est un maître tatoueur reconnu, un ethnologue respecté. Après avoir bourlingué à travers le monde, principalement au Japon, il a géré pendant douze ans un poste de conservateur au Musée de tatouage d'Amsterdam. Il s'est marié récemment à Gabriel Marshall, « percussionniste de profession ». Depuis quatre ans, tous deux vivent dans une fermette à Dunbrook, région du Haut-Saint-Laurent, où Gabriel élève quelques chèvres et fabrique des djembés. De son côté, Josette a ouvert un cabinet de massothérapie, boulevard Saint-Joseph. Elle s'est affiliée à Vincent Bastianello, lieutenant-détective, enquêteur-chef au département des « crimes bizarres ». Elle l'assiste sur des meurtres laissant d'étranges marques sur la peau : « mutilations, scarifications, écorchures, brûlures, piqûres ». Ce jour-là, quand Sandro s'abandonne aux « mains magiques » de Josette, l'œuvre sur son dos, signée du Grand Maître japonais Kazuo Oguri, a été ravagée ; le va-et-vient d'un outil tranchant a essayé de biffer le dessin original. Lui, Sandro, ne se souvient de rien.

À partir de ce saccage charnel, Josette Marchand et Vincent Bastianello seront mêlés à une histoire pour le moins sordide. Des disparitions d'hommes adultes, des cadavres de jeunes hommes, les dirigeront vers une ferme, proche de celle de Sandro et de Gabriel, où sous le couvert de camps récréatifs pour ados, se déroulent de mystérieux rites initiatiques. Dans le village, des rumeurs sourdent, peu à peu les langues se délient. Sandro et Gabriel, homosexuels, sont perçus comme « deux gars un peu artistes, mais sympathiques. » Toutefois, le doute plane sur Gabriel que ne quitte plus le jeune Frédéric Groleau. De fil en aiguille, comme le dit Josette, l'affaire se complique quand Frédéric, parti avec Gabriel au Drum Fest de Montréal, est sauvagement assassiné dans leur chambre d'hôtel : les tatouages autour de ses poignets, réalisés par Sandro, ont été écorchés. Pendant ce temps, Gabriel reste introuvable. Plus tard, nous apprendrons que Frédéric détenait des documents compromettants qui, mis au jour par Josette et Vincent, conduiront le lecteur sur une piste redoutable.

C'est comme si la complexité de l'histoire ouvrait quatre voies indépendantes : celles de Sandro et Gabriel, celles de Josette et Vincent. Les protagonistes, chacun de son côté, mènent leur propre enquête sans trop savoir où elle aboutira. Finalement, c'est Sam Lebovich, « un drôle de vétérinaire » des chèvres de Gabriel qui, ayant prononcé quelques paroles sibyllines, révélera à Josette l'existence d'une filière inattendue dans cette enquête : les tatouages faits sur des prisonnières à Buchenwald. L'auteure nous convie alors au cœur d'un drame inoubliable où sera retrouvé l'assassin de Frédéric Groleau, un jeune homme converti au nazisme, Jim Morin.

De croisements en recoupements, comme le dit encore Josette Marchand, sans négliger les rebondissements, l'intrigue ficelée par Diane Vincent est très habile et haletante. Derrière un humour pince-sans-rire et une légèreté de style efficace, l'auteure démontre, sans un brin de morale, combien les adolescents sont vulnérables à tous les idéaux. Il a suffi que Jim Morin se laisse embrigader dans un scénario inextricable, y jouant tous les rôles que des hommes impitoyables attendaient de lui. À travers la voix et les agissements de sa narratrice, Diane Vincent nous fait découvrir un pan horrible du nazisme, l'implacable férocité de ses bourreaux.

Roman policier captivant qu'on ne peut entièrement disséquer tant il est dense. Josette Marchand, la « fouineuse », mêlée aux enquêtes de son coéquipier Vincent Bastianello, ne manque ni d'audace ni de cran. Pour mieux faire connaissance avec le duo fraternel, on recommande la lecture du premier roman de Diane Vincent, Épidermes, publié en 2007 chez le même éditeur.


Peaux de chagrins, Diane Vincent
Les Éditions Triptyque, collection « L'Épaulard »
Montréal, 2009, 240 pages

lundi 31 août 2009

Année de plomb *** 1/2


L'été persistant à ralentir le cours normal de notre vie, on lit tout son soûl. Quelques nouveaux livres attirent notre regard ; selon nos humeurs estivales, on se laisse emporter par des histoires parfois douces et tendres, parfois dramatiques et cruelles comme celle du quatrième roman de Guy Lalancette, La conscience d'Éliah.

Nous sommes le 23 décembre 1964, dans un pensionnat de jeunes adolescents. Nous savons mesurer leur valeur quand, intégrés en petits groupes, ils s'en prennent à l'un d'entre eux. En l'occurrence Éliah Pommovosky, replié sur lui-même, victime d'une tragédie familiale qu'il a occultée à l'âge de six ans et demi. Depuis, tout amour lui est interdit. Et quand il s'attachera démesurément à l'un de ses camarades, aucun acte d'automutilation ne lui sera assez douloureux pour empêcher que se reforme l'image de sa mère clouée dans un fauteuil, du sang dégoulinant jusqu'à ses pieds ; son père regarde la télé, secoué d'un rire démoniaque. Le garçon responsable de telles commotions, entraînant d'irrépressibles blessures dans la chair d'Éliah, se nomme Gabriel Blanc. Il est beau et son sourire « lui prenait tout le visage ». Au fur et à mesure que son charme opère, un désir d'amour-haine se dessine dans la conscience épuisée d'Éliah ; sans cesse, il souhaite que Gabriel n'ait jamais existé, de la même manière qu'il a dénié le meurtre de sa mère, poignardée par son père. La souffrance occasionnée par l'amour de Gabriel sera l'exutoire nécessaire à dénouer l'horreur de son enfance au prix de la vie de son ami. De la sienne, neuf ans plus tard.

Nous sommes le 23 décembre 1973, Éliah agonise sur un lit d'hôpital. Sa conscience « squatteuse » — utilisait-on un tel terme dans les années soixante-dix ? — interpelle le lecteur en de courts et dissolus paragraphes. Le mystère d'Éliah, contenu dans un cahier bleu, titré Année Gabriel, est élucidé par Valérie Lambres, infirmière, confinée au chevet du jeune homme. Elle a été son amie d'enfance, son amante, par la suite son épouse délaissée le soir de ses noces. De leur liaison tumultueuse naîtra un enfant, Julian. Enseignant le français à la maternelle, Éliah sera de plus en plus oppressé par un passé qui s'étoffera de preuves accusatrices contre le soi-disant suicide de Gabriel Blanc. L'enquête menée à l'époque a été jugulée par les pères soucieux de protéger la réputation de leur établissement.

Si le meurtre de sa mère a amputé l'enfance d'Éliah, celui survenu au pensionnat le poursuivra sans répit. Que s'est-il passé la veille de Noël 1964 qui jettera Éliah du haut de la tour d'un réservoir ? Il n'a fallu que trois mois, de septembre à la fin de décembre, pour que l'existence d'élèves, témoins de pareille atrocité, soit bouleversée à jamais. Même le frère Léo, maître de salle, retournera à l'état civil. L'ère des pensionnats religieux loués par André Gide, Henry de Montherlant, Roger Peyrefitte, ne sera suffisamment dépeinte. Ces auteurs ont connu les émois de la sensualité, les affres de la sexualité en éveil. Il semblerait qu'une nostalgie amère ait griffé leur cœur, perverti leur esprit, puisque, mettant leur talent d'écrivain au service de leur plume naguère qualifiée de sulfureuse, ils ont éprouvé le besoin d'absoudre leur détresse adolescente. Ainsi, Guy Lalancette, se saisissant à son tour d'un thème universel, le situe partout et nulle part. Faisant d'un drame intolérable une raison majeure de l'aborder en toute plénitude, de le raconter à distance des manques peureux, des vides que cerne le poids des mensonges. De la fragilité de l'âge vert...

C'est un récit poignant décalé dans le temps que les jeunes des années deux mille ne comprendraient pas : filles et garçons partagent leurs troubles juvéniles loin de tout enfermement empoisonné de miasmes d'encens, de parfums capiteux. L'écriture, qui elle-même porte les stigmates réparateurs, mais indélébiles, d'un vocabulaire fertile, épuré, donne un ton et un style passionnés parfaitement accordés au profil du monstre assoupi dans la tête d'Éliah, qu'il essaie de neutraliser en se tailladant la peau à coups d'objets divers. Quel dommage qu'un père, semblable au curé de campagne de Georges Bernanos, ne lui ait pas chuchoté : « Tout est grâce ». Roman provoquant en nous de sourdes rumeurs, sur nos lèvres certains sourires empreints d'une indicible indulgence.

À lire pour saisir l'aspect sociologique d'un temps heureusement révolu, pour démasquer des mentalités contraintes, mais aussi pour savourer le talent de l'auteur confirmé dans son troisième roman, Un amour empoulaillé, réédité en format de poche chez TYPO, paru en 2004 chez VLB.


La conscience d'Éliah, Guy Lalancette
VLB éditeur, Montréal, 2009, 202 pages

lundi 10 août 2009

Être bien ou mal dans sa peau *** 1/2


Profitant des beaux jours de l'été, on laisse les romans de côté pour s'intéresser à quelques revues littéraires. Le dernier envoi de la revue MŒBIUS, traitant du thème de la peau, nous a réjouie. Étienne Lalonde a piloté ce numéro 121 avec une austère sensibilité. Quant aux auteurs invités, ils ont fait preuve de singularité et de hardiesse.

Telle une outre en peau de chèvre, le corps renferme ses humeurs solides et liquides. Le choix proposé aux nouvellistes et poètes s'étageait sur plusieurs niveaux. Intérieur, extérieur de la chair, quelle passerelle escalader ? D'où peut-être l'impulsion textuelle ressentie au cours de notre lecture. Poésie et prose se complètent, s'amalgament en des peaux de plaisir ou de colère, rarement de chagrin. Les auteurs ont utilisé à souhait la peau et ses appendices pour faire part au lecteur d'impressions théoriques, d'empreintes imagées. Peaux de guerre, que présente Élise Turcotte, dans un récit poétique divisé en trois parties où se déploient des « canons de brume » où s'assèchent « les lacs furieux. » Concises, efficaces, les phrases sont là, essentielles. Tel un boulet de canon, elles frappent droit au cœur. Dans la même veine, la nouvelle de Carole David, Les stigmates de Rita, témoigne de la peau « hypothéquée » de son héroïne, livrée à toutes les aiguilles, à toutes les écritures. Douloureuses et poignantes. Le cancer sera le dernier scapel incisant la peau de la jeune femme. Au bord de la mer, la narratrice se souvient de la peau si peu lisse de son amie, déjà torturée par un homme qui n'avait su l'aimer.

De fil d'Ariane en aiguillage ordonné, on continue à tourner les pages, à chercher dans un titre l'anthèse d'un poème. On l'a trouvée dans le monologue que Céline Bonnier consacre à sa mère vieillissante. Se reconnaissant en elle, apeurée, elle se réfugie vers l'amant silencieux ; le sublime instant de la vie l'emporte momentanément sur la mort. L'ampleur du poème est si dense qu'il propose au lecteur une interprétation distincte à ses joies, à ses malheurs. On a aimé la brève nouvelle, Chambres, signée Ananda Devi, « chambre louée pour une heure », tout est dit de ces lieux de passage où la peau a juste le temps de suinter sur des « draps tirés mais incertitude de propreté. » De Martin Grange, on retient la phrase suivante : « Je ne crois pas en Dieu mais à la prière. » En peu de mots, la qualité de son poème épique est mentionnée.

On ne peut, hélas, énumérer toutes les plumes triturant la peau à l'endroit, à l'envers. Roger Des Roches y va de son immense talent, Nicole Brossard, Marie Darrieussecq. Yvan Bienvenue harmonise tendrement, Alain Fisette érotise gaiement. On a été charmée par les nostalgies du sculpteur vieillissant évoqué par Henri Cachau, Réseau (Q). Que dire de l'écriture où chaque mot semble contenir des morceaux de peau, tel un trophée, de femmes aimées, mal oubliées... À lire aussi l'extrait du prochain roman de Diane Vincent, Peaux de chagrins : l'auteure stimule nos papilles dermiques, aiguise notre envie de connaître la suite des aventures de Josette Marchand et de Vincent Bastianello.

L'ensemble de ce numéro est délicieusement invitant, comme on le dit d'un après-midi reposant au Jardin botanique, d'une soirée estivale à contempler les étoiles. En compagnie, évidemment, de quelques auteurs participants qui ont répondu à l'appel de la peau métamorphosée ici en de surprenantes histoires de papier.


Revue MŒBIUS, numéro 121, « La Peau »
Piloté par Étienne Lalonde
Triptyque, Montréal, 2009, 133 pages

lundi 3 août 2009

Rencontre avec une drôle de dame *** 1/2


On continue notre périple littéraire estival en feuilletant des livres qui titillent notre curiosité. On les met de côté, on les reprend, on les rejette ou bien on s'arrête à une quatrième de couverture qui nous interpelle. Profitant d'une journée pluvieuse, on paresse davantage, on tourne lentement les pages ; une histoire se dessine, des personnages s'incarnent. Finalement, on s'est laissé captiver par Stacey MacAintra, l'attachante dame du troisième roman de Margaret Laurence, Ta maison est en feu.

Pour éviter que le temps au cours duquel se déroule le roman propage un air démodé, reportons-nous sans tarder aux années soixante, époque où la condition féminine laissait à désirer. Parmi tant de femmes frustrées, on a repéré Stacey Cameron qui habite près de Vancouver. Elle est mariée à Mac MacAintra, fils de pasteur, représentant en encyclopédies puis en vitamines. Il a suffi qu'un matin, elle fredonne une « comptine stupide » à sa fille de deux ans pour mesurer l'insipidité aliénante de son existence. Depuis quinze ans, épouse dévouée, mère de quatre enfants, elle fustige Dieu de ne pas avoir fait d'elle une femme différente. Fille de la prairie, Stacey se souvient combien elle aimait danser, combien ses rêves amplifiés par le désir de quitter sa petite ville, l'avaient encouragée à fuir une mère castratrice, une sœur célibataire, Rachel. Hélas, son escapade vers la liberté s'était interrompue dans les bras de Mac. Il avait abandonné ses études pour subvenir aux nécessités de sa famille grandissante. Stacey se rend compte que sa maison, illusion du bonheur qu'elle recherchait, ne correspond en rien aux espoirs qui la berçaient quand, jeune fille avide, elle imaginait une existence indépendante et accomplie. Comment se dépêtrer de l'angoisse qui l'étreint lorsqu'un mari rentre tard, refuse de parler tellement il est exténué ? Et qu'il s'attend à être servi ? Comment s'octroyer une heure à soi quand les enfants se chamaillent à longueur de journée et que la petite dernière ne va pas encore à l'école ?

Pourtant, le parcours de Stacey diffère peu de celui de beaucoup de femmes mariées et mères de famille. Pendant que le mari travaille, chacune s'organise une vie en apparence exemplaire. Stacey, brûlant de faire l'amour avec des hommes autres que le sien, se trouvera un amant, lequel aura la prudence de rompre avant que le feu, incendiant le cœur de sa maîtresse, ne crée un douloureux malentendu, alors que tous deux se sont menti sur leur âge. De prévisibles événements interviennent au fil de la vie familiale : Katie, l'aînée des filles, entre dans l'adolescence ; les deux garçons deviennent de plus en plus turbulents, Jennifer commence à parler. Et le mari, doutant de sa profession, se rapproche timidement de sa femme. Scènes de jalousie, quand il apprend qu'elle s'est attardée un soir chez Buckle Fennick, camionneur, « prince de la route ». Mondanités burlesques chez le patron de Mac qui s'avère un imposteur... Autant de tableaux vivants provoquant des sourires tant l'humour fait rage dans la tête de Stacey ; refusant de trop se questionner sur son rôle d'épouse révoltée, de mère envahissante, elle ingurgite des gin tonics et morigène Dieu en de savoureux dialogues désopilants.

L'histoire de Stacey MacAintra bat son plein, pendant que Rachel Cameron, institutrice à Manawaka, subit les manipulations maternelles. Margaret Laurence a fait de Rachel le personnage central de son deuxième roman, Une divine plaisanterie. C'est de ce passé dont se sert Stacey — et qu'elle exalte — pour survivre, jusqu'au jour où elle reçoit une lettre de sa sœur l'avertissant du déménagement de leur mère et elle à Vancouver. On devine que le clan familial se resserre autour de Stacey mais qu'au moindre geste intempestif, à la moindre parole aboyée, il risque d'exploser. Stacey ne se résigne pas, elle s'adapte aux circonstances gouvernant sa vie et dont elle dépend.

Troisième volet du cycle de Manawaka, Ta maison est en feu, roman paru il y a quarante ans, surprend par sa magistrale modernité ; le style et le ton, telle une œuvre rare, ne font pas douter de la signature de l'auteure. Les conversations intérieures de Stacey MacAintra avec Dieu, qu'elle ramène à un personnage ordinaire, rappellent les incessants bougonnements de Hagar Shipley, première figure féminine créée par Margaret Laurence dans L'Ange de pierre.

Clins d'œil rapides aux deux titres précédents, résumant l'admiration fascinante que nous a procurée la lecture du troisième titre.


Ta maison est en feu
, Margaret Laurence
Traduction Florence Lévy-Paolini
Éditions Alto/Éditions Nota bene, Québec, 2009, 440 pages

lundi 20 juillet 2009

Tanguy, un jeune homme moderne ***


Partagés entre l'or du soleil, le bleu du ciel et le vert des arbres, profitons du temps estival pour nous plonger dans quelques livres rafraîchissants. Ils sont écrits pour être lus et appréciés, dans la nature. Ainsi en est-il du dernier roman de Claude Daigneault, Le culte des déesses.

Il ne se prénomme pas Tanguy mais François-Marie ; il a vingt-huit ans et demeure chez sa mère, Liliane, « qui ne vivait que pour sa chronique " d'humœurs " dans un quotidien de la métropole. » Son père est mort d'un infarctus, des années plus tôt. Les femmes qu'il vénère appartiennent au cinéma des années quarante et cinquante. Louise Brooks, Greta Garbo, Gloria Swanson, et bien d'autres déesses de l'époque. Il a pour maîtresse Eugénie, agente immobilière, femme d'âge mûr, attirée par des gigolos qui se plient à ses nombreux caprices sexuels. Oisif, François-Marie dissimule sa crainte de l'avenir derrière une soi-disant recherche. Il « étudie le rôle de la femme idéale dans le cinéma de l'entre-deux guerres [...] », recherche qui avortera comme ses amours invraisemblables. Mais à qui revient la faute d'un tel désœuvrement fluctuant ? Sa mère n'avoue-t-elle pas qu'elle a « hésité cinq minutes de trop à monter à bord de l'autobus de New York pour aller se faire avorter » ? Elle voudrait qu'il déménage du condo que tous deux partagent, mais François-Marie, étrangement dévoué à Liliane, qu'il aime d'une tendresse ambiguë, manigance toujours un événement intéressé pour retarder la vente de l'appartement. Elle finira par louer une pièce à une amie de F.-M. (Flanc Mou), initiales méprisantes qu'utilise Liliane pour désigner son fils quand trop souvent il l'excède.

En parallèle avec l'histoire pathétique de François-Marie, se profile celle de Maureen Donovan. D'origine irlandaise, proche de la quarantaine, elle réside encore chez ses parents à Berthierville, tente l'impossible pour les quitter — surtout sa mère qui ne cesse de l'agresser verbalement ; constamment, ils lui font un chantage affectif pour la garder avec eux. Pour ajouter à ses difficultés, Maureen est affligée d'une tare héréditaire : son cou et l'une de ses joues sont marqués d'une large tache de vin qui a fait fuir les garçons de sa génération. Sa seule occupation valorisante est de publier des albums illustrés consacrés aux tout-petits. « Elle compensait son manque de grâce par une verve pétillante et par une qualité qui lui valait l'admiration bien dissimulée de F.-M. : elle avait publié. » C'est dans un salon du livre qu'elle a rencontré François-Marie affublé de sa « patrouille de louveteaux sur la mescaline [...] » Plus tard, Maureen, qui a échappé à l'emprise de ses parents, se réfugiera chez une tante à Montréal en attendant d'avoir un chez-soi. François-Marie verra en elle une sorte de miroir inversé et la présentera à sa mère comme une possible locataire. Après bien des péripéties désagréables, parfois loufoques, François-Marie et Maureen trouveront, chacun de son côté, une liberté fortuite.

Roman actuel qui reflète le malaise des parents et des adolescents d'aujourd'hui. Combien de liens parentaux sont en partie usés par de jeunes adultes ne désirant pas s'éloigner du cocon familial. Peur de la solitude, manque de moyens financiers, l'aspect rébarbatif d'une société déstabilisée n'offre aucun confort sentimental, pas mieux qu'un brin de sécurité, ce que cherche désespérément François-Marie auprès de sa mère et de femmes plus âgées. Enfant mal aimé, adolescent abandonné à lui-même, le jeune homme refuse de grandir et de s'intégrer dans un monde adulte qui, croit-il, ne saurait le comprendre. Ses rêves sont à la hauteur de son désenchantement, visages de cendres, culte de déesses qui elles-mêmes ne pourraient le combler. On pense au film « Boulevard du crépuscule », avec la magistrale comédienne Gloria Swanson. À la fin de leur histoire, s'établira entre la mère et le fils un dialogue de sourds, cependant nécessaire au malentendu qui les a longuement heurtés. Si tout se ligue contre François-Marie, son comportement de voyeur lucide l'incite à mentir et à manipuler les êtres qui traversent sa vie pour mieux les séduire. Agissant de cette manière altérée, essaie-t-il de s'aimer un peu ? Semblable à Maureen, une tache avinée lui colle à l'âme, sauf qu'il est plus facile, quoi que nous en pensons, de cacher les laideurs visibles...

Livre agréable à savourer dans un lieu vacancier. L'humour grinçant et une réelle tendresse sauvegardent la relation mère-fils où l'amour en plus et en moins ne parvient pas à définir un juste équilibre. Le sentiment le plus complexe se tramant entre un homme et une femme devient ici une question de survie et de mort dont Liliane, trop tard, en paiera le prix.


Le culte des déesses, Claude Daigneault
Éditions de la Noraye, Lanoraie, 2009, 288 pages

lundi 15 juin 2009

Bêtes de nuit et oiseaux blessés ***


L'été étant à nos portes, on a décidé de faire une place bien méritée à quelques livres estivaux. Au-delà de quatre cents pages, ils racontent des histoires d'aventures et d'amour. Des histoires qui font peur ou rêver, écrites pour dépayser et divertir. On a commencé notre randonnée avec le roman policier d'Andrée A. Michaud, Lazy Bird.

Bob Richard, quarante ans, albinos célibataire, animateur de nuit à la station de radio locale WZCZ, à Solitary Mountain, Vermont. Depuis le suicide de ses parents, vingt ans plus tôt, il habite n'importe où, vit n'importe comment, sans attaches et sans racines. Il privilégie la nuit au jour, les animaux aux hommes, évitant ainsi les sarcasmes de ses semblables. Pourtant, la solitude qu'il souhaite trouver dans la petite ville ne durera pas. Une auditrice obsessionnelle lui téléphone presque chaque nuit, le menaçant de tuer son chien, l'obligeant à jouer sur les ondes des pièces musicales signifiantes. L'animateur apprendra par sa collègue Polly Jackson qu'à la suite de pareils avertissements, son prédécesseur, Cliff Ryan, a mystérieusement disparu. Bob Richard tentera alors de dépister son harceleuse, qu'il surnomme Misty, en référence à Errol Garner ; elle l'emportera dans des péripéties qui se dénoueront tragiquement. Sous le signe du film réalisé par Clint Eastwood, Play Misty for Me, se dessineront des indices accusateurs, occasionnant des rencontres avec des gens pas mieux lotis que lui. Étranger en ce lieu replié sur lui-même, considéré comme un handicapé, il deviendra le premier suspect. Les désastres ne se sont-ils pas accumulés depuis son arrivée ?

Si les nuits blanches se déroulent sur des airs de jazz, s'alimentent d'images de films, si chaque chapitre débute par une citation de Jim Morrison, Bob Richard se présente comme un hypersensible enchaîné à un douloureux passé ineffaçable. Intervient une ado paumée, pour qui il éprouve une tendresse ambiguë. Il l'appelle Lazy Bird, inspiré d'une pièce de John Coltrane. Au Dinah's Diner « seul restaurant de la place ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre [...] », il rencontre un dénommé Charlie Parker avec qui il se liera d'amitié. Celui-ci porte des « bottes de cow-boy et ses cheveux gris [sont] tressés derrière la tête. » Retiré dans une cabane près d'une rivière, à l'abri de l'agitation citadine, il n'est préoccupé que par l'essentiel. Fait plus inusité encore, Bob Richard attirera un vieux chevreuil albinos, disparu de la forêt depuis longtemps. L'animal se laissera vaguement apprivoisé, se pointant à la veille de chaque nouvelle catastrophe... Un patchwork de personnages percutants et attachants compose ce polar psychologique qu'Andrée A. Michaud dépeint avec le talent qui la caractérise.

Pourtant, entre les bêtes de nuit et de jour, humaines et animales, entre les oiseaux qui volent trop proches du malheur, l'intrigue traîne en longueur. Bob Richard élabore sur la sauvegarde de la nature, sur les particularités excentriques des humains, mettant lentement en place les pièces manquantes du puzzle géré par l'inconnue détraquée, qui s'impose de plus en plus dangereusement. Clins d'œil au cinéma, gros plans sur les sentiments exacerbés d'un homme constamment déchiré par de nombreux états d'âme et de conscience, ralentissant ainsi le rythme fatal d'un premier assassinat qui survient seulement au milieu du roman. À partir de ce meurtre, l'auteure met en branle des événements imparables, attendus du lecteur, soit le meurtre de trois femmes. Comme si une espèce de somnolence nocturne avait figé les protagonistes dans les brumes incertaines d'une expectative maniaque et décisive. Le mouvement infernal s'installe enfin, c'est la descente aux enfers de Bob Richard mais aussi l'affolement d'un être qui finit par se noyer dans le sang des autres et le sien.

Roman parfaitement approprié durant le temps d'un été. Les odeurs de la terre se mêlent à celles des corps revenus à leur primitive expression cadavérique. Seule demeure l'importance de la musique et des images que d'une manière fort habile, l'auteure a intégrées au scénario. Lancinantes, elles submergent l'histoire d'un homme mortellement blessé par la perte brutale de ses parents, marginalisé par sa différence, toutefois compatissant aux misères des autres.

Les qualités littéraires du livre ne font pas défaut. À son habitude, Andrée A. Michaud a su décanter la situation pathétique d'individus face à leur propre tragédie. Le drame traversé par l'albinos Bob Richard, à peine conclu, terni du visage flou d'un homme duquel nous ne savons rien, ne signifie-t-il pas qu'en permanence une ombre innommable nous poursuit, menace de son arme blanche les êtres que nous pensions les plus innocents, les mieux aptes à nous aimer ?


Lazy Bird, Andrée A. Michaud
Québec Amérique, Montréal, 2009, 420 pages

lundi 8 juin 2009

Déclassés et parias ***


Immigration, multiculturalisme, transhumance. Des termes que nous voudrions empruntés à l'air du temps mais qui, hélas, dénotent un profond malaise plutôt qu'une réjouissance. Qui sommes-nous quand, venu d'un continent ou d'un pays différent du nôtre, l'étranger nous soumet à d'inévitables questions identitaires ? Lire le recueil de nouvelles Deux cercles, signé Ryad Assani-Razaki, originaire du Bénin, nous rassure sans pour autant répondre à nos incertitudes. L'auteur constate que nous ne sommes qu'aux balbutiements de la tolérance.

Ce sont des histoires basées sur la différence, laquelle crée une incompréhension parfois méprisante, parfois cruelle, entre gens civilisés. Il suffit qu'un Asiatique, ne parlant pas la langue du pays d'adoption, se présente dans un fast-food, essaie de passer une commande pour que la gentillesse professionnelle de la serveuse bascule dans une agressivité spontanée. À force de gestes expressifs, il se tirera d'une situation insupportable et humiliante. Le sujet délicat de la nouvelle éponyme, nous permet d'accéder à la sagacité d'une jeune femme expliquant à un ancien amoureux, rentré en Afrique après dix ans passés en Occident, pourquoi les traditions si contraignantes l'empêchent de poursuivre une fréquentation que tous les deux ne sauraient mener à bien. Curieusement, la jeune femme a mieux saisi que son partenaire, combien l'influence européenne s'avère superficielle ; les racines, avec ce qu'elles comportent parfois de nuisible, s'ancrent davantage dans notre éducation que dans notre intellect. Une émouvante nouvelle, Nura, met en scène une mère prostituée et sa fille qui subissent le rejet de leur communauté. À l'affût de la moindre incartade, chacun juge la mère et sa fille. Un homme pourrait les sauver mais « la suite ne fait pas partie de l'Histoire. Il ne s'agit que de ses conséquences, et rien ne sert de courir après les conséquences, car elles se multiplient à l'infini [...] » Autant dire que le jugement des ignorants attisera une vengeance terriblement douloureuse aux deux femmes. Une autre nouvelle, La maison, met en évidence l'homosexualité d'un jeune homme ; sa mère garde le silence afin d'enrayer le pire, pourtant, malgré elle, se déchaînera sa propre haine incontrôlable... Termites relate l'affligeant dépaysement de Mina, étrangère au pays de son mari, Akim. Peu à peu, à travers d'intenses émotions, lui seront révélées ses trahisons et la présence d'une inévitable maîtresse, Ingrid. Son image, obsédante, se dessine dans sa tête jusqu'à l'imaginer dans les bras d'Akim. Cette nouvelle amère ajoute à celle intitulée La valise en carton. Anna, Madrilène, a choisi de quitter l'Espagne et sa famille pour suivre Yacouba sur son continent. Ils auront une fille qui ne réglera en rien les problèmes de la mixité du couple que forment ses parents. Des années consacrées à se faire une place sur la terre africaine, sans jamais y parvenir. Tout accuse Anna, ne fait-elle pas partie des « oppresseurs » ? Issima, sœur de Yacouba, partagée entre sa tendresse et son arrogance envers Anna, lui ouvrira les yeux sur le rôle qu'elle tient dans leur famille. Elle l'accuse de « jouer à l'Africain. » Anna se résoudra à reprendre un train, emportant sa vie effritée contenue dans « la valise en carton qu'[elle et Yacouba] avaient achetée ensemble sur un coup de tête dans un des quartiers populaires de Madrid. »

Des souvenirs épineux assaillent les hommes et les femmes jonchant les nouvelles. Les uns et les unes essaient de scruter la cause de leur mal ; la souffrance qu'ils éprouvent, qu'elle soit ressentie par les bourreaux ou les victimes, leur évite trop de lucidité, trop de remise en question. Comment se pencher sur soi quand le sol que foulent nos pieds craquelle faute d'une eau tombée du ciel ? Le miracle n'aura pas lieu dans ces existences minées par une sécheresse moralisatrice, exaltée d'une antique croyance qui clame que nous détenons une vérité irréfutable ; elle nous est personnelle, donc infrangible, tel un mur érigé entre deux races, entre deux religions, " entre " n'étant plus qu'un prétexte à séparer quiconque ne tient à le combler de l'amour de l'autre.

Des nouvelles comme Interstices, Entre deux, Le vol de sa vie, délibérées et touffues, côtoient davantage l'essai philosophique ; leur ampleur stylistique nous semble moins appropriée au genre concis et précis qu'est la nouvelle. Ryad Assani-Razaki ne nous épargne aucune difficulté d'être, ne nous illusionne nullement sur notre condition de déclassés, de parias que nous sommes dès qu'une couleur de peau, une dialectique sonnant faux à l'oreille, des coutumes fondées sur la tradition, nous incitent à nous retrancher dans une bulle sécuritaire et contestable.

La voix de Ryad Assani-Razaki est plus que prometteuse dans le monde rangé de l'édition québécoise. Voix africaine occidentale, nous renseignant sur l'efficacité d'écrire pour dénoncer nos méfiances suspectes, discréditées envers l'étranger. Ce recueil de nouvelles, éloigné des modes divertissantes, nous donne une juste mesure de l'inquiétude du jeune auteur. À lire pour tenter d'élucider nos malhabiles et meilleures intentions envers les expatriés.


Deux cercles, Ryad Assani-Razaki
VLB éditeur, Montréal, 2009, 240 pages

lundi 1 juin 2009

Guatemala, mon amour ***


Si des livres encombrés de non-dits et de sous-entendus demandent réflexion, d'autres, à l'inverse, nous offrent des histoires qu'il suffit de suivre, sans rien chercher entre les lignes. Elles sont parfois un peu bavardes, mais nous reposent de toute prétention intellectuelle. Ainsi, avec un plaisir souriant et grinçant, on a lu le premier roman de Françoise Cliche, titré L'arbre qui glapit.

Marie Veilleux et Roméo Morin, retraités dans la jeune soixantaine, décident de partir quatre semaines au Guatemala, faire du bénévolat. En fait, c'est Marie qui prend l'initiative d'une telle aventure. Ancienne infirmière dévouée à la cause des démunis, elle suggère à son mari d'aller construire une école déjà en chantier dans un village guatémaltèque où la misère sévit sous toutes ses formes. Roméo n'a pas le choix, depuis quarante ans qu'ils sont mariés, il a toujours cédé aux désirs de son épouse et, depuis quarante ans, « l'amour le mène par le bout du nez. » Il ignore pourquoi une femme aussi belle et zélée s'est éprise d'un plombier béotien comme lui. Marie est aventurière et sereine, lui est sédentaire et angoissé. Elle est extravertie, il parle peu, se livre encore moins. Après des préparatifs mouvementés, où Roméo apprendra que cinq autres bénévoles les accompagnent, ils arrivent à destination ; seule la joyeuse humeur de chacun tient lieu de richesse dans le village qui les héberge. Il y a le père Conrad, le vaillant samaritain, Rigoberta, la cuisinière, dotée d'une bienveillance exemplaire ; il y a surtout Luisa, douze ans, et son petit frère, Raùl, sept ans, orphelins recueillis par le père Conrad. Ce sont eux qui, à la fin de l'histoire, joueront un rôle tragique et déterminant dans le couple Marie et Roméo.

Un roman aussi touffu — resserré, il aurait gagné en rigueur — ne se résume pas en quelques lignes ; nous écoutons Roméo qui, évoquant son héros d'enfance, Bob Morane, essaie de s'adapter à ses compagnons, au climat tropical, à la gentillesse désarmante des habitants du village confrontés à de nombreuses maladies. Lui contre son habitude, ne nous épargne aucun détail sur ce qu'il voit, sur ce qu'il ressent des êtres et des choses. Partagé entre le désir de rentrer au Québec, de contempler les volcans, d'écouter inlassablement les oiseaux, d'apprivoiser la musique. Constamment, la fureur, la révolte, la fatigue l'assaillent au point de détester les hommes et les femmes qui, logés à la même enseigne, tentent de faire bonne figure. Aveuglé par d'incessantes récriminations, il ne se rend pas compte que les jours passant, il s'attache aux indigènes, victimes d'opulents propriétaires sans scrupules. Peu à peu, Roméo se fera un ardent défenseur des « gens d'ici ». Il n'aura d'autre recours que de leur installer une plomberie décente, des arrivées d'eau, une douche publique. Profitant de quelque répit moral, en deux chapitres étonnamment disséqués, pourvus d'émotions parfois désespérées, il entraîne le lecteur dans ses quarante années vécues avec Marie. C'est peut-être là la faiblesse du roman, Roméo se noyant trop longuement dans les hémorragies des cinq fausses couches de son épouse.

Cet homme débonnaire, à la « tête pleine de peurs », tellement sensible aux circonstances qui l'accablent, attendri par le dévouement inconditionnel du père Conrad qui a fouillé son âme, ressemble à l'arbre dont le bois sert à fabriquer les « terribles marimbas », instruments dont le son le rend fou. Roméo ne cesse de glapir, de rugir, de fulminer devant les iniquités flagrantes ravageant le Guatemala autrefois florissant. Il veut aussi admirer le « quetzal », oiseau sacré « devenu sauvage dès l'arrivée des premiers conquistadores. » Capturé, l'oiseau se laisse dépérir. Ces prémices émouvantes nous révèlent combien Roméo est mal préparé à subir la tragédie qui clora leur périple. Sa propre nuit au bout du séjour infernal lui fera connaître la mortification, la culpabilité, la rage face aux événements incontrôlables que son épouse Marie et le père Conrad s'efforceront de minimiser, de résoudre, pour le ramener à la raison. Cahin-caha, ils y parviendront ; cependant, assoiffé de justice, Roméo n'oubliera jamais un jeune visage abîmé par une maladie incurable, son sourire figé dans la mort, alimentant son remords. Mais comme le dit si joliment Françoise Cliche, dix doigts s'ajouteront aux huit qui lui restent pour finir ses jours auprès de Marie et de leur fille adoptive...

Roman touchant, peuplé de rebondissements, qu'on ne peut que recommander. L'écriture déliée et dense, les personnages passionnés et perfectibles entourant Roméo, plus faillible que ses compagnons, méritent notre attention de lecteur, l'indulgence que nous éprouvons pour des êtres perdus en pays inconnu. Touristes dans l'âme, il nous est impossible de cerner en quelques semaines les atomes composant un être humain enraciné dans ses mœurs et sa culture. À moins d'être jeune comme Luisa qui, elle, s'est remise entre des mains secourables, prête à organiser, après douze ans de chagrin, de solitude, un avenir auquel elle n'aurait pu songer.

À signaler un fait inusité. L'auteure, Françoise Cliche, a été, en 2003, l'une des dix finalistes de la catégorie "amateurs " de la Dictée des Amériques. On l'en félicite, la qualité poétique et savoureuse de la langue française de son premier roman ne démentant en rien cette récompense.


L'arbre qui glapit, Françoise Cliche
XYZ éditeur, Montréal, 2009, 270 pages