lundi 18 mai 2009

Un bouquet vénéneux *** 1/2


Après avoir recommandé le recueil de nouvelles de Lyne Richard, Il est venu avec des anémones, et lu Poisons en fleurs, nouvelles signées Claudine Dugué, recueil plus disparate, et l'espace-temps plus compressible, que celui de Richard, on constate le décalage d'écriture, de thématique et surtout d'imagination existant entre les hommes et les femmes. Les premiers privilégient la fuite ou l'inhibition tandis que les femmes affrontent leur souffrance, en tirent l'essentiel, se bâtissent un rempart derrière lequel elles se dressent, fortes et vigilantes, comme pour vaincre la peur qui les taraude, la chasser loin de leurs préoccupations quotidiennes.

Doucement, on pénètre dans les vingt-deux nouvelles de Claudine Dugué ; on les lit, on se dit que de telles situations n'habitent que des personnages de papier. L'auteure présente d'abord trois femmes abruties de solitude qui, pour la conjurer, s'inventent, tels les enfants uniques, des amis imaginaires. L'une se crée une sœur jumelle écrivant un roman et pour qui elle se prostitue. L'autre, devenue vieille, se remémore un mariage qu'elle aurait contracté avec un chef cuisinier travaillant dans une famille noble. La troisième, une « vieille excentrique » qui dit être âgée de « cent deux étés » narre au nouveau facteur les déboires qu'elle a subis sur l'île qui l'a vue naître. Entrée en matière affectant le ton grinçant des histoires qui vont suivre. Un funambule que les oiseaux affolent, une jeune femme qui accouche dans sa baignoire ; une oasienne qui, révoltée contre les traditions séculaires de son village « en bordure du désert » a refusé, à douze ans, d'épouser son cousin bien plus âgé. S'étant exilée, elle retournera quelques années plus tard sur les lieux de son enfance ; elle rencontrera son cousin qui se vengera d'une manière ignoble.

Les protagonistes que Claudine Dugué met en scène portent en eux des sentiments excessifs nés d'événements imprédictibles. Comme chez tous les humains, le bien et le mal se disputent durement la place vide à combler, celle du remords, du ressentiment dans la tête et le cœur. Rarement le bonheur s'immisce, adoucissant le sort de l'un ou de l'autre. Toutefois, on songe au berger en transhumance dont le chien, voulant rabattre un mouton, s'est tué en tombant dans un aven. Lassé des risques qu'il prend à suivre ses moutons, le berger les vendra et s'achètera un troupeau de chèvres ; il mettra « sur pied une petite fromagerie. [...] la fille du boulanger [lui] sourira. » Fait subtil dans ces récits originaux, intervient toujours un souvenir ancien, vieux de plusieurs années, déclenchant d'involontaires réminiscences, intensifiant les drames que chacun traverse. L'auteure semble affirmer que rien ne s'oublie, qu'une bête tapie en nous, attend le moment propice pour se réveiller et nous mordre implacablement. Autre subtilité : les objets auxquels Claudine Dugué donne la parole. Une bague de lapis-lazuli, un scarabée noir, une bouteille d'huile d'olive jetée à la mer, un pinceau trempé dans du sang humain, des graines de jusquiame mortelles. Ces objets possèdent leur vie propre, racontent les péripéties qui les ont conduits à s'approprier des sentiments charnels...

On ne mentionnera pas toutes les nouvelles du recueil. Tel un bouquet vénéneux de perles noires, desquelles nous soupçonnons à peine le défaut, elles scintillent, titillent notre curiosité. Comment résister aux fragrances trompeuses exaltant la plupart des fables ? Quelques-unes ont notre préférence : La marcheuse des sables, Le naturaliste du désert, Le scarabée noir, Mômbaka et son couteau, pour ne nommer que celles-ci.

Le style tactile nous emporte vers une écriture sensitive, pailletée d'onomatopées propres aux images. Chemin d'un Poucet à la fois tendre et cruel, comme le sont les routes empruntées par les êtres humains et les objets qui les accompagnent. À lire pour se rendre compte à quel point des existences bellement empoisonnées se transforment en un improbable destin.


Poisons en fleurs, Claudine Dugué,
Éditions Triptyque, Montréal, 2009, 160 pages